Place nette

Quelques références pour lire entre les lignes...

paru dans lundimatin#480, le 17 juin 2025

« Blut schreit nach Blut »
« Le sang appelle le sang »
Kriemhild, Les Nibelungen

Dans « Moby Dick », le capitaine Achab chasse éperdument la baleine. Il la manque, elle le hante. La hantise rend fou. Il arrivera toujours un moment où la proie sera aussi hantée par le prédateur que le prédateur par la proie. Calculs. De repos, jamais ! Je tire les extraits suivants du livre de Pierre Senges, Achab - (Séquelles) [1].

« La paranoïa du prédateur est une artiste de la variation : l’insistance peut-être, mais l’insistance vaut seulement si on prend la peine de se décaler d’un rien, comme si on voulait épuiser le monde en épuisant ses combinaisons, et s’en tirer à bon compte. »

« La paranoïa du prédateur : la certitude d’avoir affaire à une proie lâche et incompétente, sabotant tous les pièges dans lesquels elle tombe, et le reste du temps larvaire, velléitaire, jamais prête au combat . La paranoïa du prédateur regrette le mimétisme de la proie, elle le regrette et le redoute, elle le dénonce chaque fois que c’est possible, elle le voit évidemment partout, là où il est, là où il n’est pas, la même tache brune sur fond brun, elle considère le mimétisme animal comme une infraction lâche aux Conventions de Genève, elle craint le recours à l’Habeas Corpus, elle a peur de ces cadavres de proies plus virulents que les corps en vie, elle se demande quel piège l’attend une fois qu’elle aura triomphé. »

« Entièrement libérée de la peur, elle pourrait ne pas être folle, ni irrationnelle, et du coup, joyeusement, avec fierté, pourrait se défaire de toutes les accusations portées contre la paranoïa en général : la paranoïa du prédateur a tout pour être sereine (sérénité ne veut pas dire fadeur ni irénisme – son calme est un gage supplémentaire de méticulosité, de calculs plus retors, d’hostilité débarrassée de la haine et donc respectable, comme le serait un ouvrage difficile, peu aimable, gardien d’une richesse enclose derrière des caractères noirs. Le prédateur ne fuit pas, il se précipite quand même, sa course passe parfois pour la relecture… de la course de sa proie (quiconque marche derrière un fuyard interprète sa façon de courir, supposant parfois, si la chasse lui en laisse l’occasion, la fuite de la proie comme une forme inverse de la lecture : lecture par anticipation du cheminement du prédateur). »

« La paranoïa du prédateur a l’acuité et la permanence, elle nomme sans cesse, elle invente les noms pour le plaisir de nommer, elle aime les nomenclatures, elle aime inconditionnellement les livres ressemblant à des dictionnaires, elle aime ce qui se dissimule et cherche comme un impossible bonheur le moyen de dévoiler tout en conservant à la chose dévoilée toutes les grâces de sa dissimulation. Chez le prédateur paranoïaque, la crainte ne compte pour rien, elle s’efface pour laisser la place à d’autres peurs plus ordinaires, superflues, comme la peur de s’y prendre mal, ou bien elle disparaît pour de bon, métamorphosée en désir d’aboutir. Alors la paranoïa du prédateur peut conjecturer, aussi longtemps qu’elle veut. »

« La paranoia du prédateur est faite de projets et de plans, elle a le loisir pour elle, les hostilités dépendent de ses mises au point, elle n’envisage pas une hostilité permanente, elle se donne du temps – la paranoïa du prédateur doit trouver par quelle denrée remplacer la menace, elle trouve, parce qu’elle est une grande trouveuse, c’est alors un appétit de justice, archaïsé au point de ressembler aux très antiques soifs de vengeance, une forme d’appétit dont on retrouve la trace dans des livres de zoologie comparée ; la paranoïa du prédateur s’appuie sur des livres de stratégie pour se perpétuer, pour se donner une contenance nouvelle ; elle se laisse volontiers confondre avec l’ambition artiste sous prétexte qu’elle ébauche des motifs et prétend voir l’oeuvre accomplie là où il n’y a encore rien – on dit qu’en s’avançant sur les terrains de ses chasses, elle laisse des traces livrées ensuite à sa propre interpétation, c’est dire si elle aussi a peur de s’ennuyer. »

J’en termine ici par un passage de Macbeth [2] - Acte III, scène 5. Ceci se passe avant la consultation des sorcières.

Macbeth :
« Je me tends pour savoir
Par les moyens les pires, le pire. Devant mon bien
Toutes raisons devront céder ; et dans le sang
J’allai si loin, que si je n’y pataugeais plus,
Reculer serait aussi dur que pousser.
D’étranges choses sont dans ma tête, voulant la main,
Qui doivent être agies avant d’être pensées ».

Lady Macbeth :
« Il vous manque, gardien de toute créature
Le sommeil ».

Macbeth :
« Viens, nous irons dormir.
Mon étrange fabrication, ce fut la crainte
Du débutant, demandant des pratiques dures.
Et nous sommes encore bien jeunes – en action ».

Micheline Tournoud

[1Pierre Senges, Achab – (Séquelles) 2015, éditions Verticales

[2Shakespeare, trad. Pierre-Jean Jouve

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