Pierre et Jean

Mourir dans les EHPAD au temps du Macronat

paru dans lundimatin#238, le 13 avril 2020

Cet article revient sur la mort et la fin de vie de deux personnes, entre l’Ehpad et l’hôpital. En plus du fonctionnement aberrant des Ehpad, l’auteure décrit les allers-retours à l’hôpital, la dégradation de la santé, les impératifs de l’économie et, finalement, l’impossibilité de faire son deuil. Sur ce dernier point, nous vous recommandons également la lecture d’un autre article que nous publions cette semaine intitulé « Je ne vous pardonnerai pas ».

[Photos : Les corps invisibles, Marion Poussier]

Pour tous les enfermés
Pour les enfermés de la Maison Ornano, 10 rue Baudelique, 75018, Paris, en particulier.

Avis google DomusVi *
Mon grand-père est dans cet Ehpad depuis plusieurs mois et les erreurs de médicaments sont courantes, on n’hydrate que trop peu souvent les résidents surtout ceux qui sont atteints de pathologie neuro-dégénérative…

Avis Indeed Entreprise DomusVi
Manque de matériel, les personnes qui n’ont pas d’argent sont traitées comme des bêtes, les personnels ne sont pas formés avec une charge de travail très difficile.
À éviter
Très Mauvaise ambiance
On est livré a nous meme
Aucun soutien
Depuis le changement de direction c’est devenu invivable stressant et psychologiquement tres difficile a vivre et a supporter

Rapport d’activité DomusVi 2014.
« Les quatre dernières années ont permis à DomusVi de dégager une croissance forte et régulière malgré la crise des finances publiques. »

L’Ehpad de la rue Baudélique appartient au groupe DomusVi. DomusVi est présent dans 6 pays, 400 établissements médicalisés, 35000 collaborateurs dans le monde, 95% de taux de satisfaction, parait-il. Le leader des groupes privés d’Ehpad en France. Ils ont même des maisons médicalisées en Chine. Racheté par le fond d’investissement PAI PARTNERS en 2014. Acquisition du groupe GERIATROS en 2015 et du groupe SARQUAVITAE en 2017. 15086 lits en France. 200 établissements en France. Chiffre d’affaire 2012 : 610, 7 millions d’euros. Santé fiscale très bonne. DomusVi visait en 2017 une introduction en bourse « pour dynamiser son développement ».

Hier, j’ai eu de la chance. J’ai pu me rendre aux urgences de l’hôpital Cochin pour aller rendre visite à un de mes ancêtres. J’ai de la chance car, si l’Ehpad l’avait gardé, je n’aurais pas eu la possibilité de lui rendre visite, c’est-à-dire que je n’aurai pas eu l’occasion de lui dire au revoir, même si je ne le savais pas, hier, que je lui disais au revoir ; aujourd’hui, Pierre, au cours d’un transfert au sein même de l’hôpital, est tombé dans le coma et il est mort. Pierre avait 90 ans. L’Ehpad avait appelé dimanche pour prévenir qu’il était malade et qu’ils essayaient de lui trouver une place dans un hôpital. Finalement, ils ont rappelé ma mère le lundi et, à Cochin, ils l’ont accepté, une place, un lit, aux urgences, on a compris que, peut-être, il n’y avait plus de place ailleurs dans l’hôpital, et on était heureux qu’ils le prennent tout de même, même comme ça.

Aujourd’hui, Pierre est mort sans avoir eu le temps, l’occasion, la chance, …. – comment savoir ? – de quitter le département des urgences. Sans doute la situation de crise ? Pierre n’a pas été testé Corona mais il en avait tous les symptômes, a dit le médecin du service à ma mère, et donc c’est officiel, Pierre est mort du Corona, il est dans les statistiques des morts du Corona. En Ehpad ou en hôpital ? Si c’est l’Ehpad, il fait partie des 2417 autres Pierre, Jean, Marguerite, Émile, ce jour, … qui sont morts parce qu’ils étaient parqués dans des lieux d’infection en raison de leur présence à eux tous, comme des sortes de crèches massacreuses au sein desquelles on ne se refile pas des rhumes et des bronchiolites mais un virus tueur. Ce qui signifie, très concrètement, que le corps de Pierre a été mis dans un sac en plastique scellé. C’est ce qu’on fait en temps d’épidémie. Il n’y a pas de levée du corps. C’est le rituel d’inhumation d’urgence. Pour ma mère, c’est très dur. Vendredi, nous serons 4 dans la chambre mortuaire de Cochin devant le cercueil pour une bénédiction qui va durer quelques minutes.

Hier, j’ai foncé sur mon vélo et j’ai traversé Paris pour aller le voir. J’ai été revêtue de combinaison, blouse, charlotte, que la dame chargée de m’accompagner dans la démarche d’asepsie puisait dans des bacs. Pour le masque, elle a dû aller demander dans un bureau et elle m’a dit ensuite que je pouvais le garder pour rentrer chez moi. J’ai croisé brièvement le médecin du service qui avait déjà parlé au téléphone à ma mère et qui a seulement eu le temps de me dire avant que son téléphone ne sonne encore : ça va être compliqué. Je n’ai pas posé de question. Pierre avait 90 ans mais il était en pleine forme. Sa propre mère est morte à l’âge de 108 ans. Ma mère, tous, moi y compris, nous avions toujours pensé que ce serait lui qui l’enterrait. Aucun problème médical. Aucun souffle au cœur. Rien. Il marchait parfaitement. Ma mère l’avait mis en Ehpad car il perdait sinon gentiment la boule. Il distribuait de l’argent même aux gens malintentionnés. Il s’enfermait dehors. Il perdait la mémoire. Il était devenu la proie de canailles qui passaient dont de fameux ramoneurs qui ont ramoné, un jour, la cheminée qu’il n’avait pas dans son appartement, pour 4000 euros. J’ai ouvert la porte. J’ai vu Pierre allongé sur son lit d’hôpital à demi-nu comme on est toujours à l’hôpital, revêtu d’une sorte de chemise jaune avec un drap sur les jambes. Enfin, je l’ai vu… Non, je n’ai pas vu Pierre. J’ai vu le squelette vivant de Pierre. Une maigreur effrayante. S’ils ont prévenu qu’il était malade dimanche et qu’aujourd’hui nous sommes mardi, cela fait 3 jours de maladie déclarée : or, devant moi, je n’avais pas un malade qui a fait un jeûne de trois jours, non, il faut beaucoup beaucoup plus de jours de jeûne pour arriver à ce point de maigreur, je le sais, car il y a 3 ans, j’ai vu Jean, mon père, mourir après 3 mois d’agonie et, hier, Pierre et Jean, sous mes yeux, étaient maigres pareillement. Tout de suite j’ai repéré aux poignets des sortes de plaies ? A-t-il été entravé aussi comme Jean, il y a 3 ans ? Comment savoir ? Ma mère m’a dit que, le samedi, il avait réussi à lui dire au téléphone qu’il était tombé de son lit. Il parlait encore, donc. Dans les Ehpad, quand ils tombent de leur lit, on les attache, quand ils crient, on les sédate. Je le sais. Jean criait, il avait été sédaté, Jean tombait, il avait été attaché. Sur le visage de Pierre, un simple masque à oxygène, du style de ceux qu’on imagine vous tomber sur la tête dans un avion en cas de turbulences, sinon, deux perfusions, une à chaque bras, et enfin, à ses côtés, une machine sur laquelle apparaissait la trace lumineuse, régulière, de sa respiration. Le squelette de Pierre respire sous mes yeux. Ses yeux sont grand ouverts. Pierre marmonne quelques mots sous son masque, des mots incompréhensibles, je lui caresse la tête, je lui serre la main, je lui demande de serrer ma main en retour, il serre. Tout autour, un grand calme. Un arbre derrière la fenêtre. Je contemple les ramures de l’arbre. Je vais du squelette aux ramures, des ramures au squelette. Je pense qu’il n’y aura pas de respirateur pour lui, parce qu’on manque de respirateurs, parce que manque de place en réanimation, parce qu’il est trop vieux, parce qu’il est trop affaibli, encore une fois, comment savoir ? La dame chargée de l’asepsie m’a expliqué avant que j’entre dans la chambre que le virus attaquait les poumons, si bien que les échanges gazeux se faisaient de moins en moins bien. Je ne lui ai pas demandé pour le respirateur pour Pierre, je n’ai pas osé, son regard, le regard du médecin, je ne sais pas, je n’ai pas demandé mais j’ai pensé au respirateur qui manquait peut-être à Pierre pendant tout le temps de la visite. À partir de quand le tri des malades devient-il criminel ? À partir de quand demander aux soignants de gérer une pénurie pareille devient un crime ?

Aujourd’hui que j’ai appris la mort de Pierre, je me demande s’il s’en serait sorti, vivant, de son Ehpad, de son hôpital, si le Corona ne l’avait atteint en dehors d’une situation de crise sanitaire. Le médecin de l’Ehpad avait dit à ma mère au téléphone qu’il avait une chance de s’en sortir. Alors ? L’ont-ils envoyé aux urgences parce qu’il avait une chance de s’en sortir ou l’ont-ils envoyé aux urgences pour qu’il meure à l’hôpital et pas chez eux ? Comment savoir ? Pour Jean, c’était il y a 3 ans, Jean avait 87 ans, et, Jean, au contraire de Pierre, était très affaibli par une arythmie cardiaque et un ciboulot complètement parti. J’ai vu qu’alors, chaque fois, ils le renvoyaient aux urgences dès qu’il flanchait trop, ensuite, ils le retapaient à l’hôpital, relativement, et ensuite, l’hôpital le renvoyait à l’Ehpad où là, il redéperissait à grande vitesse pour des raisons diverses et variées, pour ensuite repartir aux urgences. Les sœurs et moi, on en a fait des services d’urgences, des services de gériatrie, des services de gérontologie, des services de psychiatrie gériatriques. Jean a visité tous les établissements du nord de Paris, à chaque fois, pour de courtes durées. On lui trouvait un lit, et ensuite on le faisait repartir dans son trou, à l’Ehpad, où il se dégradait à nouveau, un peu plus, à chaque fois. La danse a duré pendant 3 mois. 3 mois d’agonies et de remontées, des remontées de plus en plus dures, de plus en plus éprouvantes. Mais Jean, bourse oblige, était dans un Ehpad de moyenne gamme. Je vais vous dire où il était. Il était rue Baudelique dans le XVIIIe arrondissement. De moyenne gamme, mais déjà cher, très cher, environ 3000 euros par mois. Qui peut payer 3000 euros par mois pour son ancêtre en Ehpad ? Il y a des aides. La Mutuelle. La Ville de Paris. Des économies. Tout le monde se serre la ceinture pour payer l’Ehpad. Pierre, lui, était – bourse oblige encore, bourse plus pleine – dans un Ehpad de luxe : 5000 euros par mois. La crème de l’Ehpad. Pour les gens riches. Malheureusement, en dépit de sa richesse, Pierre a pris dans le squelette le corona, le corona et la crise sanitaire, alors que Jean, lui, moins riche, a seulement pris dans le squelette la crise scandaleuse du traitement des vieilles personnes dans les Ehpad sous gestion privée.

Pierre et Jean, c’est le même squelette, peut-être les mêmes entraves, la même agonie inhumaine, mais ce n’est tout de même pas tout à fait la même histoire. Pour Jean, je vous l’ai dit, c’est l’ordinaire d’une gestion par la pénurie de personnels soignants et de moyens en plus d’une désaffection d’intérêt, par ignorance, par terreur, par une société entière de ce qui peut advenir de ses ancêtres. Pour Pierre, c’est l’extraordinaire d’une gestion par la pénurie de moyens sanitaires et de personnels soignants, de lits d’hôpital par temps de crise sanitaire au sein d’une société qui redécouvre ses vieux. Mais le résultat, en dépit de la chronologie et de la circonstance qui diffèrent, c’est le même, le même squelette vivant, dénutri, entravé, sédaté. Sûrement pour Jean. Possiblement pour Pierre. Pour Pierre, on ne peut pas savoir, cela faisait 3 semaines qu’on ne pouvait plus entrer dans l’Ehpad, ma mère l’a vu pour la dernière fois le 8 mars. Il y était installé depuis le 10 février. Aujourd’hui, tout notre espoir repose sur les 2000 euros de différence entre l’Ehpad de la rue Baudelique (Jean) et l’Ehpad de luxe (Pierre). Peut-être que ces 2000 euros de différence ont fait que Pierre a maigri du Corona sans manquer d’attention ? Peut-être ? Peut-être pas ? Comment savoir ?

Jean, nous allions le voir tous les jours. Tous les jours, nous avons vu, nous avons su. Tous les jours, nous avons combattu. En vain. Sans rien obtenir. Ils ont d’abord commencé par ne plus le descendre à la cantine en chaise roulante et à le changer de chambre pour le mettre à l’étage de ceux qui ne peuvent plus marcher. Ils prenaient leurs repas ensemble en chaise avec la seule aide-soignante de l’étage, qui changeait souvent, très souvent. Je suis arrivée une fois vers 10 heures, plus tôt que d’habitude, Jean n’avait pas été lavé, pas habillé, pas lavé, pas coiffé, rien, aucune bouteille d’eau à portée de main, attaché.

La dame m’a expliqué que, ce matin-là, elle n’avait pas eu le temps, elle les avait tous laissés au lit. Ils ne dérangeaient pas beaucoup, tous sous cachets, ils ne gazouillaient pas. Je me suis fâchée. Elle m’a accusée de la maltraiter et de tenir des propos racistes. J’ai alors braillé et je suis allée en découdre avec Barbara et son chignon, ses hauts talons, Barbara, la directrice de l’Ehpad, qui m’a répété que j’avais été accusée d’avoir tenu des propos racistes, je lui ai dit : ça va pas, la tête ? Et je suis remontée à l’étage. Dans l’ascenseur, j’ai réfléchi. Je me suis dit que je m’y étais mal prise. Qu’on en arrive là, que j’en arrive là, brailler sur le « personnel », c’était la fin de tout. Je suis allée présenter mes excuses à la dame, qui les a acceptées, heureuse, peut-être, de voir qu’il n’y aurait pas de représailles contre elle, heureuse, sans aucun doute, que je ne lui braille plus dessus, et nous avons discuté. Ce que j’ai appris alors dépasse l’entendement et la portée édifiante que ce type de confidence délivrées par une travailleuse épuisée peut engager. J’ai compris que cette femme n’avait pas besoin qu’on l’engueule mais qu’elle avait besoin d’aide et de soutien et je le lui ai promis, je lui ai promis que je viendrai tous les jours pour l’aider à assurer le repas des pensionnaires brisés de son étage. La toilette de Jean, c’est elle mais le repas, ce serait moi. Elle m’a expliqué que sa jeune fille en collège s’était déscolarisée et que lorsqu’elle travaillait, elle passait la journée toute seule. Un midi, elle m’a demandé si elle pouvait rapidement faire un aller et retour pour aller la voir, j’ai dit oui.

Entre temps, Jean s’est mis à ne plus manger et rester dans une sorte de torpeur bizarre. Avec les sœurs, on a regardé son ordonnance, il était bourré de Lexomyl. Quand tu as 87 ans et qu’on te bourre de Lexomyl, tu ne manges plus. On a fait changer sa prescription. Deux jours, après, je suis arrivée pour déjeuner et on m’a annoncé que Jean avait changé d’étage, « il dérangeait les autres patients ». J’ai couru à l’autre étage, dans un autre bâtiment, avec ascenseur sécurisé, avec code, je suis montée jusqu’à l’étage et là, j’ai découvert le département des vieux fous grabataires squelettiques malades enfermés, d’autres Pierre et Jean, j’ai découvert la part asilaire de l’Ehpad de la rue Baudélique. Dés que nous repartions, les enfants, les sœurs, moi, il y avait une femme avec une canne, la seule encore littéralement en état de marche qui tentait de rentrer dans l’ascenseur en hurlant au secours, à l’aide, laissez- moi sortir, je vous en supplie, laissez- moi sortir, comme elle ne marchait pas vite, les portes de l’ascenseur se refermaient toujours avant qu’elle nous rejoigne et on repartait comme ça dans la boite ascenseur fermée en l’entendant crier. Elle avait la force de crier encore, elle. Pierre et Jean, et les autres, sinon, eux, végétaient dans une solitude absolue. Exceptés les soignants pour la toilette et les repas, et l’infirmier qui faisait sa tournée, des gens alternativement dévoués, fatigués, très jeunes, démunis. C’était le rien qui restait, le vide.

Ici, il serait temps que je fasse l’éloge de tous ces précaires exploités jusqu’à la corde, au moins, de certains. Car le pire est aussi là, l’horreur du système vous fait apprécier comme un dévouement sublime le seul fait de bien accomplir son travail, même si je sais qu’on ne peut pas quantifier l’attention à l’autre. Et pourtant, j’ai passé 3 mois de ma vie avec les sœurs à dire merci à un nombre incalculable de personnes, parfois, je le pensais sincèrement, parfois je le disais par simple courtoisie sociale, parfois aussi, je me mettais à déborder d’amabilité à seule fin cynique de briser la citadelle d’indifférence et de fatigue qui déambulait dans le mouroir en accomplissant la série obligatoire de tâches harassantes : pour atteindre la personne derrière l’employé, en me disant que, si j’étais très aimable, peut-être, peut-être qu’un petit effort serait fait quand je partirai en direction de mon ancêtre ? C’est misérable, je sais que ce que je vous écris, c’est misérable, et j’ai honte. La vérité, c’est que tout le monde rend tout le monde misérable dans ce système, c’est ça, l’entre-soi avilissant de la misère, tout le monde se traîne dans le cours fragmenté d’une existence inhumaine et, moi aussi, avec mes bons sentiments, avec ma conscience politique, j’ai participé à cette descente collective vers le grand trou de la honte et du calcul. Je défie quiconque de résister à une telle machine à laver de la psyché humaine, ceux, qui, avec le temps, ne versent pas dans le trou, sont des personnes auxquelles je donne toute mon admiration mais ce n’est pas possible de vivre comme ça sur la crête en dépendant de l’admiration et de l’héroïsme, du dévouement de certains individus, en s’accrochant à des tempéraments, à des caractères. J’ai lu dans la presse que, dans la conscience de tout réanimateur, il y a un cimetière. Il y a pas mal de structures comme ça, dans ce pays, où, dans les consciences fleurissent pareillement les cimetières.

Une nouvelle fois, je suis allée hurler dans le bureau de Barbara. Les sœurs aussi y sont allées. On te vend un joli espace pimpant avec des fleurs et des naperons sur des tables et puis, deux semaines, plus tard, tu longes les murs pour monter jusqu’à l’étage asilaire en ayant honte pour tout, pour les fleurs, pour les nappes, pour ton ancêtre, pour tes enfants, pour tes sœurs, pour les soignants. Même pour Barbara, j’avais honte. Tu as les mains moites à l’idée de l’état dans lequel tu vas trouver aujourd’hui ton ancêtre. Je respirais fort en appuyant sur la sonnette de la porte d’entrée de l’Ehpad et puis, je retenais mon souffle pour rentrer. Je me suis mise, rapidement, à y rester toute la journée pour éviter aussi le départ, parce que c’était chaque fois un abandon terrible.

L’entrevue a été très rapide avec Barbara. Nous avons compris, les sœurs et moi, que nous avions intérêt à fermer notre gueule sinon Jean allait prendre la porte dans son fauteuil, et alors, comment aurions nous fait avec notre vieux Jean incapable de mettre le pied par terre ? Avec une des sœurs, ce n’était pas facile mais là, on n’a pas eu besoin de parler beaucoup, on était sur la même longueur d’onde, on allait courageusement assumer qu’au sein d’un établissement médicalisé dans lequel les sœurs pensaient sincèrement mettre l’ancêtre à l’abri, il ne fallait en réalité que compter sur nous-mêmes. Enfin, la vérité nue. Après avoir médité la nuit au cours d’insomnies monstrueuses, j’en suis arrivée à penser que la prolongation de la vie mal médicalisée et mal-traitée était pire que la mort nue mais aussi que ce constat devait s’accompagner d’une révolution intérieure presque impossible à faire advenir aujourd’hui et qui est qu’il y a un temps dans la vie où on s’occupe des enfants en bas âge et, c’est vrai, même avec les systèmes de garde, surtout les femmes, il y a un ralentissement net de la vie professionnelle, une fatigue, mais il faudrait aussi accepter qu’avec les ancêtres, c’est la même chose, mais avec, cette fois, le risque que la mort arrive beaucoup beaucoup plus vite, or comment accepter cela ? Aujourd’hui, c’est la vie à tous prix, prix, oui, tous les prix.

Rue Baudélique, Barbara faisait face, à son niveau de responsabilité. Comme nous, elle faisait face à toute la honte qui suintait des murs, et pourtant je l’ai haïe profondément, cette femme, j’ai inventé imaginairement un grand nombre de sévices pour elle, j’ai aussi fantasmé que j’allais écrire à des journaux, que j’allais faire une enquête sur tous les Ehpad de Paris, que j’allais bomber toutes leurs façades pour faire du shaming, la nuit, je délirais à voix haute dans ma tête, et puis tout s’est terminé un soir, un pauvre soir, par un misérable commentaire évaluatif sur google, écrit à la va-vite : il y est sans doute toujours. Voilà le prix que j’ai donné à l’Ehpad de la rue Baudélique et à mon désespoir, à ma colère aussi.

Barbara ne venait jamais rendre visite à l’étage asilaire. Trop occupée ? Il se passait que Barbara, essentiellement, représentait. Du moins, de l’extérieur, c’est ce que nous percevions, nous, les sœurs, les enfants et moi. Mais Barbara avait-elle les moyens, la possibilité de faire autre chose que représenter à la tête de son navire de fous et de vieux en perdition ? Puis Jean est reparti aux urgences. Puis Jean est revenu. Puis Jean est reparti aux urgences. Puis Jean est revenu. Pierre et Jean. Ma mère m’a dit pour Pierre : un Ehpad à 5000 euros par mois en plein centre de Paris qui ne protège pas mieux qu’un mouroir en lointaine banlieue. Une autre manière de penser et calculer les choses ? On en vient à penser et à calculer tant de choses ! La honte, toujours. Mais beaucoup savent. Beaucoup. Personne ne parle. Je suis certaine que je vais être accusée d’outrance, de morbidité, un peu de folie en écrivant ce texte, je le sais, j’ai tellement vu de regards consternés quand je me mets à parler de ce scandale d’anthologie. Combien de malades aujourd’hui rue Baudélique ? Combien de morts ? Et en temps normal, de combien est la durée moyenne d’un séjour en Ehpad ? J’ai écrit à la ministre. En réponse, j’ai reçu un courrier type.

Deux squelettes. L’un est parti lentement, agonie longue, c’est Jean. L’autre est parti vite, agonie courte, c’est Pierre. Tous, nous avons souffert. Beaucoup. Nous avons pleuré pendant des jours et des jours. Les personnes les plus fragiles et les plus démunies de la société, les ancêtres qui ne peuvent plus marcher, qui ne peuvent plus parler, qui ne peuvent plus manger, sont livrés à une cohorte de précaires administrée à flux tendus par des Barbara qui ne doivent pas rigoler tous les jours. Des précaires qui n’ont le temps que de faire le ménage, le ménage des vieux et des vieilles et le ménage des chambres. Derrière chaque mur d’Ehpad, il y a des vieux qui sont soumis à ces traitements alors qu’il est impossible d’en cibler les responsables car c’est tout un système économique qui rapporte beaucoup d’argent à des multinationales dont le business est d’accompagner le plus rapidement possible les vieux aux cimetières, car, en plus, on manque de place dans ces systèmes semi-asilaires. Les listes d’attentes sont longues pour caser les ancêtres fous ou non dans ces mouroirs. On parle du scandale de la psychiatrie en France. Il y a aussi le scandale de la non-pschiatrie, au mauvais sens du terme, en France. Tout le monde, dans les Ehpad, dans la nef des fous et des folles, court ainsi, jour après jour, à la perdition, la tête courbée sous le poids de la honte et de la fatigue.

J’ai eu de la chance de visiter Pierre une dernière fois, au calme, à l’ombre des ramures d’un arbre, un seul, aux urgences de l’hôpital Cochin. Marguerite, elle, ses enfants n’ont pas été autorisé à aller la voir pour lui dire au revoir en raison de la pandémie. À qui la faute ? Au Corona ! Avec Jean, c’était encore autre chose, ce n’était pas les ramures, c’était, en dehors de la chambre, une pièce sans fenêtre. Pierre, lui, a peut-être eu de la chance de mourir si vite ? Pour Marguerite, je ne sais pas. Pour Jean, il était tombé si bas, jour après jour, qu’on n’aurait pas laissé une bête vivre à moitié comme ça, comme lui, par humanité, on l’aurait achevée. Jean n’est pas mort. Jean a crevé.

On l’a écrit partout, le Corona est révélateur des inégalités et des injustices qui, sinon, en temps de jours ordinaires, ont tranquillement cours, derrière les murs des hôpitaux et des ephad. Car il est très difficile de s’organiser pour lutter contre le système des morts en sursis, en raison du turn over des patients, tout le monde meurt tout le temps, et les familles passent, une fois que ton ancêtre est mort, tu n’as plus accès à l’Ehpad, comment tu fais ? On te dit, tout cela, c’est une question de moyens, de moyens humains et de moyens financiers. On te dit, c’est notre société occidentale qui ne veut plus regarder en face la mort, c’est l’individualisme, les gens sont devenus des égoïstes. Il y a les héros et il y a les lâches. Il y a ceux qui te prennent pour une dingue car « elle a du mal à faire son deuil. » Mon deuil, sachez-le, je ne le ferai jamais. JAMAIS. Puisque, désormais, avec applaudissements et bruits de casserole aux fenêtres, on est tombés dans la vertu, dans l’éthique et tout le bazar, à défaut de parler de décision politique et de gouvernementalité, sachez que JE NE PARDONNERAI JAMAIS à ceux qui, tout au bout du système techno-administré qui nous gouverne, ont choisi de déléguer à des marchands de tapis le soin d’achever les vieux fous et les vieilles folles malades au lieu d’en prendre soin comme on doit prendre soin des malades, des enfants, de tous ceux qui, au front du néo-libéralisme florissant, payent de leurs souffrances puis de leur vie, la privatisation, la recherche des profits, et en plus l’habitus social nous commande de trouver que cet état de fait est ordinaire, que cet état de fait est normal.

Il y a aujourd’hui des consensus en matière de droits humains et animaux qui fournissent des topiques scolaires parfaites, l’abolition de la peine de mort, l’abolition de l’esclavage, la dénonciation de la décolonisation, du racisme, la dénonciation des abattoirs, … Je ne dis pas cela pour critiquer, c’est bien, mais je vois aussi que chaque époque se vit en miroir amélioré et euphorisant de la précédente tout en acceptant sans mot dire dans son contemporain la normalité de situations scandaleuses et inhumaines, même érigées en système, les ignorant en tout aveuglement, aussi, aujourd’hui, je veux simplement écrire que, dans le grand répertoire partagé des indignations publiques, il manque, à l’évidence, le traitement économique du grand âge en tant que système ordinaire de vie dégradante commune.

À nous désormais, au regard des circonstances nées de cette pandémie, de réfléchir à réinventer un modèle de vie économique et sociale différent de celui qui nous conduit avec tant de facilité à construire tant de systèmes semi-asilaires différents, à commencer par la rue même qui enferme les pauvres dehors, les centres de migrants qui enferment les réfugiés, les prisons qui peuvent enfermer tout le monde, les départements psychiatriques sans moyens qui ne sont pas loin non plus, oh non, les Ehpad, dans la rue d’à côté, rue Baudélique ou ailleurs, dans tous ces parcs fermés qui existent en multitude vivent quantité de personnes enfermées. À quand l’ouverture des portes ? À quand l’abolition de tout enfermement ? Nous nous devons d’y penser, nous le devons à tous les Pierre, à tous les Jean, à toutes les Marguerite, oui, nous le devons.

Dominique Dupart

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