Je suis Ubik.
Avant que l’univers soit, je suis.
J’ai fait les soleils.
J’ai fait les mondes.
J’ai créé les êtres vivants et les lieux qu’ils habitent ;
Je les y ai transportés, je les y ai placés.
Ils vont où je veux, ils font ce que je dis.
Je suis le mot et mon nom n’est jamais prononcé,
Le nom qui n’est connu de personne.
Je suis appelé Ubik, mais ce n’est pas mon nom.
Je suis.
Je serai toujours.
Philip Kindred DICK, Ubik, 1969, traduction Alain DORÉMIEUX, Paris, Éditions Robert Laffont, 1970, p. 284
Ces visions antagonistes s’opposent depuis que l’ubique existe. Ses thuriféraires promettent, depuis sa naissance, que l’ubique est promise à nous offrir une liberté inégalée. Pour peu qu’on laisse sa croissance s’accomplir sans entraves, l’ubique résoudrait la plupart des problèmes se posant à notre civilisation, voire l’intégralité des problématiques liées à la vie en société – nous promettant ainsi rien de moins qu’un changement de civilisation – jusqu’à un dépassement de l’humanité même.
Ses contempteurs nous prédisent à peu près la même chose, mais insistent sur les dangers qu’il y aurait à s’aventurer sur cette voie d’une déshumanisation accrue et sans précédent. L’ubique serait l’aboutissement des techno-sciences, passant celles-ci à leur extrême degré d’accroissement des formes de domination existantes et vouant ainsi le commun des mortels à sa déperdition.
Une enquête doit se garder de conclusions hâtives. Particulièrement en présence de positions établies s’opposant frontalement. S’interroger sur les bienfaits de l’informatique et les nuisances du numérique – ou vice-versa – risquerait de nous perdre dans des impasses biaisées de jugements moraux a priori. Il ne s’agit pas ici d’instaurer une police du langage intimant d’employer un terme plutôt que l’autre. Mieux vaut étudier les tensions entre polarités qui se feront jour au long de notre enquête.
C’est pourquoi nous enquêterons sur l’ubique, néologisme nous permettant d’éviter cet écueil. Comme toute enquête, celle-ci prend comme point de départ une intuition. Celle-ci repose justement sur le fait que tout ce qu’on appelait « informatique » est désormais de plus en plus désigné par le terme de « numérique ». Or ce changement de vocabulaire n’est quasiment jamais questionné.
Il n’est guère en France qu’un quarteron de pionniers, enseignants-chercheurs professant à l’Institut national de recherche en informatique et en automatique – INRIA, principale institution avec le CNRS à étudier la matière – ou à une chaire spécialisée du Collège de France, pour différencier les deux termes. Et encore ! Pour certains, l’informatique serait le véritable objet scientifique de recherche – qui serait englobé dans une culture plus large que désignerait le numérique. Pour d’autres, « numérique » ne ferait qu’indiquer le format dans lequel doivent se présenter les données — par opposition à l’analogique – pour être manipulées informatiquement. Les termes seraient donc simplement imbriqués l’un dans l’autre – dans un sens ou inversement.
Mais pour la vaste majorité de nos contemporains, force est de constater que les vocables sont interchangeables et s’emploient indifféremment au gré des modes. L’institution étatique ne donne-t-elle pas elle-même quelques indices confortant cette équivalence, passant par exemple du « Plan informatique pour tous » au début des années 1970, à l’enseignement des « sciences numériques et technologie » à la fin des années 2010 ? Ou du « Ministère chargé des technologies de l’information » en 1995, au Secrétariat d’État chargé de l’économie numérique en 2008 ?
Pourtant rien n’a changé sinon le vocabulaire : il s’agit toujours d’enseigner des connaissances présentées comme indispensables à acquérir dans une société et une économie où elles seraient vouées à devenir hégémoniques.
Notre intuition est que ce glissement lexical est révélateur de polarités qui ne peuvent être comprises qu’en approchant de l’essence de l’ubique. C’est à quoi notre enquête doit s’atteler.
Nous y croiserons des témoins cruciaux. Il importe que la lectrice ou le lecteur ait bien en tête que lorsque nous les interrogerons, il ne s’agira que de personnages – au sens dramatique du terme : ceux-ci peuvent certes être incarnés par des êtres ayant réellement existé, mais ne se réduisent pas à ceux-ci. Puisque nous enquêtons sur un objet de connaissance, celles et ceux qui ont participé à son élaboration ne sauraient être isolés de toutes celles et de tous ceux qui ont contribué à ce que les recherches et découvertes engendrent ces connaissances et fassent que « l’air du temps » constitue un milieu propice à leur accouchement.
Enfin, afin de fluidifier cette enquête, les références bibliographiques en note de bas de page ont été délibérément omises. On pourra toutefois retrouver l’intégralité des lectures utilisées au cours de cette enquête dans les notes de travail relatives.
Ces précautions étant prises, il est temps de nous lancer dans cette enquête sur l’ubique.
Phénoménologie de l’ubique
"Je ne parle pas d’autre chose que de l’ordinateur qui doit me succéder”, déclama Pensées Profondes en retrouvant son ton oratoire coutumier. “Un ordinateur dont je ne saurais encore calculer les simples paramètres de fonctionnement – mais que je concevrai néanmoins pour vous. Un ordinateur susceptible de calculer la Question à l’Ultime Réponse. Un ordinateur d’une si infiniment subtile complexité que la vie organique elle-même fera partie intégrante de ses unités de calcul. Et vous-mêmes prendrez forme nouvelle et pénétrerez dans l’ordinateur pour naviguer au long des dix millions d’années de son programme ! Oui ! Et je concevrai cet ordinateur pour vous. Et le nommerai également pour vous. Et on l’appellera... La Terre."
Douglas ADAMS, Le Guide du Routard Galactique, Traduit de l’anglais par Jean BONNEFOY, Paris, Éditions Denoël, 1979, 1982 pour la traduction française, p. 230
De manière évidente, bien qu’impensée par la plupart de celles et ceux qui en sont pourtant quotidiennement utilisatrices et utilisateurs et même de celles et ceux qui en sont au quotidien les architectes, l’ubique repose sur une modélisation de la réalité. Autrement dit, l’ubique se manifeste avant tout par une opération d’abstraction.
Quoi de plus naturel que de commencer notre enquête par analyser scrupuleusement ce que l’ubique exhibe de lui-même, de par ses modes opératoires. Il n’est pas besoin ici de passer en revue les diverses applications de l’ubique dans un nombre sans cesse croissant de domaines scientifiques ou, plus prosaïquement, d’activités humaines. S’en tenir à ces inventaires, qui foisonnent dans une pléthore d’ouvrages plus ou moins vulgarisateurs, ne nous avancerait guère. Ce que nécessite notre enquête, c’est plutôt de découvrir sous les aspects phénoménologique par lesquels l’ubique se présente à nous, les forces qui le font opérer. Comment l’ubique machine-t-il ?
L’examen de quelques exemples devrait déjà nous permettre de dégager des caractéristiques essentielles. Les récits reprenant l’histoire de l’ubique ont l’habitude d’insister sur ses origines dans des applications militaires, puis universitaires. Si cette historiographie est indéniable, c’est dans de tout autres domaines que l’ubique est parvenu à toucher le grand public. Ainsi, le premier contact avec l’ubique pour beaucoup s’est déroulé par le biais de jeux vidéos. Voyons, pour commencer, comment opère l’ubique dans un jeu emblématique tel qu’un simulateur de vol.
Le principe de fonctionnement d’un simulateur de vol est assez simple à saisir. Il s’agit de faire vivre aux joueuses et aux joueurs une expérience, comme si celle-ci se déroulait en réalité aux commande d’un véritable avion. Pour ce faire, tant l’avion que l’environnement dans lequel il vole et que la perception que peut ressentir et les actions que peut entreprendre son pilote, doivent être caractérisés le plus finement possible. Cela consiste à déterminer le maximum de paramètres reflétant un vol réel. L’impression de réalité à laquelle parvient le jeux repose tout entière dans la reproduction des interactions entre ces divers paramètres et les variations que ceux-ci peuvent subir dans des limites plausibles.
On comprend aisément qu’un simulateur de vol n’est rien d’autre qu’une modélisation d’un vol réel. Les paramètre identifiés pour représenter le plus précisément possible un vol réel constituent un modèle de ce dernier. Le simulateur de vol consiste uniquement à mettre en œuvre ce modèle grâce aux technologies de l’ubique et à l’intérieur de ces dernières.
Si dans le cas d’une simulation, l’ubique opère exclusivement dans le cadre d’une modélisation, on franchit un degré supérieur avec les jeux dits « de réalité virtuelle » ou de « réalité augmentée ». L’exemple paradigmatique en est Pokémon GO, jeu ayant connu un succès phénoménal dans la deuxième moitié des années 2010. En deux mots, il s’agissait de parcourir le monde, un smartphone à la main, pour y dénicher sur son écran la présence de créatures imaginaires, les Pokémons, êtres anthropoïdes populaires depuis des années dans toute une série de jeux de cartes, dessins animés, films, bandes dessinées, etc. Le but du jeu : capturer ces êtres dont la valeur en points est inversement proportionnelle à la fréquence de leurs apparitions.
Ce qui est ici modélisé est assez classique : c’est le territoire dans lequel la joueuse ou le joueur évolue naturellement, sans son existence sensible, qui est abstrait dans une carte. La particularité de Pokémon GO est que cette carte est à l’échelle 1/1. Les déplacements des joueuses et joueurs dans la réalité peuvent ainsi être intégralement calqués dans les coordonnées de la carte. Dans cette dernière, les lieux n’ont aucune qualité permettant de les distinguer. Ce ne sont que des points équivalents sur la carte ne se différenciant que quantitativement, de par la valeur des éventuels Pokémons présents sur ces points. L’analogie avec le principe de fonctionnement du capitalisme – rapportant toute marchandise à l’équivalent universel, l’argent, par quoi la loi de la valeur permet de comparer quantitativement toutes les marchandises entre elles, en faisant abstraction de la valeur d’usage qualitative de chacune – est ici suffisamment frappant pour être relevée. Mais nous aurons l’occasion d’y revenir au cours de notre enquête.
Pour l’instant, ce qui est remarquable avec Pokémon GO, c’est que le modèle, la carte, ne se contente pas de représenter plus ou moins fidèlement la réalité, le territoire. Ici, les opérations exercées sur le modèle agissent directement sur la réalité. Quiconque aura croisé à l’été 2016, lors du lancement du jeu à succès, des hordes de chasseurs de Pokémon, se précipitant comme un troupeau furieux, insouciant d’écraser tout ce qui se trouverait sur son passage en sera convaincu C’est l’un des principes assurant la viabilité économique du jeu, pourtant gratuit : la promesse d’attirer joueuses et joueurs dans les commerces de la vie réelle qui auront conclu un accord avec l’éditeur du jeu. Placer un Pokémon ayant suffisamment de valeur aux coordonnées de la carte correspondant à un McDo et vous serez sûr que le fast-food verra un afflux de clientes et clients.
Le jeu vidéo est loin d’être le seul exemple d’une telle modélisation et d’actions en retour sur la réalité des opération effectuées sur le modèle par l’ubique. Il n’est plus une étude d’urbanisme qui ne recourt à une modélisation de la circulation automobile, afin d’optimiser ces flux et d’agencer routes, sens uniques, priorités, feux tricolores et panneaux de stop en conséquence.
Le « trading à haute fréquence » repose sur la modélisation des transactions financières, c’est-à- dire d’actes d’échanges, réduites à des opérations arithmétiques sur des nombres. Ce qui permet d’exécuter ordres de vente ou d’achat en quelques microsecondes en se basant sur de simple calculs statistiques. Et ces calculs élaborés dans des modèles purement mathématiques rétroagissent pour faire la fortune ou provoquer la faillite de celles et ceux détenant réellement les titres.
L’actualité, puisque cette partie de l’enquête est rédigée durant l’automne 2021, nous offre un exemple de choix de modélisation sur laquelle opère l’ubique avec des conséquences concrètes sur la réalité. Le « passe sanitaire » n’est ni plus ni moins qu’une modélisation de l’état de santé d’une personne concernant le virus SARS-CoV-2. Ici la modélisation consiste à rassembler un certain nombre de données : le prénom, le nom et la date de naissance de la personne, à quelle date elle a été infectée ou vaccinée et, dans ce cas, avec quel vaccin et combien d’injections, ainsi que des informations de contrôle garantissant l’intégrité des données précédentes, c’est-à-dire que ces données modélisées expriment exactement la réalité sans être falsifiées. Ce que l’ubique opère sur ce modèle est d’une simplicité extrême : il s’agit uniquement de vérifier justement l’intégrité des données, rien qu’au niveau du modèle, c’est-à-dire de réaliser les opérations de cryptologie permettant de garantir que le code de contrôle est valide par rapport aux autres données présentes. Si la tâche de l’ubique est ici triviale, tout l’intérêt d’avoir recours à l’ubique réside dans la forme prise par le modèle : le fameux « QR code ». Ce code-barres en deux dimensions permet en effet de coder une multitude d’informations unitaires de manière compacte et avec suffisamment de redondance pour pouvoir décoder toutes ces informations malgré les éventuelles détériorations dans le dessin du carré ou l’imprécision du lecteur selon qu’il est plus ou moins incliné, proche ou lointain, etc. Cette forme sert donc à opérer uniquement au niveau du modèle pour exprimer en sortie que le passe sanitaire est valide ou non. Tout le reste se situe hors du modèle, où l’ubique n’a – jusqu’à maintenant – aucun prise, mais où l’opération qui vient d’être effectuée ubiquement produit des effets concrets sur la réalité. L’accès à certains lieux est refusé si la validation par l’ubique échoue. Les données concernant l’identité peuvent être contrôlées par les agents habilités à le faire pour prouver que la personne détenant le passe sanitaire est bien celle dont la santé vis-à-vis de SARS-CoV-2 y a été modélisée.
S’il n’entre pas dans notre enquête d’analyser plus en avant toutes les implications du passe sanitaire, il convient de souligner ici que ce qui doit être considéré avec attention est justement ce mode opératoire où l’ubique est utilisé dans un objectif d’identification de certains caractères d’une personne pour ensuite l’autoriser ou lui refuser des actions dans la vie réelle qui auparavant lui étaient permises sans condition. À partir de ce constat, il n’est pas besoin de beaucoup d’imagination pour envisager que ce même type de traitement puisse s’appliquer sur d’autres caractéristiques, d’autres données, éventuellement croisées avec des fichiers existant par ailleurs, pour effectuer tout type de discrimination. Il n’y a aucune différence entre ce que nous venons de voir du fonctionnement du passe sanitaire, du point de vue du traitement par l’ubique, et le fameux crédit social en Chine – mettant en place un système de réputation de ses citoyennes, citoyens et entreprises, avec récompenses pour celles et ceux qui respectent les règles édictées et pénalités en cas de transgression – sinon justement dans les données agrégées et les actes permis ou interdits.
Les exemples que nous avons évoqués jusqu’ici montrent assez clairement que l’ubique, à chaque fois, opère sur une modélisation de la réalité. Toutefois, on est en droit de se demander s’il s’agit là de la principale, voire de la seule caractéristique de comment l’ubique machine. Nous avons jusqu’à présent passé en revue des exemples où l’ubique est employé pour de la simulation – domaine reposant par définition sur un modèle – ou de la gestion, au sens large, où l’on peut aisément concevoir que manipuler un modèle facilite l’action sur la réalité qu’il représente. Mais qu’en est-il des activités purement ancrées dans l’ubique ? Pensons à la communication – l’ubique étant dès son origine – nous aurons l’occasion de le voir – défini comme un nouveau moyen de communiquer.
Mais même dans ce registre de la communication, la partition que déroule l’ubique est celle d’une modélisation. Modélisation de l’émetteur, modélisation du récepteur, modélisation du message et modélisation de la forme que celui-ci peut prendre. Le modèle réduit les interlocuteurs à des adresses ubiquisées identifiant les points terminaux duquel faire partir et auquel doit aboutir le message. Ce dernier est réduit par le modèle à une pure suite de symboles, de laquelle toute sémantique est évacuée. La forme même à laquelle le message est réduit modélise les formes de communications connues : orale, épistolaire, de visu, à distance, etc. jusqu’à modéliser les expressions, ordinairement communiquées par le ton de la voix, les traits du visages ou le délié de l’écriture manuscrite, par des émoticons ou des émojis, soit des symboles sélectionnés parmi une collection prédéfinie et forcément limitative.
Ce qu’il est d’ores et déjà possible de dégager de la manière avec laquelle l’ubique se présente à nous, telle qu’illustrée par les exemples précédents, est que l’ubique ne saurait opérer sur autre chose qu’un modèle de la réalité sensible. De ceci deux pistes d’enquête peuvent être tirées.
Tout d’abord, pour que ’ubique puisse se déployer, il est nécessaire d’effectuer une modélisation du réel. Il importe alors de réaliser qu’une telle modélisation consiste essentiellement dans une opération d’abstraction, au sens radical du terme : une soustraction. Il s’agit d’arracher du réel un certain nombre de caractéristiques sur lesquelles l’ubique est à même d’opérer. Il faudra approfondir la forme que doivent prendre ces caractéristiques abstraites pour être manipulables par l’ubique, ainsi que le type de manipulation que l’ubique peut exercer sur ce modèle. Mais dès à présent, insistons sur le fait que toute abstraction, toute soustraction, laisse inévitablement un reste. Et donc que toute modélisation est nécessairement imparfaite. Qu’il en résulte toujours une différence entre la réalité modélisée et le modèle qui en est abstrait.
Ensuite, tout l’intérêt des opérations effectuées par l’ubique sur un modèle est de produire un résultat qui puisse être restitué à la réalité que l’on a modélisée. L’ubique permet ainsi une opération de transformation du réel.
Ce double mouvement de modélisation par abstraction du réel puis de restitution du modèle manipulé au réel est la nature phénoménologique de l’ubique.
Ce que la culture populaire a parfaitement compris à travers la trilogie Matrix. La matrice est effectivement un modèle de la vie réelle dans une société occidentale où les machines ubiques prennent de plus en plus d’importance. Modèle d’une perfection telle que les humains qui y évoluent sont quasi totalement persuadés qu’ils font face à la réalité... Mais jamais tout à fait ! Il subsiste des bugs, des incohérences, des différences avec le réel, si bien que les héros prennent conscience de la matrice. Et cette dernière s’avère avoir été mise en place par les machines ubiques ayant pris le pouvoir, dans l’objectif que les fonctions vitales des hommes évoluant dans le modèle de la matrice puissent fournir aux machines l’énergie dont elles ont besoin pour fonctionner.
Modélisation, reste inéluctable de l’abstraction, restitution des opérations effectuées sur le modèle pour transformer la réalité : on n’aurait pu mieux illustrer ce qui caractérise essentiellement le mode de fonctionnement de l’ubique.
Génétique de l’ubique
« Un ordinateur bavardait tout seul, mis en alerte par une porte de sas qui s’était ouverte et refermée sans raison apparente. En fait, c’était parce que la Raison s’était mise à débloquer. Un trou venait d’apparaître dans la Galaxie. Pour être précis, durant un millième de seconde, un trou large d’un millième de millimètre et long d’un bon paquet de millions d’années-lumière d’une ex‐ trémité à l’autre. [...] Le millième de seconde durant lequel exista le trou, ricocha d’une manière des plus improbables, d’un bout à l’autre de l’échelle du temps. Quelque part dans le tréfonds du passé, il traumatisa sérieusement un petit groupe d’atomes quelconques à la dérive dans le vide stérile de l’espace et les fit se réunir selon les structures les plus extraordinairement improbables, lesquelles structures ne tardèrent pas à apprendre à se copier toutes seules (c’était en partie là ce qui les rendait aussi extraordinaires) avant de s’avérer la cause de troubles considérables sur toutes les planètes où elles devaient échouer. C’est ainsi que commença la vie dans l’univers. [...] L’univers réel disparut en se cabrant horriblement derrière eux. Diverses imitations de celui-ci pas‐ sèrent en voltigeant silencieusement, agiles comme des cabris. Une explosion de lumière primor‐ diale éclaboussa l’espace-temps comme gouttelettes de lait caillé. Le temps s’épanouit. La matière se contracta. Le plus grand des nombres premiers se recroquevilla tranquillement dans un coin et se laissa définitivement oublier. [...] L’univers tressauta, se figea, frémit puis se répandit dans plu‐ sieurs directions fort inattendues. »
Douglas ADAMS, Le Guide du Routard Galactique, Traduit de l’anglais par Jean BONNEFOY, Paris, Éditions Denoël, 1979, 1982 pour la traduction française, p. 104-106
L’ubique procède d’une modélisation par abstraction du réel et, inversement, d’une restitution au réel des manipulations effectuées sur ce modèle. C’est la nature phénoménologique de l’ubique que notre enquête a déjà pu dégager. Il faut désormais se poser la question de l’essence de cette abstraction, du domaine qui tout à la fois constitue cette opération et ce sur quoi elle opère. C’est donc la génétique de l’ubique que notre enquête doit désormais aborder.
La génétique de l’ubique s’intéresse au niveau élémentaire avec lequel et par lequel l’ubique est codée. Elle se différencie de la généalogie en n’essayant nullement de rechercher d’hypothétiques parents de l’ubique. Cette voie-là est une impasse, mille fois empruntée. La généalogie de l’ubique se perd traditionnellement à chercher une lignée trouvant sa source dans les machines à calculer de Pascal ou Leibniz, voire remontant jusqu’aux premiers abaques et bouliers, et dont le courant s’écoulerait le long du fleuve des techniques de calcul, recouvrant tantôt les algorithmes persans d’Al-Khwârismîn, tantôt l’inachevée machine analytique de Charles Babbage, éclairée par le phare d’Ada Lovelace – considérée comme la première programmeuse de l’histoire... Une telle généalogie est vaine. Elle tente de tracer un chemin artificiel, se disputant l’origine du fleuve qui se jette dans l’océan de l’ubique – océan qui est la réalité dans laquelle nous baignons aujourd’hui. Mais la généalogie n’arrive jamais à expliquer de quoi sont faites les gouttes d’eau composant cet océan.
Il est cependant un port auquel toute généalogie de l’ubique ne manque pas d’accoster, nommé Alan Turing. Certaines généalogies prennent même ce mathématicien anglais du début du XXe siècle, comme le point de départ de l’ubique. Autrement dit dans une optique génétique et non plus généalogique, comme son père. Peu nous importe si Alan Turing doit être considéré comme le père de l’ubique plutôt que Babbage, Lovelace, Leibniz, Pascal ou Al-Khwârismîn. Ce qui est indiscutable et qui nous intéresse en premier lieu est qu’il fut le premier à élaborer une théorie scientifique fondant l’ubique.
Voyons d’abord en quoi consiste cette théorie. Dans un article de 1933, Turing démontre que tout nombre calculable peut l’être mécaniquement au moyen d’une machine. Entendons-nous bien : Turing n’a pas construit dans le cadre de cet article de machine physique, matérielle. Ce qu’on nomme depuis « machine de Turing » est une pure abstraction, un concept mathématique. Turing se contente de décrire le fonctionnement d’une telle machine, qu’il imagine être opérée par des humains, effectuant des calculs à l’aide de sa machine et de ce fait nommés « computers », soit littéralement des calculateurs – mais il n’est pas innocent que le terme « computer » soit aujourd’hui employé comme traduction anglophone d’« ordinateur »...
Ces « computers » introduisent dans la machine des règles de fonctionnement, indiquant ce que la machine doit faire lorsqu’elle est dans tel état, ainsi que les données sur lesquelles le calcul doit s’opérer. Règles et données peuvent être représentées par des symboles inscrits sur les cases d’un ruban. La machine est dotée d’une tête de lecture/écriture lui permettant d’examiner une case du ruban et, en fonction de l’état dans lequel elle se trouve et du symbole lu, doit pouvoir changer d’état en effectuant des opérations élémentaires comme déplacer le ruban dans un sens ou dans l’autre, effacer le symbole qui se trouve sur la case examinée ou y écrire un nouveau symbole.
Pour illustrer ce fonctionnement simpliste, il suffit de se rappeler la manière dont on enseigne à l’école à poser une addition – ou toute autre opération arithmétique élémentaire : soustraction, multiplication ou division. On utilise dans ce cas une feuille sur laquelle on écrit des symboles représentant les chiffres des nombres à additionner. On commence par les chiffres de droite qu’on additionne et l’on pose le résultat intermédiaire sur une ligne au-dessous, avec éventuellement une retenue à reporter dans la colonne juste à gauche. Puis l’on passe à cette colonne juste à gauche. Suivant son état, on ajoute les chiffres qui s’y trouvent ou également la retenue. Et ainsi de suite. La différence avec la machine de Turing est d’une part que les calculs se font sur une feuille en deux dimensions. Mais rien n’empêcherait aux écoliers d’écrire les nombres l’un après l’autre au lieu de les disposer l’un au-dessus de l’autre. Et l’on se ramènerait ainsi à l’unique dimension du ruban de la machine de Turing. Une autre différence est que, d’autre part, on n’écrit pas en général sur la feuille les règles de changement d’état, telles que « si on lit un deux, puis un autre deux, il faut écrire un quatre ». Les tables d’addition sont censées être apprises par cœur. Mais il suffit de se représenter des morceaux du ruban comme retranscrivant ces tables mémorisées par les élèves, et voilà ! Nos écoliers avec leurs feuilles et leurs crayons peuvent tout à fait être comparés à des machines de Turing avec leurs rubans, leurs têtes de lecture/écriture et leurs règles de transitions entre états.
Tous deux appliquent mécaniquement des enchaînements d’opérations élémentaires en vue d’obtenir un résultat. Il s’agit précisément de la définition de ce qu’est un algorithme. Et c’est là une des principales théorisations de l’ubique qu’apporte l’article de Turing : l’ubique est génétiquement basée sur des algorithmes. Chaque machine de Turing est un algorithme.
Un autre résultat primordial de cet article est que les données sur lesquelles opère un algorithme peuvent être représentées de la même manière que les règles selon lesquelles il opère. C’est là également un principe de base de l’ubique. En conséquence, il est possible de représenter le fonctionnement de toute machine de Turing de manière à simuler celle-ci dans une autre machine de Turing, dite universelle. Il suffit que cette dernière prenne comme donnée d’entrée l’algorithme qui constitue la machine de Turing particulière à simuler.
Il y a là un saut qualitatif important par rapport à toute machine physique de la révolution industrielle. Celles-ci étaient conçues pour accomplir une tâche particulière, principalement physique. La machine universelle de Turing, comme nos ordinateurs actuels dont elle est le modèle théorique, est capable d’effectuer n’importe quel calcul. Cette capacité étend d’une part les potentielles applications qui peuvent en être tirées. C’est un changement épistémologique et anthropologique considérable. Comparable à celui par lequel la puissance d’agir et de penser s’est drastiquement accrue à la révolution néolithique par l’adoption de l’outil ou à la révolution industrielle par l’utilisation de machines capables de transformer l’énergie. Mais, d’autre part, le fait qu’il puisse exister une machine universelle de Turing définit clairement une limite indépassable à ce que peut réaliser l’ubique : tout ce qui n’est pas réductible à un calcul lui échappe irrémédiablement.
Nous sommes alors désormais en mesure de définir la nature des modèles sur lesquels opère l’ubique : celle-ci est mathématique. S’il fallait encore s’en convaincre, quelques années après l’article fondateur de Turing, ce que l’on nomme désormais la thèse de Church-Turing démontre l’équivalence stricte de diverses manière de définir les nombres et les fonctions calculables : par une machine de Turing, comme nous venons de le voir ; par des fonctions mathématiques récursives – c’est-à-dire, en simplifiant, qui font appel à elles-mêmes, l’exemple paradigmatique étant la fonction factorielle de n, qui est le produit de n par le résultat de la factorielle de n - 1, et ainsi de suite jusqu’à la factorielle de 0 qui vaut 1 – ; ou par des fonctions exprimées en lambda-calcul – un système formel inventé par le mathématicien américain Alonzo Church. Tout ce qu’effectue une machine de Turing peut l’être par l’une ou l’autre de ces méthodes purement mathématiques.
Mais cette équivalence entraîne à nouveau que tout ce qui ne peut être calculé mathématiquement ainsi ne peut pas non plus être obtenu à l’aide d’une machine de Turing. Cette tension entre ce sur quoi l’ubique peut opérer – le domaine du calculable –, qui est déjà considérablement étendu, et ce qui est hors de sa portée – l’infinité du réel non réductible à un calcul – est donc déjà présente dès l’origine génétique de l’ubique.
On n’aura pourtant de cesse de vouloir repousser cette limite. Turing lui-même publiera quelques années plus tard, en 1938, un article dans lequel il imagine étendre les capacités d’une machine de Turing à l’aides d’oracles, à même de décider – pour ainsi dire, magiquement – d’un résultat lorsqu’une machine de Turing en est incapable. Il poursuit en cela une longue tradition faisant appel à la démonologie lorsque la science s’avère impuissante. Qu’on songe au génie de Laplace, capable de connaître toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, et ainsi déterminer tous les événements futurs en fonction des positions, masses et vitesses de chaque particule de l’univers – ce que la mécanique quantique démontrera être impossible. Ou encore au démon de Maxwell, pouvant savoir la vitesse de molécules et ouvrir ou fermer une porte entre deux compartiments de températures différentes en fonction de cette vitesse, permettant ainsi – à l’encontre de la seconde loi de la thermodynamique – de refroidir une source froide à partir d’une source chaude et donc de dimi-
nuer l’entropie du système, qui pourtant ne peut qu’être croissante selon cette loi.
Ce recours à des êtres surnaturels pourrait paraître pour le moins surprenant de la part de scientifiques élaborant des théories on ne peut plus rationnelles. Mais ce qu’il souligne est justement que ce mode de pensée scientifique – que l’on peut qualifier de « moderne » depuis Descartes – est incapable à lui seul d’expliquer l’intégralité du réel. Il y a toujours un reste qui échappe à la compréhension qu’il peut offrir. L’idéologie moderne du progrès a toujours prétendu que si ce résidu était pour le moment hors de portée de la science, l’évolution des connaissances qu’apporte celle-ci réduirait inexorablement celui-là, jusqu’à le faire disparaître un jour ou l’autre. Et en attendant, génies, démons ou autres oracles peuvent être convoqués pour justifier l’inexplicable.
Au point où nous en sommes de notre enquête, il ne nous appartient pas de disqualifier cette idéologie ni d’en partager les conclusions. Ce qui nous importe pour l’instant est de constater qu’elle fait partie du code génétique de l’ubique. Par essence, l’ubique est limitée mais, tout aussi essentiellement, l’ubique s’efforce d’ignorer cette limite. Et il nous faut poursuivre notre enquête pour savoir si cette contradiction peut ou non se résoudre...
Archéologie de l’ubique
« [...] on avait là une définition possible de la révolution informatique, comme victoire, inattendue et totale, de l’intuitionnisme [...]. Mieux, cette révolution informatique serait aussi une révolu‐ tion [...] dans la façon de faire et de penser les mathématiques, grâce à la mécanisation du calcul et à l’automatisation de la preuve, permises par l’usage intensif de machines indifférentes à la no‐ tion métamathématique de vrai et de faux : des machines intuitionnistes. »
Aurélien BELLANGER, Le continent de la douceur, Paris, Gallimard, 2019, p. 137-138
Notre enquête nous a amenés à séquencer le patrimoine génétique de l’ubique en partant d’un article d’Alan Turing de 1936. Le principal résultat en a été de révéler la nature algorithmique des modèles mathématiques constituant les objets sur lesquels opère l’ubique. Dès lors, nous avons pu identifier que la caractéristique essentielle – génétique – de l’ubique était de pouvoir traiter n’importe quel problème dans la limite de ce qui est calculable – tout en remarquant que cette limite, dès l’origine de l’ubique, n’avait eu de cesse de tenter d’être repoussée, voire refoulée.
Toutefois cet article de Turing ne nous a pas encore livré tout ce que nous pouvons en tirer. Il nous faut à présent continuer de gratter sous l’écorce de cet article afin de dégager les différentes strates sur lesquels il s’établit, dans une démarche qui peut ainsi être qualifiée d’archéologique.
L’article de Turing, dans lequel il expose ses machines conceptuelles et notamment la machine universelle de Turing qui théorise le principe de base de nos ordinateurs actuels, s’intitule Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision. On peut faire remonter le « problème de la décision » jusqu’au XVIIe siècle où Gotfried Wilhem Leibniz envisageait de trancher les débats philosophiques en les soumettant à un calcul susceptible de déterminer la véracité ou non d’une proposition exprimée sous forme de symboles. Mais c’est surtout en 1928 que les mathématiciens allemands David Hilbert et Wilhem Ackerman ont posé ce problème de la décision – ou Entscheidungsproblem – sous sa forme définitive : existe-t-il une procédure mécanique – un algorithme – capable de décider si un énoncé mathématique est vrai ou faux ?
Or dans le modèle des machines de Turing, puisqu’il n’y a pas de différence de forme entre les données d’un programme et les instructions de ce programme, on peut passer en donnée d’entrée d’un programme A les instuctions d’un autre programme B. Dès lors, si la tâche du programme A est de calculer si le programme B se terminera ou non, le problème de la décision revient à prouver qu’il existe une machine de Turing A qui puisse déterminer si n’importe quelle autre machine de Turing B possible et imaginable obtiendra au bout d’un certain temps le résultat du calcul pour lequel B est programmée. Et la réponse que Turing donne dans son article de 1933 est négative : on peut prouver qu’il n’existe pas de telle machine A capable de décider si toute autre machine de Turing B s’arrêtera ou continuera à tourner à l’infini. Cette même conclusion avait d’ailleurs été obtenue quasi simultanément et de manière indépendante par Alonzo Church à l’aide de son lambda calcul : l’Entscheidungsproblem n’admet pas de solution.
On voit ainsi que l’ubique, pourtant de nature mathématique, est née d’un échec mathématique : celui du problème de la décision. Mais pour prendre la mesure de cet échec, il nous faut creuser plus profondément dans les strates de l’histoire des mathématiques.
En effet, l’Entscheidungsproblem est lié à l’une des vingt-trois questions posées par David Hilbert en 1900 – précisément au dixième problème demandant de construire une procédure par laquelle on pourrait déterminer en un nombre fini d’opérations si toute équation peut être ou non résolue par des entiers naturels. Hilbert propose son programme de vingt-trois questions comme posant
les problèmes essentiels devant être résolus par la recherche mathématique au XXe siècle naissant, afin d’assoir celle-ci sur des base irréfutables. Cette ambition que tout problème mathématique soit soluble vient répondre à ce qui fut nommé à la fin du XIXe siècle la crise des fondements mathématiques.
Celle-ci s’est posée alors que l’emploi irréfléchi de la notion d’infini depuis l’essor du calcul différentiel et intégral au XVIIIe siècle, ainsi que la théorie abstraite des ensembles développée par Georg Cantor au début des années 1880, ou l’apparition de géométries non euclidiennes avaient fait apparaître des paradoxes remettant en cause l’ensemble des mathématiques élaborées depuis l’Antiquité. Or, si l’on ne pouvait plus se fier à la solidité des fondements mathématiques, les ponts et autres édifices basés sur les mathématiques ne risqueraient-ils pas de s’effondrer à leur tour ?
Bref, l’ampleur de cette crise et des conséquences en découlant fut telle qu’elle suscita l’émergence de pas moins de trois écoles concurrentes s’efforçant d’y apporter une solution. Les racines épistémologiques de ces trois écoles sont fondamentalement divergentes, voire conflictuelles et donnèrent parfois lieu à de vives controverses. Malgré tout, ces trois chemins parallèles n’ont pas arrêté de s’entrecroiser, l’un empruntant avec parcimonie des éléments de l’autre afin de progresser. Si bien que les différences se sont aujourd’hui évanouies. Mais ce qui nous importe est que l’ubique ait pu trouver un terrain fertilisant dans chacun de ces trois champs. Examinons-les donc brièvement chacun à leur tour.
Tout d’abord, le logicisme eut l’ambition de rabattre l’ensemble des mathématiques sur la seule logique, en faisant profiter cellles-là de la rigueur de celle-ci. On peut faire remonter cette dernière à Aristote et l’idée de réduire l’ensemble des sciences à un langage logique formel capable d’en exprimer les concepts et d’en tirer des déductions logiques à Leibniz. Mais la logique moderne est
vraiment née avec George Boole lorsqu’il entreprit au milieu du XIXe siècle de démontrer que les raisonnements logiques étaient soumis à des lois algébriques et pouvaient être transcris sous forme d’équations. La logique passait ainsi du domaine philosophique à celui des mathématiques. Trois décennies plus tard, Gottlob Frege donna le point de départ du logicisme en défendant que l’arithmétique était une branche de la logique, pour laquelle il créa un langage idéographique afin d’en représenter les raisonnements. Son alphabet était certes trop complexe et se heurtait à des paradoxes, mais il servit de base à ce qui fut le grand œuvre du logicisme : les Principia Mathematica d’Alfred North Whitehead et Bertrand Russell. Sur des milliers de pages, ceux-ci tentèrent de faire dériver la totalité des mathématiques, y compris la théorie des ensembles de Cantor, tout en évitant les paradoxes qui s’y étaient fait jour, d’une logique formelle, c’est-à-dire d’un jeu sur des symboles, en dehors de toute signification.
Or c’est là tout le principe de l’ubique théorique : manipuler des symboles en faisant abstraction de leur sens, selon les règles de l’algèbre de Boole, qui n’admet comme alphabet que des 0 et des 1, soit un calcul binaire, dont Leibniz – encore lui ! – formula les bases. Turing lui-même s’inscrit en partie dans cette lignée de logiciens et l’ubique est donc directement issue de cette école du logicisme.
La seconde école de mathématiciens, le formalisme axiomatique, dont la figure de proue fut Hilbert et dont les rangs furent principalement constitués des élèves de ce dernier – parmi lesquels le truculent John Von Neumann, personnage que nous n’arrêterons pas de croiser dans notre enquête – se proposa quant à elle de fonder simultanément la logique et l’arithmétique, en construisant indépendamment les termes logiques et le concept de nombre, se démarquant ainsi du logicisme pour lequel les nombres devaient être déduits des principes logiques. La méthode axiomatique formelle consiste à formaliser une théorie en explicitant les termes de bases utilisés et en se donnant un certain nombre de propositions premières – les axiomes – qu’on admettra comme hypothèses sans démonstrations. À partir des termes premiers et des axiomes, on devait pouvoir déduire l’ensemble des objets et des formules de la théorie. Dès lors, la vérité mathématique fut coupée de la réalité : elle n’était plus ce qui est conforme au réel – une vérité exprimée –, mais ce qui pouvait être inféré des axiomes – une vérité formelle. Pour s’assurer de sa solidité, il suffisait de montrer que la théorie axiomatisée respectait les propriétés d’indépendance des axiomes : aucun axiome ne peut être déduit d’un autre, de complétude : toutes les formules vraies de la théorie peuvent être démontrées à partir des axiomes, et de consistance ou cohérence : on n’aboutit jamais à une contradiction où une proposition et son contraire peuvent à la fois être vrais.
Le but d’Hilbert et de son école fut explicitement que les mathématiques puissent reposer sur l’enchaînement mécanique de règles de déduction à partir des seuls axiomes, cet enchaînement étant purement syntaxique, évacuant toute signification aux symboles employés – davantage encore que dans le logicisme où un certain sens persistait à être attaché aux règles logiques. On voit là que l’ubique se révèle être la technique idéale pour exécuter une telle axiomatique : quoi de mieux qu’un ordinateur pour dérouler mécaniquement, sans erreur et avec une puissance de calcul que ne saurait atteindre aucun mathématicien, des règles strictement définies ? De fait l’ubique sera utilisée pour démontrer des théorèmes jusqu’alors inaccessibles à l’esprit humain en raison du nombre astronomique de calculs nécessité.
Enfin, l’intuitionnisme initié par Luitzen Egbertus Jan Brouwer et poursuivi, entre autres, par Arend Heyting, Kurt Gödel ou Andreï Nikolaïevitch Kolmogorov, s’opposa radicalement à la logique classique, lui reprochant d’appliquer à l’infini des règles uniquement valables dans le domaine du fini, ce qui, selon eux, était la raison pour laquelle des paradoxes s’étaient introduits dans les mathématiques. Ainsi en allait-il principalement du principe du tiers exclus, énonçant qu’une proposition est soit vraie, soit fausse et rien d’autre, et des démonstrations par l’absurde qui en découlent, admettant que si la négation d’une proposition amène à une contradiction, cette proposition peut être considérée comme vraie. Pour l’intuitionnisme, si l’on rencontre une contradiction, il est impossible de décider si la proposition contraire est vraie ou fausse, elle reste indéterminée. L’intuitionnisme exige que les objets mathématiques soit effectivement construits, ce qu’éludent les principes classiques refoulés. En cela, l’intuitionnisme apportait une rigueur supplémentaire, mais amputait les mathématiques de raisonnements depuis longtemps admis, ce qui rebuta bon nombre de mathématiciens.
Cependant, ce constructivisme s’est révélé parfaitement adapté à l’ubique, dont les machines ne sauraient manipuler des objets qui ne sont pas calculés explicitement. La logique intuitionniste permis d’ailleurs d’immenses progrès dans la théorie de l’ubique lorsqu’émergea dans les années 1950-60 l’isomorphisme de Curry-de Bruijn-Howard, établissant une correspondance entre preuves et programmes.
Et ce fut également sur des bases intuitionnistes que Kurt Gödel mit un terme définitif au programme d’Hilbert et aux espoirs de fonder totalement les mathématiques, lorsqu’il présenta en 1931 ses théorèmes d’incomplétude : tout système formel assez complexe pour représenter l’arithmétique contient des formules qui ne sont ni démontrables ni réfutables – mais donc indécidables – et notamment sa cohérence, qui ne peut être démontrée que hors de ce système. En d’autres termes : d’une part, il existe des vérités mathématiques qui restent à jamais hors d’atteinte et, d’autre part, on ne peut décider, en restant au sein d’une théorie, si certaines propositions sont vraies ou fausses. Ou pour en revenir aux machines de Turing : on ne saurait déterminer pour n’importe quelle d’entre elles si elle s’arrête ou non au bout d’un temps fini.
Cette excavation archéologique, dans les strates de l’histoire des mathématiques et particulièrement de la crise de ses fondements, nous ramène donc à notre point de départ. Cependant elle reste riche d’enseignements sur l’ubique. En premier lieu, l’archéologie est venue confirmer et rendre d’autant plus évident ce que la génétique avait déjà identifié : l’ubique n’a pu germer que sur un sol mathématique. Et nous pouvons même ajouter : sur des sols mathématiques, tant se sont révélés tout autant fertiles, des terrains si variés dans leur composition. Et encore, n’avons-nous pas abordé, pour des raisons de concision et de lisibilité, les apports de la théorie des types, de celle des modèles ou de la théorie des catégories, de la métamathématique et de la théorie des démonstrations, ni de l’influence des logiques formelles sur les langages de programmation, ni des recherches en théorie algorithmique de l’information...
Mais surtout, l’échec apporté par les théorèmes d’incomplétude de Gödel aux efforts tant logicistes que formalistes ou intuitionnistes de résoudre la crise des fondements mathématiques, nous révèle que l’ubique repose avant tout sur des ruines. On s’était efforcé d’atteindre une connaissance complète et certaine de la vérité mathématique – en la fondant sur la logique, en établissant celle-ci et tout à la fois les mathématiques sur une consistance formelle, ou en se référant à l’intuition de l’esprit du mathématicien au travail – et cela a échoué. Toujours subsiste un reste dans la vérité mathématique, hors d’atteinte par les seuls moyens mathématiques. Cela vient évidemment s’ajouter à l’impossibilité phénoménologique pour l’opération de modélisation de l’ubique de représenter la totalité du réel. Ce réel sera toujours amputé par l’abstraction réalisée par l’ubique, qui doit alors se contenter d’opérer dans le domaine des mathématiques. Mais même au sein de ce royaume des mathématiques, il restera des vérités inaccessibles.
Ce constat devrait tout d’abord inciter à faire preuve de modestie quant à ce dont est capable l’ubique : il ne devrait jamais être question que l’ubique puisse être une solution à n’importe quel problème. Or il existe encore des savants universitaires qui réfléchissent sérieusement à une « théorie ubique du Tout », où notre univers serait le résultat d’un algorithme capable également de potentiellement générer d’autres univers...
Enfin, les tentatives infructueuses de garantir la vérité mathématique se sont traduites par un rejet de plus en plus accentués de la notion de sens. La sémantique elle-même est devenue formelle, c’est-à-dire syntaxe. Ceci est d’une importance fondamentale dans notre enquête, dans la mesure où l’ubique peut être caractérisée comme un traitement d’informations sous forme symboliques, prenant pour objet de ses opérations les symboles « purs », sans référence à ce qu’ils sont censés symboliser. Pour le dire succinctement, le sens est étranger à l’ubique.
La suite au prochain épisode...
Gibus












