Petits fours et bonnes intentions

Récit d’une rencontre scandinave pour sauver le climat

paru dans lundimatin#383, le 16 mai 2023

S’est récemment tenue, dans le nord de l’Europe, une rencontre internationale visant à mieux comprendre le changement climatique et ses conséquences. Plusieurs jours de réflexions scientifiques pluridisciplinaires pour démontrer l’importance des sciences humaines et sociales dans la résolution des défis climatiques. Entre petits fours, réseautage et temps pluvieux, les débats ont du mal à décoller. Les ennemis sont désignés : l’avion, la viande, l’éco-anxiété. En revanche, l’impossibilité manifeste à prononcer le mot capitalisme renseigne sur les limites des bonnes intentions discutées.

Présentation de soi et mise à distance du politique

On est lundi. Il pleut et je ne sais pas trop ce que je fais là.

Là, c’est au milieu de la grande salle d’une prestigieuse université scandinave, sur les hauteurs de la ville, entre mer et nuages.

Dans cette salle, les tables sont dressées comme pour un mariage. Les gens sont habillés comme pour un mariage. L’ambiance est à la fois cordiale et gênante, comme pour un mariage. Pourtant, nous ne célébrons aucune union, nous sommes tou·tes réunis pendant deux jours pour parler, au contraire, d’un sujet plutôt sombre : le changement climatique.

L’évènement est lancé par une annonce : des scientifiques de plus de vingt pays à travers le monde sont réunis pour démontrer que les sciences humaines et sociales sont capables de penser le défi contemporain de la transition écologique. Tonnerre d’applaudissements.

Comme pour beaucoup de cérémonies de ce type, l’objectif est moins de réfléchir directement à la question que de se rencontrer, faire du réseau et nouer des alliances pour permettre à ces réflexions d’émerger par la suite. La taille de nos colliers-étiquettes comprenant nos noms et institutions ne laisse pas vraiment de doute sur la question.

La première journée sera consacrée à des conférences de prestigieu·ses invité·es, sous forme de panels ou de keynotes. La représentante de la TV nationale vante le bon traitement journalistique du sujet climatique par sa chaîne ; des psychologues parlent d’éco-anxiété ; des politologues de conflits d’usages locaux ; des sociologues de l’engagement des jeunes.

L’organisation est millimétrée et les pauses sont aussi importantes que les interventions elles-mêmes puisque réseau doit être fait.

Plusieurs choses me marquent dans ces premières interventions : certains éléments politiques importants sont souvent évoqués en introduction, sans jamais être réellement traités.

Le pétrole, d’abord. C’est un problème écologique majeur. C’est d’autant plus un problème que la région en produit en quantité industrielle et que les richesses visuellement constatables (au nombre de Tesla garées dans les rues, notamment) reposent en majorité sur cette ressource naturelle. Si, aux dires de tou·tes, les habitant·tes de cette région sont très écolos (les Tesla sont électriques), ils et elles doivent donc vivre avec le paradoxe du pompier pyromane. La justice sociale, ensuite. Un consensus paraît établi sur cette question : la justice climatique et la justice sociale doivent être pensées en symbiose puisque les catastrophes climatiques augmentent la pauvreté et que la pauvreté tend à rendre inopérante les politiques publiques environnementales. Les riches, enfin. Très en lien avec le consensus précédent, les chiffres sont clairs, c’est le mode de vie des 10% les plus riches qui détruit la planète. Nier ce constat est de plus en plus difficile et il est donc, au contraire, de bon ton de le reconnaître.

Mais on aimerait en savoir plus et ces constats dépassent rarement les limites des chapeaux introductifs.

Par moments, j’ose espérer que si ces éléments ne sont que vaguement cités – ou, du moins, sont esquivés politiquement – c’est parce que, pour ce premier jour, le fond compte moins que la forme. Cette journée est l’occasion de se présenter, de se mettre en scène, d’échanger cordialement avec ses pairs autour des belles tables rondes qui jalonnent la salle.

D’ailleurs, les questions posées sont rarement pertinentes et fusent directement après la fin des présentations. « Avez-vous pensé à intégrer les entreprises dans votre recherche ? », assène un chercheur de l’université du Texas. Elles sont surtout l’occasion pour celui ou celle qui les pose d’évoquer son nom et son origine. Un « monsieur d’Oxford » en pause régulièrement et s’évertue à répéter le nom de sa prestigieuse institution à chacune d’entre elles. Et cela fonctionne. À ma table, il se murmure : « j’aimerais bien aller voir ce monsieur d’Oxford… mais je ne sais pas quoi lui dire ».

Globalement donc, je trouve peu d’intérêt à tout ce qui se raconte aujourd’hui. Personne ne prend de risque, les discours sont lissés, les sujets consensuels et très individualisants. Pourtant, les gens paraissent satisfaits du « panorama dressé ».

Demain on parlera de capitalisme, hein ? Au moins un peu ?

Sans surprise, non. On ne parlera pas de capitalisme. Jamais.

Avion, viande et éco-anxiété

Le deuxième jour il pleut, encore. Nous changeons de locaux pour aller dans un autre bâtiment de l’université où l’ambiance est un peu moins fastueuse.

Ce jour commence, comme le précédent, par une présentation collégiale au cours de laquelle, au détour d’un PowerPoint, apparait une photo de Macron avec l’administration Trump, en 2019. Le mot fuse dans l’amphithéâtre : « comparé à Trump, Macron c’était quand même beaucoup mieux niveau climat ».

Ce deuxième jour est plus académique. Les papers presentations voient le public se diviser en plusieurs salles. Les présentations se font plus courtes et les discussions en plus petits comités, autour de recherches plus précises et, souvent, de jeunes chercheur·es. Les questions, elles aussi, se font un peu plus pertinentes. Les enjeux de réseau laissent vaguement la place à d’autres, plus scientifiques.

Pourtant, je ne trouve toujours pas vraiment d’intérêt à ce qui est présenté. Peut-être parce qu’il est trop difficile de présenter sa recherche en quinze minutes ? Peut-être parce que le stress et la peur qui s’entend dans les voix tremblantes des jeunes chercheur·es les rendent difficiles à suivre ? Peut-être parce que, malgré tout, les présentations restent lisses et uniformes ? Peut-être parce que c’est aussi le cas des sujets de recherches eux-mêmes ? Peut-être parce que, à la mi-journée, le mot capitalisme n’a toujours pas été prononcé ? Et ne le sera pas non plus dans l’après-midi.

L’après-midi sera en revanche l’occasion de comprendre progressivement quels sont les ennemis identifiés collectivement lors de ces deux jours d’échanges. Ils sont trois : l’avion, les voitures et la viande. Ils sont, en fait, même plutôt quatre parce que, dans un autre registre, l’éco-anxiété est érigée au rang d’ennemi public numéro un puisque « nous voulons que nos jeunes se sentent bien ». Les recherches sur cette question se comptent par dizaines. Elles cherchent à comprendre pourquoi les jeunes se sentent éco-anxieux, comment est-ce que cette anxiété se matérialise, est-ce grave, comment résoudre ce problème. Mais les recherches traitent aussi des pratiques de mobilité (voiture, avion), des pratiques alimentaires (viande, véganisme), des pratiques en lignes (influenceurs climat, militantisme en ligne) : de l’individu face aux changements climatiques.

Ce qui me paraît commun entre tout ce qui m’est donné à voir aujourd’hui c’est l’absence de conflictualité et, plus globalement, sur ces deux jours, l’absence du politique. Ce dont il s’agit c’est de comprendre et de modeler le comportement des individus en tant que consommateurs. Comment les pousser à être « plus respectueux de la nature », à moins prendre l’avion, à trier leurs déchets.

Un jeune philosophe va même jusqu’à chercher à convaincre son auditoire que c’est, précisément, « la vertu individuelle » qui sera en mesure de résoudre les problèmes posés par « l’anthropocène ».

Bonnes intentions

La journée se termine par un événement qui, je crois, me permet de donner du sens à ces deux jours.

C’est le discours d’une ancienne femme politique scandinave qui clôture les discussions. Discours politique au pire sens du terme : vide de sens, multipliant les banalités et les flatteries. « Les citoyen·nes sont maintenant responsables » ; « Nous avons besoin d’une nouvelle croissance, une croissance de qualité » ; « Nous avons besoin des sciences sociales, besoin de gens qui savent communiquer, créer l’espoir ». Derrière son pupitre et ses jolies tournures de phrases, elle cherche à brosser dans le sens du poil son public fatigué par deux jours d’échanges.

Dans cette succession d’idées prémâchées, une chose me marque tout de même. Elle répète plusieurs fois : « …si nous ne voulons pas devenir la Chine il nous faudra… ».

Étonnante formulation. Pourquoi voudrions-nous devenir « la Chine » ?

Son discours résonne alors pour moi avec une question posée la veille. Question que j’avais prise, sur le moment, pour une autre banalité : « La démocratie est-elle réellement adaptée à la crise écologique ? ». Je ne me souviens plus bien de la réponse apportée, ni même de la personne ayant posé la question, pourtant je comprends maintenant l’importance de cette remarque. La vraie question de ces deux jours, c’est celle-ci.

Car dans son discours, la femme politique scandinave parle régulièrement de la nécessaire « intégration des citoyen·nes », de la « participation locale ». Beaucoup de travaux présentés cherchent à « conscientiser » les individus, notamment, d’ailleurs, les classes populaires ; à réduire l’éco-anxiété pour favoriser l’engagement ; à créer de nouveaux modèles politiques intégrateurs. Elle invite donc l’auditoire à valoriser, de toutes les manières possibles, ses recherches, à investir le débat public, à s’engager en politique. Nous sommes, selon elle, les porteurs des changements nécessaires.

Pourtant, le paradoxe temporel est aussi régulièrement évoqué : « nous avons si peu de temps pour engager des changements si chronophages ». Or, si les masses que nous cherchons à convaincre, dans leur grande lenteur, n’arrivent pas à « changer leurs comportements » assez vite, qu’adviendra-t-il ?

Paraît ressortir l’idée que si tout cela ne fonctionne pas, si les expert·es, notamment présents dans cet amphithéâtre, ne parviennent pas à faire émerger leurs propositions démocratiques à temps, si les catastrophes climatiques frappent plus vite que prévu, si la science et les bonnes intentions ne suffisaient pas : alors, d’autres choix devront être fait.

Des choix qui pourraient nous rapprocher, politiquement, de la Chine.

Evidemment, personne ne dit cela ouvertement ici et d’ailleurs, personne ne le pense si clairement.

Pourtant, dans les bonnes intentions individualisantes brossées au cours de ces deux jours se profile un refus de la conflictualité et du débat politique structurel sur les causes des changements climatiques. Donc, sur le capitalisme. Rejeter la faute sur l’individu – et, indirectement, sur celui ou celle qui ne pourra pas s’offrir de voiture électrique – traduit une farouche volonté de conserver ses privilèges par un évitement des débats sur leurs remises en cause.

Alors, la question se pose en ces termes : lorsque ces privilèges se verront matériellement attaqués par les catastrophes climatiques à venir, ceux qui les exercent conserveront-ils leurs bonnes intentions ?

Ils auront en tout cas le luxe de pouvoir dire qu’ils ont essayé. Notamment ici, pendant ces deux jours, sous la pluie scandinave.

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