Petite histoire de xénophobie ordinaire

Santiago Amigorena

paru dans lundimatin#299, le 9 août 2021

Je sais à quel point les mots qui suivent peuvent sembler inoffensifs. Ils décrivent une toute petite mésaventure qui n’a provoqué aucune blessure profonde, qui n’aura aucune conséquence douloureuse. Pourtant, quelque chose me donne envie de vous la raconter.

Lorsque notre fille est née, Marion et moi avons fait la demande d’un livret de famille. En allant chercher le document, Marion s’est rendu compte qu’il avait une particularité : il mentionnait le fait que l’enfant avait été reconnu par son père et sa mère mais seul le nom de la mère figurait dans les pages destinées à établir l’identité des parents. Étonnée, elle a demandé des explications. Laissant entendre que « ça arrivait souvent », l’employée de la mairie lui a conseillé de vérifier que j’avais bien obtenu ma naturalisation.
Lorsque Marion m’a fait part de cette conversation, je me suis rendu à la mairie, muni de mon passeport et ma carte d’identité, pour demander pour quelles raisons on doutait de mon état civil. On m’a répondu que c’était « Nantes » (c’est-à-dire le Service Central d’État Civil) qui avait refusé de confirmer ma naturalisation et que c’était moi qui devais obtenir un extrait d’acte de naissance où figurerait la date précise à laquelle je suis devenu français.
J’ai osé demander, fort, pour que tout le monde m’entende, si ce n’était qu’auprès de « Nantes » qu’ils forçaient des citoyens à faire eux-mêmes cette démarche ou si des Français nés dans d’autres contrées à la réputation douteuse – Sarcelles, Agen, Châteauroux, que sais-je – avaient eux aussi droit à un traitement spécial.
Personne n’a jugé nécessaire de me répondre.

Ayant obtenu le document requis, je suis retourné à la mairie où, dans un premier temps, on m’a dit que la personne qui s’occupait des livrets de famille n’était pas là. Comme j’insistais, on est allé chercher une employée « supérieure » qui m’a dit qu’il fallait que j’envoie moi-même le livret de famille à Nantes pour qu’ils y ajoutent mon nom. Ne comprenant pas dans quel but on m’avait demandé d’abord d’apporter la preuve, déjà nantaise, de ma naturalisation, pour me demander ensuite de faire cette nouvelle démarche, j’ai demandé si cette manière de traiter les étrangers lui semblait correcte. Elle m’a répondu, à raison, que je n’étais pas étranger : juste un Français né à l’étranger.
Insistant un peu pour savoir exactement pourquoi, alors qu’ils avaient envoyé le livret de famille à Dijon pour que soit confirmé l’identité de la mère, ils refusaient de l’envoyer à Nantes pour confirmer la mienne, elle m’a répondu, je cite : « On a eu une directive qui nous demande de ne plus adresser de demandes à Nantes. »
Troublé, j’ai accepté, comme elle me le proposait, de voir son directeur. Après quelques minutes d’attente, l’homme est arrivé et m’a expliqué que ce n’était pas leur faute si Nantes ne leur répondait pas. Je lui ai demandé si la directive dont on m’avait parlé avait été émise par le gouvernement ou par la mairie de Paris. Jamais il n’a accepté de confirmer ou d’infirmer l’existence de cette directive mentionnée par sa subordonnée qui se trouvait à peine quelques mètres plus loin.
Ne sachant que faire pour se débarrasser de moi, l’homme s’est décidé à accepter ma requête et m’a fait remplir un formulaire afin qu’il puisse, non pas rajouter mon nom, ce qui lui semblait impossible, mais établir un nouveau livret de famille.

Je suis un étranger – pardon, un Français né à l’étranger – extrêmement favorisé. Dans des situations telles que celle-ci, je ne perds jamais complètement mes moyens ni mon sang-froid. Et mon bonheur ne dépend, heureusement pour moi, d’aucune administration. Mais cette « directive » m’intrigue. Qui peut formuler de telles recommandations ? Quels êtres humains discutent, décident, et finalement écrivent ces conseils donnés à l’administration ? Qui, et dans quel but, fixe des règles comme celle-ci : si un Français est né à l’étranger, traitez-le un peu moins bien qu’un Français né en France.

En sortant de la mairie, je me suis rappelé une autre situation semblable : il y a longtemps, accompagnant quelqu’un pour l’aider à obtenir un titre de séjour, je me suis retrouvé, à la préfecture de Paris, devant un employé qui ne semblait parler aucun mot d’aucune autre langue que le français. Après avoir aidé la personne que j’accompagnais en traduisant son espagnol, comme elle s’asseyait pour attendre les six heures d’attente qu’il nous fallait attendre, je me suis pris au jeu d’aider d’autres immigrés. J’ai traduit ainsi, de l’espagnol, l’anglais ou l’italien, les propos qu’adressaient des étrangers à peine arrivés en France à cet employé, point désagréable, chargé de délivrer des numéros pour les faire attendre avant qu’ils ne voient d’autres employés. Au bout d’un moment, comme je traduisais les dires d’un homme africain qui parlait anglais, l’employé a précisé le sens d’une phrase. Comprenant soudain qu’il parlait l’anglais aussi bien que moi, je lui ai demandé pourquoi il m’avait laissé traduire ce que disaient la douzaine d’immigrés précédents que j’avais aidés.
Sa réponse avait été aussi définitive que celle donnée par l’employée de la mairie : une directive demandait de ne pas aider les étrangers dans leurs démarches.

Banalité du mal.
Comme la dizaine d’employés de la mairie qui avaient suivi mes différentes discussions sans intervenir, cet homme, assis derrière son guichet, dont le seul travail consistait à aider des étrangers dans leurs démarches, avait accepté sans réfléchir une directive qui lui recommandait de ne pas le faire, une directive qui rendait tout son travail absurde.
Je ne saurais jamais qui pense, décide et rédige ces directives xénophobes – ou d’autres directives liberticides, racistes ou totalitaires. Mais que faire devant ces hommes et ces femmes, employés municipaux, gendarmes, policiers, dont les visages parfois n’inspirent aucune antipathie, aucune crainte, et qui pourtant appliquent ces ordres monstrueux ?

Santiago Amigorena

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