Parcoursup et la police prédictive

La vie, le destin, l’algorithme

paru dans lundimatin#341, le 30 mai 2022

Quoi de commun entre la police prédictive et Parcoursup ? Les deux reposent sur des algorithmes, certes, mais ils sont surtout deux outils plus ou moins subtils du contrôle social assisté par ordinateur. À chaque fois, l’algorithme incarne une somme de décisions politiques dont l’importance n’a d’égale que l’opacité : tout repose alors sur l’efficacité opérationelle, l’interface, la baisse du taux de criminalité ou la répartition des élèves dans les filières en fonction de leurs choix. Une fois n’est pas coutume, les causes structurelles ou les déterminations collectives sont converties et neutralisées en décisions individuelles.

« J’ai pris une Gorgée de Vie -
Je vais vous dire ce que j’ai payé -
Très exactement une existence -
Le prix du marché, ont-ils dit.

Ils m’ont pesée, grain par grain de poussière -
Ont pris la mesure de chaque Particule,
Puis m’ont remis la valeur de mon Être -
Une Goutte de Paradis, une seule ! »
Emily Dickinson

Quel est le sens de la vie ? Qu’est-ce que le destin ?

Voilà des questions avec lesquelles beaucoup d’élèves arrivent en cours de philosophie en terminale. La plupart du temps, les philosophes sont incapables de donner à ces questions des réponses satisfaisantes. Les élèves partiront à la fin de l’année, sans réponses, mais avec des questions polies et affûtées.

Et pourtant… pour être tout à fait honnêtes, ne devrions-nous pas leur dire que les réponses à ces questions existent déjà ? Que désormais, ces questions sont obsolètes ? Qu’il y a des algorithmes qui ont pour charge de nous décharger du poids de notre destin. Laissez faire le pilote automatique, tous les choix ont déjà été faits pour vous.

En réalité, cela n’a pas attendu les algorithmes ou Parcoursup pour commencer. Certains disent que c’est le cas depuis longtemps, algorithmes ou pas :

« Ces instruments ne sont pas des moyens mais des « décisions prises à l’avance  » : ces décisions, précisément, qui sont prises avant même qu’on nous offre la possibilité de décider. Ou, plus exactement, ils sont la décision prise à l’avance [1]. »

Aux États-Unis, une de ces décisions a été prise avec la généralisation des logiciels de police prédictive : les données sur le crime sont utilisées pour construire des modèles de prévision qui permettent de savoir qui risque de devenir un criminel et où risquent de se produire les prochains crimes. Les algorithmes analysent le passé pour anticiper l’avenir, et prévenir le crime. Richard Berk, professeur de criminologie et d’analyse statistique à l’université de Pennsylvanie, peut ainsi dire avant votre naissance si vous serez des criminels, si vous ressemblerez plus à Dark Vador ou bien à Luke Skywalker [2], et prendre toutes les mesures nécessaires pour vous empêcher d’accomplir votre sombre destin.

En plus d’ouvrir des marchés extrêmement lucratifs pour des entreprises privées, de financiariser les budgets municipaux et de remédier à la crise de légitimité de la police (c’est bien connu : les chiffres, c’est objectif), ces « instruments » sont des moyens de contrôle d’une puissance redoutable. Bien qu’ils mettent en jeu des mécanismes virtuels (finance, données), ils ont des effets très réels : ils enferment chacun dans un déterminisme social implacable, oblitérant toute possibilité que le futur soit autre chose que la reproduction des dominations passées et présentes. Tout cela est parfaitement documenté, par exemple dans le documentaire Do Not Resist (2016) de Craig Atkinson [3], ou par Jackie Wang dans son livre Capitalisme carcéral  :

« La production algorithmique de « zones à risque » sur le territoire urbain nous confronte à des formes de pouvoir de plus en plus imperceptibles, qui nous balisent, nous trient et nous enferment dans des cages invisibles, souvent à notre insu. Une cage invisible peut être décrite comme un appareil carcéral qui contrôle et confine la population sans l’enfermer dans une enceinte physique [4]. »

Toutes les études montrent que sous couvert d’objectivité et de transparence, les algorithmes utilisés par la police américaine ne font que confirmer et aggraver les formes de dominations déjà existantes. Les algorithmes encodent en un langage opaque les biais des statistiques et de l’entendement policier. Si vous êtes dominée, criminel ou exclue, si vos parents le sont, vos enfants le seront aussi. C’est la machine qui le dit, il n’y a pas à discuter. Les quartiers pauvres, à majorité noire ou hispanique, désignés comme « zones à risque », deviennent la cible d’un contrôle policier renforcé. Se promener dans un de ces quartiers, c’est être suspect : les policiers peuvent tirer sans sommation. À Ferguson, dans le Missouri, avant les émeutes de 2014, il y avait en moyenne trois mandats d’arrêt par famille noire.

« Lorsque l’agent Timothy Loehmann, de la police de Cleveland, est arrivé sur les lieux où on l’avait appelé, il ne lui a pas fallu moins de deux secondes pour abattre Tamir Rice, un garçon noir de douze ans qui jouait avec un fusil en plastique. Les policiers ont déjà la gâchette facile : et si les petites cases rouges qui délimitent les zones de crime temporaire avaient pour effet de réduire le temps de réaction des policiers lorsqu’ils pénètrent dans ces secteurs [5] ? »

* * *

De la même manière, en France, dans l’Éducation nationale, la pénétration toujours plus profonde du numérique et des procédures algorithmiques, sous couvert d’efficacité et de scientificité, a pour effet d’insérer les logiques marchandes dans des segments de la vie sociale qui avaient d’autres objectifs que la rentabilité, et par là de pérenniser voire aggraver les inégalités qui existaient déjà avant l’existence des algorithmes. Aux yeux du ministère et de ses technocrates, il n’y a plus d’inégalités ou de déterminismes sociaux, seulement des solutions optimales adaptées au parcours individuel de chacun. Leur objectif prioritaire est de calculer le plus tôt possible la valeur économique des enfants, pour les aiguiller sur la bonne voie, le bon parcours, le droit chemin. Plus besoin de sociologues, de psychologues, de conseillers d’orientation : nous avons des statistiques, et elles pensent par elles-mêmes. PredPol, le logiciel utilisé par la police américaine, fait de vous un ou une criminel-né. Parcoursup fait de vous un perdant-né, un exploité-né conscient de la nécessité et du bien-fondé de sa misère. C’est une manière de réinventer l’exclusion, un des moyens par lesquels l’État perpétue l’existence d’un lumpenprolétariat facilement exploitable par le capitalisme numérisé (précaires, intérimaires, vacataires, auto-entrepreneurs). L’efficacité de ces dispositifs tient à leur fausse transparence : en prétendant assurer une distribution optimale des élèves dans les formations, les algorithmes masquent l’exclusion sous des mécanismes de plus en plus objectivés et institutionnalisés. C’est ce qui explique aussi qu’il devienne de plus en plus difficile de savoir où et contre quoi lutter.

Le problème n’est bien sûr pas l’algorithme en lui-même, mais les instructions codées dans l’algorithme. Ces « décisions » sont des choix politiques, qui sont pourtant présentés comme des questions purement techniques. Victor Demiaux, conseiller de la présidente de la CNIL, se demande ainsi, assez naïvement, « si la tentation ne pourrait pas être grande, pour des responsables de politiques publiques, de se cacher derrière l’algorithme, pour échapper à la fatigue d’avoir à faire des choix, de prendre des décisions et de les assumer [6] ». Et Julien Grenet, ancien membre du Comité éthique et scientifique de Parcoursup (il a démissionné), de renchérir sur « l’incroyable opacité de Parcoursup, alors que cette nouvelle plateforme avait été vendue comme un instrument de transparence par rapport à son prédécesseur APB. Grâce à la Cour des comptes, on découvre par exemple que la soi-disant publication de l’algorithme promise et réalisée par le ministère ne porte que sur... 1% du code source ! Surtout, la Cour souligne le manque de transparence des méthodes de classement interne aux formations, ce qu’on appelle les « algorithmes locaux ». Car, aujourd’hui encore, « les bacheliers n’ont aucune idée de la manière dont leur dossier sera classé [7]. » Cependant, les appels à la transparence de ces experts sont largement insuffisants : les choix politiques qui ont présidés à l’élaboration de Parcoursup ne seront pas rendus moins détestables par plus de transparence. Il reste encore à faire la critique de ces décisions politiques, et à comprendre leurs effets sur le milieu scolaire, la vie des élèves, le travail des professeurs, etc.

Parcoursup impose une « décision prise à l’avance » de plus, en ceci que la temporalité de cette plateforme vide l’avenir des élèves de tout contenu. Cela se voit par exemple lors des premières phases de sélection par l’algorithme : les réponses négatives et les mises en attente impliquent que l’avenir est bouché, remplacé par un « atermoiement illimité ». Le futur est mis en suspens. On actualise Parcoursup pour savoir si par hasard on a gagné quelques places dans la liste d’attente. On demande à son voisin de classe où il en est. On apprend qu’un autre élève a finalement eu sa place. Ce n’est pas ce qu’il voulait, mais il va dire oui par peur de ne rien avoir sinon. Encore un pour qui l’algorithme aura remplacé l’avenir par un parcours bien adapté à sa « personnalité », calculé sur mesure. Et plus le parcours est « personnalisé », plus la mesure colle au réel, plus les formes de domination deviennent subtiles. Pire : cette attribution des parcours prend comme base de sélection ces dominations, représentées par l’origine géographique et la classe sociale. Rien de bien neuf, au fond : une technique de plus pour faire toujours la même chose, à savoir organiser le pouvoir de quelques uns et l’impuissance de beaucoup d’autres.

Avec Parcoursup, notre « parcours » nous apparaît avoir été déterminé il y a bien longtemps, en fonction de critères qui dépassent notre existence individuelle et qui sont définis par d’autres (par exemple : la classe, la race, le genre). Il est donc « normal » d’avoir à travailler plus si l’on vient d’une « banlieue » ou d’un quartier populaire, si l’on manque de capital culturel ou symbolique, faire plus d’efforts, montrer patte blanche, afin de pouvoir « réussir » et être autorisé à « s’en sortir » (du quartier). Le pire, c’est qu’il n’y a même plus de promesses derrière ces machinations. Le plus important n’est pas que les élèves croient qu’ils peuvent s’en sortir, mais qu’ils jouent le jeu même sans y croire. On ne pourra pas les forcer à faire l’apologie de l’ordre existant, mais ils apprendront au moins que toute forme de société qui ne fait pas de la domination une nécessité systémique est impossible.

Dans cette dictature du parcours linéaire, il faut être cohérent avec soi-même. Pas d’infidélités, pas de détours. Il devient impossible de changer de voie, surtout quand on vient d’une filière ou d’un lycée moins « côté ». Pas de réorientation possible ; une fois que l’algorithme a fait son choix, il faut suivre la voie. C’est d’ailleurs ce que dit explicitement un rapport rédigé en 2007 par des spécialistes pour le Haut conseil de l’éducation : il faudrait mettre en place des mesures dissuasives pour que les bac pro n’aient même pas l’idée d’essayer autre chose que la voie directe vers le marché du travail. Par exemple augmenter les coûts de l’université. Ou encore forcer ces mêmes bacheliers à passer des épreuves supplémentaires s’ils veulent vraiment aller à l’université : culture générale et expression, soit les deux emblèmes de la violence symbolique de l’école envers les plus pauvres, les deux piliers de l’exclusion scolaire (et on le sait depuis longtemps) [8].

On retrouve une logique similaire dans la nouvelle épreuve du baccalauréat Blanquer, le mal nommé « Grand Oral ». Le candidat y est censé, debout devant un jury, se justifier de son « parcours ». À 17, 18 ou 19 ans, mettre en cohérence les éléments épars de sa vie, comme dans un C.V.. Effacer de son histoire les incohérences, les doutes, les pauses, les cassures, les moments collectifs, les possibilités inexplorées et les détours. Donner en spectacle la version de lui-même où le moindre événement significatif de sa vie est un résultat de ses choix, et non de son imbrication dans un monde qui existait avant lui. Faire semblant, prétendre que toutes les « décisions prises à l’avance » sont des choix librement consentis, et les transformer ainsi en habitudes.

Tout cela fait oublier en même temps qu’il sanctionne le poids des héritages.

Tout cela ne produit, chez les élèves et les professeurs, que de la désorientation. Les élèves ne savent plus ce qu’elles veulent ni ce qu’ils peuvent.

Tout cela fonctionne. Tout cela fonctionne déjà trop bien.

* * *

On pourrait nous répondre : oui, mais l’algorithme est fondé entièrement sur les choix des élèves. Ceux-ci ont le choix !

Cela est faux, car les choix sont eux-mêmes configurés par l’algorithme. Celui-ci décide avant que le choix ne soit possible. Avant même qu’on ne se rende compte que quelque chose est possible.

C’est une configuration à au moins deux paramètres :

  • la dissuasion : on met en place des mécanismes (surtout financiers, mais aussi scolaires, voir plus haut) pour empêcher certains groupes d’élèves de s’engager dans certaines voies. Cela signifie que le jeu des filières dans l’enseignement secondaire et supérieur n’est pas un dispositif visant à donner à chacun la possibilité de faire ce qu’il veut, mais un réseau qui canalise des populations en fermant progressivement certaines portes. On gère ainsi la pénurie de places dans l’enseignement supérieur, tout en empêchant l’accès des élèves issus des milieux populaires aux formations sélectives et prestigieuses.
  • l’autocensure : l’élève doit savoir être réaliste et raisonnable. Il ne faut pas trop espérer, seulement quelque chose qui correspond à son niveau. Surtout ne pas risquer quelque chose qui paraîtrait être une incohérence dans un parcours, sinon vous serez coupable de cet écart toute votre vie. On sait depuis longtemps que l’exclusion scolaire est en grande partie auto-exclusion des moins bien dotés en capitaux économiques et/ou culturels. Parcoursup ne change rien à cela, mais aggrave quand même la situation, puisque cette plateforme donne l’illusion d’une liberté totale et d’une absence de hiérarchie entre les vœux [9].

L’algorithme paramètre ainsi les désirs des élèves, avant même que leurs « vœux » ne soient formulés. Le coût subjectif énorme assumé bon gré mal gré par les élèves (dès la seconde, voire plus tôt, gérer son capital scolaire en prévision du passage à la moulinette des algorithmes), permet de produire en masse les déméritants qui, eux, seront les exploités de demain. C’est une forme démoniaque de la méritocratie : que les meilleurs gagnent et tant pis pour moi si je ne suis pas le meilleur, c’est ma faute, je n’ai pas assez bossé, je suis une flemmarde, je suis un branleur. La course au mérite prend la forme de la guerre civile, car, comme chacun sait, « il faut se battre pour s’en sortir ». C’est la même mentalité sur le marché de la drogue, sur le marché du travail, sur les marchés financiers. On fabrique par là des gens qui ne méritent rien, qui le savent et l’acceptent.

Parcoursup n’est donc pas un instrument de sélection. Ou du moins il ne sélectionne vraiment que quelques uns (les « meilleurs »). Tous les autres, il les trie. C’est bien de tri social qu’il s’agit [10]. Mais l’originalité de cette technologie numérique, c’est que le tri est accompli par le sujet-élève lui-même. C’est la fonction de l’autocensure produite par l’évaluation permanente, ou le bien-nommé « contrôle continu ». Évalués et soupesés par des machines (profs ou algorithmes, qu’importe) en continu, les élèves apprennent à s’évaluer eux-mêmes. Ils prennent conscience de leur valeur, ou de leur absence de valeur (surnuméraires). Et ce sont donc elles et eux qui sculptent dans leurs esprits et dans leurs corps les stigmates sociaux qui vont bientôt les emprisonner. Cage invisible.

Ce tri s’inscrit donc à même les corps et les esprits des élèves. Dans leurs attitudes, leurs postures, leurs mots, dans tout le quotidien scolaire, les élèves sont invités à se positionner par rapport à ce que les algorithmes et les logiciels leur apprennent de leur « niveau ». Les notes faites données deviennent fatales, et cette situation oblige les élèves à mettre en œuvre des stratégies compétitives, à s’inquiéter de leur avenir en permanence, sans pour autant comprendre les causes qui ont déterminé leur passé, et surtout sans qu’ils ou elles n’aient aucune influence sur ces causes (à savoir les institutions sociales qui déterminent la forme des vies individuelles). Comme le dit si bien Jean-Michel Blanquer, les élèves sont « ancrés dans leur histoire [11] », en attente, privés de futur. Sans politique, sans démocratie, sans commun, l’ordre marchand et le chaos écologique pour unique horizon.

* * *

Mais tout de même… Est-il bien raisonnable de mettre sur le même plan un système de répression policière ostensiblement raciste et un algorithme de traitement des vœux formulés par des élèves supposés libres et accompagnés consciencieusement par leurs professeurs, les agents de l’éducation nationale, et même aujourd’hui des entreprises spécialisées [12] ?

Tout dépend de ce que l’on entend par le terme de « police ». Si l’on accepte la définition de l’ « ordre policier » proposée par Jacques Rancière, il paraît évident que Parcoursup relève bien d’un dispositif policier.

« L’ordre policier se construit de plus en plus comme quelque chose à quoi il n’existe pas de réponse collective, par rapport à quoi il ne peut donc y avoir que des déplacements et des dérives individuelles. L’ordre policier se construit comme ce qui n’a plus en face de soi d’instances conflictuelles légitimes, au sens de légitimées par l’analyse des situations, mais seulement des actes erratiques, maladifs, criminels et autres. L’achèvement de l’ordre policier est le fait que tout ce qui n’est pas pris dans le système devient une affaire de marginalité, de migration, de pathologie, de délinquance, de terrorisme et ainsi de suite. Du même coup, l’ordre consensuel est obligé de se doter d’instruments de police renforcés pour contrôler les marges et les fuites que nécessairement il ne cesse de créer [13]. »

L’ « ordre policier » est donc ce qui détruit toutes les institutions collectives, pour gérer ensuite de manière répressive les individus qu’il a lui-même désaffiliés. Parcoursup, et la réforme du bac qui en est la contrepartie (puisqu’elle permet une orientation toujours plus précoce), a coupé les liens entre élèves, entre élèves et profs, entre profs et élèves et école, et installé des relations toxiques entre individus ou petits clans en compétition. L’idée que le savoir se construit par une activité collective et coopérative située est devenue impensable pour des élèves et des profs obnubilées par l’accumulation de contenus de connaissance immédiatement valorisables sur un marché. Les élèves les moins bien préparés à cette lutte de tous contre tous se verront alors « signalés » : décrocheur, absentéiste, malade, réfractaire, irrécupérable, en dépression… Les stratégies des profs et de l’institution pour rejeter sur les élèves toute la responsabilité de leur malheur sont infinies. Par là, l’institution collective qui devrait apprendre à s’orienter dans l’existence révèle qu’elle ne sert plus qu’à la rationalisation de l’exclusion, et au contrôle des exclus. Parcoursup est en ce sens solidaire des nouvelles formes d’exploitation du travail : travail informel, travail non payé, travail précaire. Les recalé·e·s de Parcoursup pourront toujours devenir livreurs à vélo…

On peut donc affirmer que Parcoursup est un instrument de police prédictive. Un algorithme public mais dont l’utilisation reste opaque est utilisé pour calculer le parcours des élèves. En fonction des notes, de l’origine sociale et géographique, de la motivation des élèves, de leur C.V., on calcule leur orientation optimale. Le passé est utilisé comme une donnée objective, représenté par des notes, des appréciations, des données, traitées par un algorithme qui produit des classements. Comme avec PredPol, tout ce que vous avez fait dans votre vie est utilisé pour vous empêcher de faire autre chose, tout ce que vous êtes est retenu contre vous. Le futur est vendu avec le passé, et le passé devient linéaire, parcouru sans être vécu. En atomisant et privatisant les individus, ce système prive de la possibilité d’agir collectivement sur le futur.

Toute réaction individuelle (celle du combattant néolibéral qui entre dans la lutte pour la survie, comme celle du révolté marginal narcissique) est vouée à nourrir encore cet ordre abject. Le seul espoir qu’il reste est d’édifier les collectifs et les institutions qui nous permettront de reprendre en main la détermination sociale de notre avenir. On rappellera que ce sont les écosystèmes qui rendent possible la vie humaine qui sont menacés dans cette lutte.

* * *

On pourrait penser que j’exagère, que tout cela n’est que de la science-fiction. Les données qui construisent la réalité, c’est Matrix. La prévision policière, c’est Philip K. Dick. La prédestination, c’est Star Wars.

Rien de tout cela n’existe vraiment… vraiment ? En réalité, si l’utilisation de certains instruments technologiques par des gens assoiffés de contrôle et de profits ressemble tant à de la science-fiction, c’est que le capitalisme contemporain a une fâcheuse tendance à devenir fictif. Les technologies de prévision sont utilisées non pour dire ce que sera objectivement le futur, mais pour coloniser les imaginaires et faire advenir l’avenir désiré dès maintenant, avenir tout entier voué au profit et au contrôle. L’effet du virtuel et du numérique, c’est donc d’actualiser une certaine version de la réalité, celle qui convient aux classes dominantes de l’heure, tout en frappant d’irréalité les autres possibilités qui existent et persistent malgré tout.

Cette irréalisation des vies possibles qui échappent au contrôle et à la domination systémique est une catastrophe subjective, sociale, écologique. Les normes qui cherchent à remplacer la contingence de toute vie par des prévisions sont violentes. Elles nous ramènent sans cesse à notre « parcours ». Tous désirs capturés par l’argent, la sécurité et le travail. L’individu coupé de tout, déclaré coupable de sa propre existence, endetté à vie. La liberté réduite à une pathologie marginale.

La logique de la prévision est viciée : elle fait advenir maintenant le futur qu’elle prétend anticiper. Notre époque rêve la suivante à travers les algorithmes, et voilà que ce rêve devient de plus en plus réel. Les données « construisent activement la réalité », à travers les actes qu’elles requièrent des êtres humains.

« L’objectif de la prédiction n’est pas d’anticiper, mais bien de produire le futur par la gestion présente des sujets catégorisés comme menaçants ou à risque. Sur ce point, l’économie de la dette telle qu’elle se développe aujourd’hui rejoint le paradigme de la prévision policière : en marquant certains sujets comme des risques potentiels, tous deux finissent par les produire effectivement comme tels. (…) Les prédictions ne nous présentent donc pas seulement l’image d’un avenir possible : elles le promulguent [14]. »

« Si PredPol prétend concevoir les zones de patrouille comme des champs où peuvent se produire des événements spontanés, la façon dont les données sont interprétées et visualisées est loin de refléter la réalité empirique — au contraire, la visualisation des données construit activement la réalité [15]. »

Mais cela est en même temps un point faible. Malgré leur efficacité redoutable, la faille de tous ces instruments se trouve dans le rôle quasi métaphysique que leurs maîtres et concepteurs accordent à la prévision. Ou plutôt dans leur croyance que l’on peut appréhender le réel à partir de la seule prévision. Le caractère total, métaphysique (définir et produire ce qui est réel) des désirs de ceux qui animent cette « révolution numérique » est un aveu de faiblesse. Ils alimentent certes l’illusion du contrôle, mais en étant forcés de manifester qu’ils ne maîtrisent rien, que le réel leur échappe.

Dans cette situation, le problème pratique devient : comment configurer (instituer ?) notre expérience commune du monde de telle manière qu’elle rende impossible de tels abus et illusions, et qu’elle autorise en même temps la possibilité de la contingence ? Organiser collectivement la contingence, voilà une tâche plus difficile encore que celle d’accepter son destin, mais combien plus joyeuse. Nous méritons plus qu’une unique goutte de Paradis.

* * *

Il est frappant de constater à quel point les technologies de pointe et les discours modernisateurs réactivent des discours réactionnaires anciens. Ceux qui pensent être à la pointe de l’innovation en matière de politique éducative ne font que reprendre certaines des pires tendances des politiques sociales du XXe siècle : la soumission de l’individu à un déterminisme strict, la contingence du social oblitérée derrière des données biologiques ou génétiques présentées comme absolues, un tri social qui prend pour critère l’adaptabilité à l’ordre existant. Tout ceci participe d’un renouveau de l’eugénisme, indexé cette fois-ci non seulement sur une idéologie raciste, mais aussi sur les impératifs de la mondialisation néolibérale [16].

Ce qui se perd dans cette histoire, ce sont toutes les recherches et les tentatives de la théorie sociale critique et des pédagogies qui s’en inspirent. On peut d’ailleurs voir ce projet de transformation de l’école comme une réaction directe (c’est-à-dire, une opération contre-révolutionnaire) aux pédagogies critiques d’un Célestin Freinet, d’un Paulo Freire, d’un Fernand Oury, d’un Jacottot ou d’un Deligny, et de beaucoup d’autres, toutes ancrées dans des projets égalitaires et-ou communistes. L’école de l’égalité n’est pas une utopie : elle existe déjà, elle a déjà existé, il suffit de vouloir la faire [17].

Il est grand temps de réactiver le potentiel émancipateur de ces pédagogies, et de rendre indissociables éducation et politisation de l’apprentissage. Une société nouvelle ne sortira pas toute faite de la main des éducateurs. En revanche, l’inscription de l’éducation dans les luttes politiques de notre temps est le moyen de redonner du sens à une institution qui n’a plus pour fonction que de servir les intérêts des dominants.

Un seul exemple suffira pour montrer la nécessité d’un tel renouveau dans le contexte actuel, celui de Paulo Freire :

« Afin d’offrir à la considération des opprimés et des subjugués un monde de mensonge et de tromperie fabriqué pour accroître leur aliénation et leur passivité, les oppresseurs développent toute une série de méthodes empêchant toute présentation du monde comme problème, en le montrant plutôt comme une entité fixe et établie, quelque chose de donné, quelque chose dont les gens ne sont en fait que de simple spectateurs et auquel ils doivent s’adapter.

(…) Le point de départ du mouvement [de libération] se situe avec les gens eux-mêmes. Mais comme les gens n’existent pas en dehors du monde, en dehors de la réalité, le mouvement doit débuter avec la relation monde-humain. À cet égard, le point de départ doit toujours être avec les hommes et les femmes dans l’ « ici et maintenant » qui constitue la situation dans laquelle ils sont immergés, de laquelle ils émergent, et dans laquelle ils interviennent. Ce n’est qu’en partant de cette situation, qui détermine également leur perception de celle-ci, qu’ils peuvent commencer à bouger. Pour le faire de manière authentique, ils doivent percevoir leur état non pas comme fatal et inaltérable, mais simplement comme un facteur limitatif et donc un défi [18]. »

Emile Bouchez

[1Günther Anders, L’obsolescence de l’homme (1956), p. 16

[2Dans Star Wars, le méchant et le gentil. En réalité, Richard Berk n’a pas compris Star Wars. Voir : https://www.bloomberg.com/features/2016-richard-berk-future-crime/

[4Jackie Wang, Capitalisme carcéral, Divergences, 2019, p. 41

[5Ibid., p. 219

[6Julien Grenet, « Orientation Postbac : une question technique ou politique ? », Administration et éducation, n°159, septembre 2018.

[7Alice Mérieux, « Parcoursup : pourquoi il faut lever très vite le secret (interview de Julien Grenet) », Challenges, 28 février 2020. On trouvera ici la lettre de démission de Julien Grenet, très instructive : http://www.parisschoolofeconomics.com/grenet-julien/Other/20190802_Lettre_demission_CESP.pdf

[8Cf. Rapport pour le HCE, préparé par M. Duru-Bellat et E. Perretier, L’orientation dans le système éducatif français, au collège et au lycée, 2007, p. 60 : « Si l’orientation ne peut rester qu’indicative (sauf à changer le cadre légal), on peut envisager de dissuader les bacheliers qui ne suivraient pas les choix conseillés ou de les inciter à les suivre : imposer un module supplémentaire (de culture générale ou d’expression ?) aux bacheliers professionnels qui s’orienteraient néanmoins vers l’Université, accorder une bourse spécifique aux bacheliers brillants qui renonceraient à des études courtes pour choisir l’université, etc. On peut aussi noter qu’une manière d’inciter les jeunes à des choix d’orientation réfléchis serait de rendre plus coûteuses les études supérieures (avec une contrepartie sous forme de bourses plus conséquentes pour les moins favorisés), mais cette piste semble aujourd’hui socialement inacceptable. » Apparemment plus si inacceptable que ça…

[9Pour un bilan chiffré de l’absence de changements introduits par Parcoursup dans la ségrégation scolaire, voir Nagui Bechichi, Julien Grenet et Georgia Thebault, « D’APB à Parcoursup : quels effets sur la répartition des néobacheliers dans les formations d’enseignement supérieur ? », Insee Références – Édition 2021.

[10Julien Gossa, « Parcoursup au service du tri social », Libération, 20 juin 2021 : « Le gouvernement Macron abandonne tout simplement la partie de la jeunesse qu’elle estime superflue. En affichant une majorité de refus et de mises en attente, Parcoursup agit alors comme un outil pédagogique auprès des familles, pour leur faire comprendre : « Vous n’êtes pas des premiers de cordées. Notre économie n’a pas besoin de vous. Baissez vos ambitions. Contentez-vous de ce que vous aurez ». Et pour que ce soit acceptable, le discours méritocratique ajoute : « Vous auriez dû mieux travailler, ou faire de meilleurs choix. C’est de votre faute si vous n’avez pas ce que vous désirez, et non celle d’un système qui ne vous fait pas de place ». Aux familles aujourd’hui de se demander si c’est cette idéologie qu’elles souhaitent pour leurs enfants. »

[11Jean-Michel Blanquer, Discours aux « Assises de l’intelligence artificielle pour l’école », 13 décembre 2018, https://www.youtube.com/watch?v=BKMwPrKYQV8

[13Jacques Rancière, La méthode de l’égalité. Entretien avec Laurent Jean-Pierre et Dork Zabunyan, Bayard, 2012.

[14Jackie Wang, Capitalisme carcéral, p. 44-48

[15Ibid., p. 220

[16Sur l’eugénisme et sa parenté avec certaines politiques éducatives, cf. Catherine Perret, Le tacite, l’humain. Anthropologie politique de Fernand Deligny, Seuil, 2021, Chapitre 1.

[17Voir par exemple Jean François Dupeyron, À l’école de la Commune de Paris. L’histoire d’une autre école, Raison et Passions, 2020.

[18Paulo Freire, Pedagogy of the Oppressed, Penguin, London, 1970, pp. 112, 58

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :