Par tous les moyens, même artistiques

« Le luxe communal est notre programme. »

paru dans lundimatin#236, le 30 mars 2020

Voici un texte aux allures de manifeste venu d’un collectif rennais, Vibri Feno. Il n’y est pas question de Coronavirus ni d’état d’exception : il s’agit d’un texte d’intervention dans les débats du moments sur les revendications des artistes et du milieu de l’art qui vise à répandre l’idéal du « luxe communal ».

Voir clair dans la brume, nous ne le pouvons pas. Ces quelques mots, pour beaucoup écrits quelques semaines ou jours avant la grande fermeture ne trouveront peut-être pas d’écho en ces temps d’étrangeté. Mais enfin, nous avons acquis la conviction que, plus encore qu’il y a un mois, ce qui naîtra ce printemps est à dessiner dès aujourd’hui. Alors que beaucoup des nôtres ont décidé de former de petites communautés pour vivre ensemble ces jours de claustration ; alors que d’aucuns prévoient de faire des émissions de radios, d’autres des films, d’autres encore des textes ou des images ; alors que la réorientation simultanée de nos vies nous permet de penser sérieusement la question de ce qu’il faudrait faire et créer, de ce qu’il faudra agir ; nous avons la prétention de penser que les quelques mots qui suivent permettront de nourrir nos tentatives d’aujourd’hui et nos gestes de demain. Nous vous les soumettons donc.

Depuis quelques mois surgissent, avec une certaine vivacité, des textes, motions et assemblées centrées sur le monde de l’art. On y parle conditions d’exercices, statuts économiques, retraites et autres questions administratives qui concernent les travailleuses et les travailleurs du secteur. On y parle aussi, parfois, formes d’apparitions et d’interpellations. Sans que cela soit clairement énoncé, on y décèle, dans certains cas, entre les lignes un certain rapport à la profession et à la création. Et tout cela — si peu banal que cela nous intrigue et nous interpelle — tout cela, donc, nous chiffonne un tantinet.

Moi, Je, Nous-artistes.

Sans doute y-a-t-il une chose de la période qui vaut le coup d’œil : ce ne sont pas les artistes qui sont en mouvement mais bien l’ensemble (ou presque) des professions du monde de l’art. Médiation, création, installations, technique, interprétation, administration, etc. Voilà une chose nouvelle. C’est donc un monde dans sa diversité qui se dit « cela ne va plus ». Mais c’est aussi un monde qui se regarde dans le miroir, qui se voit parfois comme l’« avant-garde de la précarité » et qui exige qu’ON les stabilise, qu’ON lui donne les moyens de créer en toute tranquillité. Attitude de corps séparé qui souhaite pérenniser une rente liée à un titre. Moi, Je, Nous sommes (l’élite) culturelle donc…

Par chance, la multiplicité des métiers du monde de l’art ne laisse pas la parole exclusive à celles et ceux qui, par la grâce de la séparation des tâches, ont le pouvoir de création. Mais les textes des installateurs, par exemple, ne disent pas, « nous aussi créons par ailleurs ». (Alors même que bon nombre d’entre eux sont étudiants en art, ou artistes professionnels). Il y a donc bien la perspective « artiste » d’un côté, celle qui crée, et la perspective « auxiliaire de l’artiste » de l’autre, celle des travailleurs qui leur permettent de créer et de montrer leur travail (nous ne parlons pas même de la perspective « public », cela va de soi).

À l’instar des « non-travailleur.ses de l’art », cette seule idée qu’il y aurait des artistes, comme corps spécifique, nous afflige, au sens physique du terme. Nos dos se courbent et nos bras sont ballants devant ce spectacle. Pour nous, cela veut dire que certains capturent l’énergie créatrice aux dépens des autres (qui peuvent cependant jouir des créations faites pour eux par les spécialistes, parce que les artistes sont grands princes).

À l’inverse, nous disons que le premier des critères pour définir une bonne œuvre, c’est sa capacité, non pas à émouvoir, non pas à décrire le monde avec justesse, mais à transmettre la volonté de créer. Et nous sommes certains que la virtuosité technique n’est pas un frein à la transmission de cette volonté. Plus qu’un quelconque énoncé subversif sur ce que devrait être l’art ou le non-art, c’est ce critère qui définit la portée sociale réelle du geste artistique, c’est lui qui recompose le monde. Pour cela, il n’y a pas de recette, que des tâtonnements et des confrontations permanentes entre ce que l’on fait et celles et ceux qui sont face à ce que l’on fait.

Voilà pourquoi nous croyons à la création collective, où il n’y a pas de hiérarchie entre ceux qui sauraient et les autres. Il ne s’agit pas de fantasmer une création où toutes les mains peignent, sculptent, dessinent, filment tout le temps ensemble, mais que les œuvres sont le fruit d’allers-retours constants, de partages des actes nécessaires à l’émergence de l’œuvre, de transmissions des savoir-faire, d’invitations à l’essai, de confiance mutuelle, de critique collective. Voilà pourquoi nous préférons aussi l’anonymat, ou au moins la signature collective : nous voulons que toutes celles et ceux qui nous entourent — artistes ou pas — puissent dire « j’ai participé à cela ». Nous voulons qu’aucun nom, qu’aucune marque, n’empêche de dire « moi aussi ». S’il y a une rente sociale de l’art, nous voulons qu’elle soit commune.

Pour cela, nous disons, il n’y a pas d’artiste (en tant que corps séparé), mais il y a peut-être de l’art. Libre à l’époque de définir si ce que nous faisons en est ou pas, cela nous est égal.

Choisir entre créer et manger ?

Nous refusons donc les revendications lues dans certains tracts et compte-rendu d’Arts en grève, lesquelles exigent un renforcement du service public de l’art. Non pas parce que les aspirations des travailleurs à avoir des conditions de travail dignes nous sembleraient extravagantes, mais parce que la centralité du service public de l’art 1. formalise un corps des artistes séparé du reste des gens, une caste donc, même si elle s’approche de la misère ; 2. instaure un système de dépendance des artistes vis-à-vis de l’État ; 3. éteint toute capacité de subversion réelle, quand bien même (surtout quand) les formes de la subversion s’exprimeraient en son sein. Un service public de l’art tout puissant n’est rien d’autre qu’un art officiel. C’est déjà ce que critiquaient nombre d’artistes en 1972 dans leur opposition à l’exposition 72-72 au Centre Pompidou ou, avec une réussite certaine, quoique temporaire, les membres de la Commune de Paris quelque cent ans plus tôt. Mais l’exigence d’indépendance vis-à-vis de la culture d’État, s’est, semble-t-il, évaporée.

De toute évidence, celles et ceux qui appuient l’idée d’un fort service public de l’art le font pour créer un contrepoids à la place croissante du secteur marchand dans le monde de l’art. Sans conteste cette percée marchande est frauduleuse, elle nous insulte, elle nous horrifie : que ceux qui se constituent une richesse sur le dos de leurs travailleurs puissent se parer des atours de bienfaiteurs des arts est honteux. Mais force est de constater qu’il n’est donné à personne de pouvoir faire une différence franche entre « art public » et « art marchand », tant les réseaux, les discours, les œuvres qui constituent les deux blocs de diffusion/commande sont les mêmes. Les noms de fondations privées se frayent un chemin sur les plaquettes d’expositions publiques quand les subventions publiques soutiennent les expositions des fondations privées. D’aucuns diront qu’il y a une collusion qui n’a pas lieu d’être, nous affirmons qu’il n’y a pas collusion puisque c’est une seule et même structure.

Ainsi, nous soutenons les revendications des travailleurs de McDonald’s des quartiers nord de Marseille ou celles des formidables femmes de ménage grévistes des hôtels Ibis, tout en souhaitant la destruction de leurs entreprises. Il en va de même pour les travailleurs de l’art. Est-il pertinent de se penser en tant que « monde de l’art confronté à une généralisation de la précarité de ses acteurs » ? Ou n’est-il pas temps, enfin, d’affirmer que nous sommes des précaires qui, entre autres, font de l’art et / ou permettent sa mise en lumière ? Après tout, les autres précaires aussi ont envie de créer.

Mais alors, que faut-il exiger ? Des crédits supplémentaires pour la culture ? La titularisation des précaires ? Ouvrir davantage de bourses à la création ? L’extension du régime des intermittents aux plasticiens, graphistes, auteurs ? La mise en place d’un salaire inconditionnel tout au long de la vie permettant de vivre dignement ? Faut-il exiger des logements et des ateliers gratuits ? Faut-il occuper temporairement les écoles et facultés d’arts, les ateliers d’artistes, les MJC, et utiliser leur matériel ? Faut-il les occuper durablement en ouvrant leur accès à tous ? Faut-il instaurer sans attendre le communisme ? Ces revendications, modalités d’action ou perspectives politiques doivent, selon nous, toujours être pensées dans l’optique de favoriser la création de tous et l’autonomie de l’expression en même temps que l’amélioration des conditions de vie de tout le monde.

Praxis révolutionnaire et pratique artistique

Les exemples historiques de conjonction de dynamiques artistiques et politiques sont nombreux, aussi conviendrait-il sans doute de s’appuyer sur celles-ci pour constituer un socle commun pour penser celles qu’il nous faut réaliser. Mais il nous apparaît important de préciser une chose. La praxis révolutionnaire n’est pas l’expression d’idées révolutionnaires, c’est une activité qui agit directement sur le monde, ou pour le dire autrement quitte à être linguistiquement incorrects, qui agit le monde. Cela ne signifie pas que nous pensions qu’aucun sujet politique ne devrait être traité dans les circuits conventionnels de l’art, mais plutôt que ces formes d’expressions ratent leur coup en ne participant que mollement à l’effort de guerre. À quoi bon, par exemple, les boucliers de Book Block constituant une « bibliothèque idéale » de Jean-Baptiste Ganne s’ils ne sont pas utilisés dans la rue ? À quoi bon des photographies de perruques de grève de Jean-Luc Moulène ? À quoi bon les messages en néons reprenant des tags de Claude Lévêque ? Etc. Faut-il se contenter de commentaires, citations, références au réel, autant de bouteilles jetées dans la vaste mer de l’immobilisme en espérant qu’elles touchent les rives de la transformation du réel ? Il va sans dire que certaines œuvres présentes dans les cadres traditionnels agissent néanmoins sur le réel. C’est, par exemple, le cas récent de la gravure de Thierry Toth en hommage à Wissam El Yamni censurée par le conseil départemental du Puy de Dôme commanditaire de l’exposition Les 36 vues du mont Puy de Dôme. Mais elle agit surtout parce que le conseil départemental (ou les commissaires de l’exposition) essaie de se défaire du meurtre policier qu’elle représente. Plus que l’œuvre elle-même, c’est la médiatisation de la censure qui met à nu le silence politique sur le meurtre, ce sera déjà ça de pris.

Changer le monde par un art exposé ? Nous n’y croyons pas, en tout cas pas de manière évidente et mécanique. Nous ne pensons pas être en avance sur la population, nous ne pensons pas être une avant-garde éclairée qui aurait à enseigner les formes de l’aliénation ou à déclencher chez nos contemporains la praxis révolutionnaire par des références, des citations, des commentaires bien formulés. Nous parlons depuis la rue, c’est-à-dire avec l’ambiguïté malhabile du terme depuis : depuis le moment où nous avons été dans la rue, que nous y avons rencontré des camarades et pris (et parfois donné) des coups ensemble, mais aussi depuis l’endroit, en se plaçant au sein de cette rue, sans mise en retrait ni surplomb confortable.

En définitive, lorsque nous parlons d’une pratique politique de l’art il ne s’agit pas de faire un travail « critique » dans les circuits traditionnels du milieu, mais bien de voir quelle pratique participe effectivement à une transformation du réel. En cela nous avons été véritablement enjoués par les nombreux chars et présences carnavalesques dans de nombreuses manifestations de ces dernières années : phénix, cygne, spatule, dragon, crocodile servant parfois de banderoles renforcées, de béliers, de cabines d’essayages, de boucliers, et, même sans ça, brisant les routines du cortège de tête. Nous sommes particulièrement enthousiastes lorsque des dizaines d’œufs de peintures s’écrasent sur les lignes de pandores ou les bâtiments de pouvoir, ou au déclenchement d’extincteurs de peinture ; autant d’actions qui feraient verdir Pollock d’envie tout en marquant les lieux, en redistribuant l’usage des murs. Les pavés en plâtre, affublé du mot « ART », à la taille étudiée pour une excellente pénétration dans l’air et disséminés dans les rues de Lyon en 2016 par des étudiants des Beaux-Arts (d’après la rumeur), nous ont ravis. Les affiches qui maculent les murs, quand elles trouvent le moyen de rester, nous permettent enfin de nous sentir un peu chez nous devant les façades des rues standardisées que l’on prend chaque jour. Oserions-nous dire que les boucliers peints que nous avons portés parfois nous ont fait nous sentir beaux et forts ? Oui, c’est vrai, nous osons. Et il va sans dire que cela ne suffit pas.

L’intention ici n’est pas de dire qu’il faut adosser toutes les pratiques de création à des pratiques de luttes effectives. Au contraire, nous cherchons à dire que lutter peut aussi se faire comme une continuité directe de nos actes de création. Lutter peut se faire en cherchant à favoriser l’expression des sensibilités et l’accueil sensible des situations. Lutter peut se faire comme dans un rapport de soi au monde du même type que lorsque nous créons, ou que lorsque nous sommes face à une œuvre : ouverts à l’émotion, attentifs au détail, perméables aux finesses et subtilités, prêts à faire face aux jaillissements intempestifs. Et cela nous semble mille fois préférable à la répétition incessante et irréfléchie de gestes prévisibles.

Par conséquent, séparer son activité de création de son activité de lutte ne peut être que l’expression d’une inconséquence : il n’y a pas un monde de l’art séparé du monde social (même s’il y a un milieu de l’art qui fait artificiellement monde). Ce que nous faisons dans la rue infuse dans ce que nous faisons dans l’atelier et inversement. À quoi bon, sinon.

Cette exigence posée, diffusée, partagée, perpétuée, répandue et adossée à la mise en retrait de la figure de l’artiste comme fonction spécifique, est, pour nous, le fondement de ce qui nous motive : l’excellence socialisée, ou, pour le dire autrement, le luxe communal.

Pas de grandiloquence dans le terme, seulement le désir, finalement modeste, de tirer le meilleur de nous-même pour l’amélioration des conditions communes d’existence. Car l’excellence est le fruit de notre travail, puisque la force des entreprises — État compris — vient de nos savoirs et de nos virtuosités, il nous incombe de les leur soustraire pour les mettre au service des nôtres.

Mais qu’on ne s’y méprenne pas, ce ne sont pas les formes que nous faisons pour les grands de ce monde, le luxe propriétaire, qui nous intéresse. Le luxe communal ne se définit pas par un élargissement des bénéficiaires de ce luxe propriétaire ; le luxe communal, c’est autre chose.

Les représentations des grévistes de l’opéra de Paris ou les 350 musiciens jouant Dvorák à Nuit Debout ? Cela est beau comme une culture d’élite qui se donne à voir à tous — ou à tout le moins une culture d’une classe sociale qui se pense et agit comme une élite. Le signe principal que ces gestes renvoient est qu’une culture déliée des objectifs mondains de représentation sociale pourrait, peut-être, être une culture qui s’offre au regard de tous, une forme de socialisation de l’exigence formelle bourgeoise mais aussi, et cela a son importance, de ses codes ankylosés et de ses traditions mesquines. Celles et ceux qui ont vécu les grands festoù-noz magmatiques de la Zad de Notre-Dame-des-Landes comprennent qu’une pratique collective exigeante et de masse est aussi une pratique de la circulation des formes : il n’y a pas un orchestre, une compagnie, qui fixe le regard et focalise l’attitude de la foule, mais il y a une foule qui agît et compose avec toutes les formes en présence : ceux qui dansent dans les règles, celles qui montent sur scène et enflamment la foule de slogans bien sentis, ceux qui tournoient au hasard de leurs mouvements désordonnés, celles qui chantent avec ou en dépit des musiciens. Sans doute est-ce cela que les vieux Grecs appelaient une chorê : un cadre temporaire où chacun intervient comme il l’entend en réagissant aux autres formes de présence, où chacun a le même droit à l’intervention que les autres dans un ordonnancement souple.

Car ce qui distingue le luxe communal du luxe propriétaire c’est 1. son ouverture à celles et ceux « qui ne savent pas », 2. la transmission, en vertu de cette ouverture, des capacités techniques et pratiques de l’exigence commune et 3. l’accueil de possibles transformations des exigences portées par la grâce de ces nouvelles rencontres.

Ce qu’une part non négligeable des avant-gardes n’a pas su faire, c’est détruire la frontière entre le corps principal et « l’avant-garde », la voilà qui s’encroûte, s’identitarise, expulse la moitié de ses membres pour déviation et meurt, pour le bonheur de tous. En ce qui nous concerne, nous n’avons pas le génie des meilleures avant-gardes, nous n’avons pas non plus l’exigence d’en être un jour. Nous tâchons simplement d’accueillir les situations comme elles se présentent et de nous y jeter avec un mélange sincère de plaisir et de tentatives tactiques. Alors, comme une invitation, faites vôtre notre devise :

Le luxe communal est notre programme.
Par tous les moyens, même artistiques.


Vibri Feno

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