Pacification et colonisation - petite psychologie de l’économie [3/9]

Par Jacques Fradin [vidéo]

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#125, le 4 décembre 2017

Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme. Il y a presque trois ans, nous avions publié une série de vidéo intitulées Qu’est-ce que l’économie, cette nouvelle salve en est la suite logique, dans le sens d’un approfondissement. Le propos est rapide, dense et complexe tout autant qu’il est érudit, précieux et indispensable. Enregistrées à l’hiver 2016, ces 9 vidéos demandent de la patience et de la concentration, qualités nécessaires à tout bon lecteur de lundimatin. Troisième épisode : Petite psychologie économique.

Première Série

La Pacification économique La colonisation par l’économie

Épisode C : Petite psychologie de l’économie. Psychopathologie de la domination par la violence permanente. L’indifférence, plus que le cynisme, est la motivation centrale des agents du despotisme économique. Le temps du soulèvement contre le despotisme économique est arrivé.

Il faut tirer toutes les conséquences de l’hypothèse de « l’absence de l’humanité ».
Non pas mépris, morgue, etc. des maîtres, mais invisibilité radicale des serfs.
Maîtres et serfs ne vivent pas dans le « même monde ».
Le monde des serfs est une réserve de chasse.
Où les maîtres ne « rencontrent » les serfs que lorsque ceux-ci sont capturés.
Avec le rôle fondamental d’interposition de la police (des maîtres) : éviter aux maîtres de « voir » les serfs.
À la police le traitement des miséreux, des mendiants, des déplacés, des réfugiés. Avec l’image de la « jungle » et des bêtes.
Le maître, patron, seigneur, baron, intendant supérieur, ne considère pas le serf comme « un égal » : il ne le considère même pas comme « un homme ».
L’inférieur n’est qu’une machine (de « catégorie inférieure ») qu’il faut malheureusement entretenir.
Pourquoi donc les « machines animées inférieures » se révolteraient-elles ?
Pourquoi la casse des machines animées serait-elle différente de l’élimination des machines périmées ?
L’incompréhension radicale des maîtres vis-à-vis des « mauvaises machines » ou des « mauvais outils » (vivants) résulte de l’idée que l’on ne discute pas avec un outil.

Pourquoi alors les maîtres sont-ils “aristotéliciens”, même si Aristote n’avait jamais existé ?
Et ainsi « chrétiens ».
Si l’on résume le christianisme à la version thomiste d’Aristote
Le christianisme, aristotélicien ou thomiste – angélique, des maîtres s’appuie sur la conception aristotélicienne des « hiérarchies naturelles ».
En résulte la déification providentielle des maîtres.
Le monde des maîtres est ainsi « l’autre monde ».
Et la relation de cet autre monde divin au monde des machines vivantes s’exprime dans les termes de la violence divine des maîtres.
Sodome & Gomorrhe : le récit évangélique de l’économie.

À l’économie triomphante correspond le régime politique du despotisme, plus ou moins autoritaire selon les conjonctures (de la rébellion).
Despotisme pouvant glisser, si nécessaire, vers l’état de sécurité puis l’autoritarisme militaire ou le fascisme, le franquisme ou le sarko-berlusconisme pour faire terroir.

Arrivons au droit fondamental de s’opposer à ce despotisme.
Passons de l’État de droit à la destitution du droit, c’est-à-dire au droit de soulèvement.

Partons de l’idée de bureaucratie rationnelle, à la Max Weber.
Une telle bureaucratie se caractérise, nominalement, par des règles, des méthodes, des normes, disons un droit ou une axiomatique de fonctionnement – une algorithmique.
Définition formelle par des règles : parlons d’ordo-bureaucratie.
L’action des bureaucrates ou le fonctionnement bureaucratique est supposé, toujours nominalement, être l’application de l’axiomatique : suivre les règles, les procédures, les méthodes, etc.
Ainsi, une telle bureaucratie, baptisée rationnelle, se présente comme une machine, la machine bureaucratique, ou comme une mécanique programmée, un processus complétement prévisible.
Bien entendu, ce qui vaut pour cette bureaucratie désincarnée peut se dire du droit, des règles de droit et de leurs conséquences.
Un État de droit est, formellement, une bureaucratie rationnelle.
Si l’on remonte aux origines de l’institution de ces fonctionnements rationnels, aux débuts de « la mathématique juridique appliquée », comme aiment à dire les juristes d’État, au XVIIIe siècle, l’idée louable était que la définition complète, l’axiomatique juridique, et la prévisibilité intégrale ou algorithmique des actions programmées étaient les meilleurs moyens d’abolir l’arbitraire (supposé) du régime ancien, du despotisme (supposé) absolu.

Mais l’argument anti-despotique pour la bureaucratie et le droit rationnels reposait sur un quiproquo volontaire (une arnaque !).
Au régime ancien était attribué un arbitraire exagéré. Comme si les souverains et autres autorités anciennes n’avaient aucune règle à respecter ni aucune coutume à suivre, parfois de mauvais gré, comme si l’autorité était alors un dieu olympien complétement imprévisible et omnipotent. Le despotisme était défini comme dictature ou tyrannie. Et les termes de tyran ou de tyrannie devenaient des slogans aptes à inciter au soulèvement.
À l’envers, au régime nouveau des règles, au régime ordo-bureaucratique, était attribué une rationalité, une économie (évidemment rationnelle), une rationalité invraisemblable et qui sentait bon la propagande pour le nouveau régime ordo-économique.
Comment croire que l’État de droit nouveau, avec son économie ordo-libérale, avec sa prétention conservatrice à des institutions et un droit fixes, durables, constants, permanents, générant de « la sûreté » et de la prévisibilité algorithmique, comment croire que cet État du droit économique ne soit pas qu’une créature de propagande d’un despotisme nouveau, avec son lot renouvelé d’arbitraire.
Autant le despotisme ancien n’était pas qu’arbitraire, autant le despotisme nouveau exhalait de l’arbitraire.

Au reste, est-on bien sûr que rationalité (algorithmique, prévisibilité, calculabilité, etc.) et arbitraire (copinage, népotisme, promotions canapé, favoritisme, mensonge, etc., bref ce que l’on peut résumer par corruption) s’opposent ?
Le grand élève de Max Weber, Franz Kafka, avait déjà “corrigé” la doctrine du maître.
Au point que la bureaucratie rationnelle (idéalisée) se tournait en son contraire, kafkaïen.
Alors la bureaucratie, ou l’État de droit formel ordo-économique, est-elle rationnelle ou kafkaïenne ?
Kafka lui-même donne la réponse : la mathématique juridique de la légalité moderne ordo-économique, du gouvernement éclairé, contient, tient et maintient, son envers arbitraire.

Le gouvernement éclairé, prévisible et calculable, est toujours, simultanément un despotisme, arbitraire et corrompu, que l’on pourra définir, ironiquement par paralogisme (et renvoi aux Physiocrates), despotisme éclairé.
L’État de droit rationnel ordo-économique, prophétisé par les Physiocrates, contient la corruption si bien décrite par Kafka, l’odeur sexuelle de l’ordre juridique (Le Procès).
Kafka introduit, de manière non conceptuelle, l’idée centrale d’envers obscène.
Qu’est-ce que cet « envers obscène » ?
Nous l’avons défini, en commentant (rapidement) Kafka, comme le maintien dans et par la loi, dans et par le droit rationnel, dans la rationalité, de l’arbitraire familialiste, du favoritisme fondamentalement sexuel.
Quelle est la place de l’amour dans la rationalité ?
Quelle est la place de la violence dans la rationalité (Nietzsche, Adorno, Horkheimer, Foucault) ?

N’illustrons que par un seul exemple.
Si la critique de l’appropriation privée des moyens économiques et celle de l’arbitraire qui en découle, comme la transmission héréditaire et tout le fatras féodal maintenu dans et par l’entreprise rationnelle, sont bien connues, la généralisation évidente de cette critique à la critique de l’appropriation privée des institutions, « privatisation » dont l’entreprise est le paradigme, cette généralisation simple est, curieusement, occultée.

Qu’est-ce que l’appropriation privée des institutions ?
D’une manière générale, le fait que les institutions (comme la bureaucratie ou l’entreprise) ne peuvent fonctionner sans incarnation, ou, plus faiblement dit, sans personnalisation (là où le charismatique, l’amour, le sexuel, se combine au rationnel).
Max Weber est, à la fois, le théoricien de la rationalité instrumentale et du pouvoir charismatique (l’amour du chef). Ces deux analyses séparées doivent être fondues en une seule, unifiée.
Il est évident que la propriété privée des moyens de production n’est que la continuation du féodalisme, des modes d’action des maisons féodales, et donc du fameux arbitraire despotique ancien.
Que signifie précisément « despotisme de la fabrique » ? Ou « enfermement dans une boîte » ? Esprit d’entreprise es-tu là ?
Qu’est-ce que cette chose, encore une fois ahurissante, que l’on nomme « fondation » ?
Les fondations des oligarques ploutocrates, comme la fameuse fondation « humanitaire » Guillaume & Mélina de la Porte, ces fondations ne sont-elles pas la résurrection du pouvoir arbitraire des féodaux ?
Pouvoir culturel arbitraire dans les fondations Pinot & Annot, semblable à celui des ducs (éclairés) ou des archevêques (mélomanes), avec la même morgue prédatrice que les grands de la couronne, amateurs de danseuses.

L’appropriation privée des institutions, la personnalisation du pouvoir, désormais spectaculaire ou néo-charismatique, avec ses fanatiques, toute l’obscénité que contient la politique, institutionnelle, délégataire, représentative ou parlementariste, sont autant à combattre que l’appropriation privée économique.

Comment éviter l’appropriation privée des institutions ?
Comment trancher le nœud qui écrase sur chaque état de droit rationnel le transparent de sa corruption, dont le népotisme ou la transmission héréditaire ne sont que des figures, les figures de la permanence féodale ?

Il est essentiel d’affirmer que la fixité ou constance des institutions, des règles, ordo-économiques par exemple, du droit, etc., tout ce qui est supposé écarter l’arbitraire génère, par sa constance même, par la « sécurité » offerte, la corruption, le népotisme, l’abus de pouvoir et, finalement, reconstitue le despotisme néo-féodal et son arbitraire, tout ce que la prévisibilité était supposée combattre.
La permanence « sécurisée » des règles, le verrouillage institutionnel, génère la constance « protégée » de la privatisation desdites règles et de toutes les dérives féodales, dont le droit de cuissage n’est qu’un exemple frappant.
Pourquoi les banques peuvent-elles mentir sans vergogne, enfreindre les règles qu’elles sont censées défendre (la fameuse auto-discipline) ?
C’est le conservatisme même qui génère la corruption, par les facilités et protections qu’il offre aux « acteurs » économiques, laissés libres d’imaginer tranquillement les contournements des règles, ces contournements étant souvent des classiques du genre pots de vin et soirées fines (l’envers obscène de la rédaction fastidieuse des contrats).

Comment désintriquer le droit rationnel de son envers kafkaïen ?
Par le « méta-droit » de la destitution ou de l’auto-destitution programmée.
Est-ce retrouver « l’horreur » de l’incertitude juridique ou de l’arbitraire supposés être à la base du despotisme ou de la tyrannie ?
C’est modifier la hiérarchie des normes en posant comme norme ultime « le droit de soulèvement ».
Il ne s’agit plus de « terroriser les terroristes » ou « d’exproprier les expropriateurs », mais de rendre incertaine la « sécurité » privée des petits tyrans du grand despotisme nouveau, tyrannies locales (irrationalité dans la rationalité) fondées sur la permanence « sécurisée » (le grand verrouillage) de règles fixes et prévisibles, si bien prévisibles qu’elles peuvent être détournées.

Fixité et prévisibilité de la corruption « en col blanc cravate » que génère le droit constant et permanent : voilà ce que vise la destitution par l’insurrection, comme norme supérieure.

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
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