Oubliez de négocier, oubliez même comment on négocie

Parution en français des Lettres révolutionnaires de Diane di Prima

paru dans lundimatin#368, le 30 janvier 2023

Les Revolutionary Letters de la poétesse états-unienne Diane di Prima (1934-2020) paraissent le 3 février aux éditions zoeme dans une traduction française. Écrits sur plus de 40 ans, ces poèmes, qui tiennent à la fois du tract anarchiste, du mantra hippie et du manuel de survie, traversent les différentes phases d’un capitalisme toujours plus « tardif » avec une rage anti-impérialiste constante et une attention précoce au désastre écologique en cours. Elles ne cessent pas non plus de rappeler l’extorsion et le racisme sur lesquels est fondé le concept d’« Amérique » (à une époque où le terme est le synonyme incontesté de celui d’« États-Unis »). Nous proposons ici quelques-unes des Lettres révolutionnaires traduites en français, parmi les quelque 120 qui constituent le volume.

quand vous prendrez une ville, un campus, emparez-vous des centrales
électriques, de l’eau, des réseaux de transport,
oubliez de négocier, oubliez même comment
on négocie
Lettre révolutionnaire 15 (extrait)

Née dans le Brooklyn des années 30, Diane di Prima grandit dans une famille marquée par l’activisme du grand-père, Domenico Mallozzi, anarchiste italien qui l’initie aussi bien à la poésie de Dante qu’aux pamphlets d’Emma Goldman. Interrogée sur son adolescence, di Prima déclare : « J’avais toujours pressenti que je pourrais croire à tout ça, mais il était absolument hors de question de passer sérieusement à l’acte, parce que l’époque était au maccarthysme et que le FBI s’affairait déjà à traquer mes ami⋅es sans-papiers. » C’est dans les avant-gardes littéraires qu’elle déploie alors son énergie intellectuelle : elle fréquente Audre Lorde dans un cercle de lecture, co-dirige avec LeRoi Jones (qui deviendra Amiri Baraka) la revue The Floating Bear, fréquente les poètes beat et la scène psychédélique qui gravite autour de Timothy Leary.

Diane di Prima lors d’une des lectures du cercle beat, au Gas Light Café, à la fin des années 1950.

Après plusieurs séjours en Californie au début des années 60, elle déménage définitivement à San Francisco en 1967, à bord « d’un combi Volkswagen remplie de fusils et de machines à écrire », ainsi que de plusieurs enfants en bas âge. Elle étudie le bouddhisme au San Francisco Zen Center de Suzuki Roshi, et rejoint les Diggers, un groupe informel d’activistes apportant aux enfants-fleurs qui affluent sur la côte Ouest un soutien matériel et œuvrant à leur politisation. Les Diggers s’astreignent à une tournée matinale d’auto-réduction, de magouilles diverses et de récup permettant la distribution quotidienne de vivres et de vêtements à plusieurs centaines de personnes dans la région de San Francisco. D’autre part, une partie de leurs membres, regroupé⋅es au sein de la Mime Troupe, s’adonnent à diverses formes d’intervention publique, prenant à partie les employés du quartier d’affaires, de la mairie, de la maréchaussée, ou organisant de grandes fêtes absolument gratuites dans le quartier d’Haight-Ashbury, pour parer aux effets combinés de la gentrification, de la répression policière, et de la méfiance réciproque qui anime les différents groupes sociaux en présence.

Diane di Prima, avec sa fille Dominique di Prima Baraka (au centre), le 14 avril 1963.

Di Prima met sa camionnette à disposition des Diggers. Elle partage sa maison sur Oak Street avec « une tripotée d’adultes, parfois fous, parfois parents ». Les premières Lettres Révolutionnaires, qu’elle écrit à un rythme effréné à cette période, sont envoyées au Liberation News Service, l’agence centralisatrice de la presse underground : de là, elles sont publiées dans plusieurs dizaines de revues nord-américaines.

Diane di Prima et LeRoi Jones, éditeurs de la petite revue de poésie The Floating Bear, sont arrêtés pour obscénité, après que le censeur d’une prison du New Jersey, où était incarcéré un abonné de la revue (le poète Harold Carrington), est tombé sur un numéro. DDP  : « J’ai entendu frapper à ma porte tôt le matin et je n’ai pas été ouvrir parce que je n’ouvre jamais ma porte tôt le matin à New York. Le matin, à New York, il n’y a que des problèmes pour venir frapper à ta porte  : les proprios, la compagnie d’électricité, la police, tes voisins qui veulent savoir c’était quoi ce tapage la nuit dernière, l’horreur, alors avant midi je n’ouvre jamais ma porte. »

Rassemblées et publiées pour la première fois sous forme de livre en 1971 par Lawrence Ferlinghetti, les Lettres connaissent cinq éditions successives, chaque fois augmentées, jusqu’en 2007. L’édition française, complète, en réunit 120. Souvent adressées à un « you »/« toi » relativement indéterminé (mais plus direct que le « nous » de la lyrique communautaire des années 2000), elles sont aujourd’hui reçues par un lectorat nouveau, par exemple les zadistes de la forêt Weelaunee d’Atlanta en lutte contre la « Cop City », qui en citent des passages sur leurs banderoles ou dans leurs tracts.

La revue The Floating Bear (« l’ours flottant »), nommée d’après le bateau de Winnie L’Ourson (« Des fois c’est un bateau, et des fois il serait plus juste d’appeler ça un accident. »), commence à paraître en 1961. Elle est diffusée auprès d’une liste d’abonnés. De nombreux poètes y publieront, et parmi les contributeurs actifs et réguliers  : Kirby Doyle, John Wieners ou Cecil Taylor. Ici, le numéro 28, décembre 1963, dessin d’Alfred Leslie).

Di Prima est l’autrice de plusieurs recueils, tous inédits en français jusque-là. La parution, le 3 février prochain, des Lettres révolutionnaires initie le taf. Il en reste encore, notamment pour rendre accessible l’épique Loba (1978), dont un des exergues donne le ton : « Un homme intelligent érige une ville, / Une femme intelligente en couche une. »

LETTRE RÉVOLUTIONNAIRE 9

prêcher
le renversement du gouvernement est un crime
le renverser c’est encore tout à fait
autre chose. on appelle parfois ça
révolution
mais te raconte pas d’histoires : le gouvernement
c’est un bon point de départ : mais c’est pas
là que ça se passe :
1. tue le patron de Dow Chemical
2. détruis l’usine
3. FAIS EN SORTE QUE CE SOIT PAS RENTABLE POUR EUX
de la reconstruire.
c.-à-d. détruis le concept d’argent
tel qu’on le connaît, supprime les intérêts,
l’épargne, l’héritage
(l’argent de Pound — des coupons datés et distribués à tout le monde
par courrier, et qui périment au bout de 30 jours —
continue d’être une bonne idée)
ou alors, on commence sans argent du tout et on l’invente
s’il nous manque
ou alors, on le miméographie, tout le monde
en imprime à volonté
et on voit ce qui se passe

déclare un moratoire sur la dette
le Congrès continental l’avait fait
« sur toute dette publique ou privée »

& personne « possède » les terres
tu peux t’y établir
si tu en as l’usage, dans la limite
de ce que tu peux cultiver, avec l’appui de ta famille
que personne travaille pour autrui
sauf par amour, et ce que tu produis
au-delà de tes besoins, tu le donneras à la tribu
un Bien Commun

Personne parmi nous ne connaît les réponses, mais il faut
y penser.
Le jour viendra où nous devrons connaître
les réponses.

LETTRE RÉVOLUTIONNAIRE 11

on a traversé
la Vallée de San Joaquin en bagnole
avec Kirby Doyle
le kiffe
chopé de la viande gratos chez les Diggers
pour la Convention de Free City
le kiffe
bitché sur la famille de Kirby
ça fait longtemps qu’on est là
à kiffer
amitié remise à neuf, pick-up nickel, on s’est arrêtés
à une station-service
le gars s’est crispé rien qu’à nous
voir, les cheveux de Kirby, son visage
détente et avenant, mes cheveux, nos sapes
le gars bien hargneux, bien tendax, on s’est
tiré en quatrième vitesse
(à travers des champs d’insecticide et de main d’œuvre immigrée)
et
« p’tain » j’ai dit « le type
était tendax, c’est quoi
qui le tend comme ça, c’est pas
tes cheveux, pas pour de vrai, c’est juste
que ce que la télé lui raconte des hippies
le fait flipper, que ce qu’il lit dans
ses magazines
le fait flipper, faut qu’on
déchire l’écran
qu’on se pose avec lui, s’il se
posait pour boire une bière avec toi il aurait
carrément plus de trucs à te raconter

qu’au gars qu’on paye pour te caricaturer
il a que dalle en commun
avec les gars qui dirigent son esprit, qui lui dictent
ce qu’il faut penser de nous »

DÉFONCE LES MÉDIAS, j’ai dit,
ET CRAME LES ÉCOLES
que les gens puissent se rencontrer, se poser
et se parler les unes aux autres, au chaud et de près
sans image télé qui clignote
entre eux.

LETTRE RÉVOLUTIONNAIRE 39

sachez, mes sœurs, que le 30 mai je suis allée à l’un de nos
festivals pour la vie
que j’ai pris un buvard dans Tompkins Square Park avec mes
frères & sœurs
que j’ai dansé en plein soleil, jusqu’à ce que les étoiles
s’allument & que les keufs
fassent la ronde autour de nous dans leurs bagnoles, et on se tenait là
à se toucher & à s’aimer et puis je
suis rentrée chez moi & j’ai fait l’amour comme une fleur, comme deux fleurs qui s’ouvrent
l’une à l’autre, on était
le joyau dans le lotus, au matin toujours perchée j’ai flâné dans le quartier
du Musée d’Histoire Naturelle & là-bas
dans une salle dédiée à la faune du Pérou, vu des oiseaux
de paradis qui m’ont semblé, comme les dinosaures, être du passé
vu les oiseaux disparaître de la terre & avec eux
les fleurs, la plupart des arbres & des créatures de petite taille :
tamias & lapins & écureuils & délicates fleurs sauvages
j’ai vu la terre polie à vif, austèrement plastique & prête à l’emploi
les gens nourris hydroponiquement, charbonnant comme des fourmis
j’ai pensé platement, sans regret (j’ai désappris
le regret)

« QUE DE BELLES CRÉATURES ONT UN JOUR HABITÉ LA TERRE »

LETTRE RÉVOLUTIONNAIRE 51

Sitôt qu’on se soumet
à un système fondé sur la causalité, sur le temps linéaire
on se soumet, à nouveau, aux valeurs d’avant, on tombe à nouveau
en esclavage. Accroche-toi. On a le droit de créer
l’univers de nos rêves.
Inutile de craindre la « science »

bafouillant

des excuses pour les choses telles qu’elles sont, TOUT LE POUVOIR
À LA JOIE, qui va refaire le monde.

LETTRE RÉVOLUTIONNAIRE 52

Ne troque pas les infos de onze heures pour
le Président Mao, ne zappe pas
d’un « programme » à l’autre
pète un coup, Mao était jeune
il y a cinquante ans, & en Chine.

LETTRE RÉVOLUTIONNAIRE 80

S’AMUSER SANS NUISANCES

C’est du terrorisme, n’est-ce pas, quand t’as la trouille d’ouvrir la porte parce que t’as pas de Green Card
la trouille de chercher un boulot, de mettre un pied à l’hôpital quand ton gosse est malade,

et par quel autre mot que terrorisme désigner les couvertures varioleuses qu’on a refourguées aux Indiens
la piste des larmes, les raids contre les tribus qui pratiquaient la Danse des Esprits
C’est du terrorisme quand on t’interdit de parler ta langue
qu’on te malmène si tu la parles, qu’on te force à faire cent fois le tour du stade dans la neige
dans tes baskets trouées. On appelle ça comment,
quand tu te retrouves enfermé⋅e dans ta salle de classe au lycée, avec des policiers en armes
qui montent la garde dans le couloir  ? C’est pas du terrorisme de forcer une jeune femme
à parler à ses parents de son amour clandestin
et de l’enfant qu’elle portera, ou ne portera pas  ? Est-ce que c’est du terrorisme
d’ouvrir le feu sur des cueilleurs et cueilleuses d’oignons en grève (1934)
d’éliminer un par un les membres de l’American Indian Movement  ?

Ce qui est arrivé à la famille Hampton, à Chicago — Fred Hampton abattu dans son lit —
tu dirais que c’est du terrorisme  ? Ou les kids de move à Philadelphie
dont on a fait sauter la maison. Ou toutes les histoires qui sortiront jamais
restées au fond de gorges fourrées de chaussettes, ou criblées de balles.
Tu dirais que c’est du terrorisme, ce qui s’est passé à Wounded Knee
ou les Guerres à la Drogue qui déciment
la jeunesse de nos villes — comme ils avaient déjà décimé
il y a vingt ans — ou réduit au silence par la terreur — celles et ceux qui devraient nous guider aujourd’hui —
tu sais de qui je parle.

COINTELPRO, c’était quoi, sinon du terrorisme  ? C’est quoi leur acronyme aujourd’hui pour ce genre de besognes  ?

Leonard Peltier est-il une victime du terrorisme  ?
Et Mumia Abu-Jamal  ?

Est-ce que c’est du terrorisme si tu es terrifié⋅e quand tu penses
aux services d’immigration, au fisc, au proprio, à ton patron, au type
qui prendrait moins pour ton boulot  ?
si ton assurance santé te fait flipper
pas d’assurance santé te fait aussi flipper
si ta rue, ton hall te font flipper, si tu flippes tous les mois
de pas tenir jusqu’au suivant, jusqu’au prochain chèque dérisoire  ?

C’est du terrorisme, de priver de bouffe des élèves affamé⋅es  ?
De menacer des ados qui ont encore assez d’espoir
ont encore assez de joie pour faire naître des bébés dans ce merdier  ?

Et comment le terrorisme t’a-t-il affecté⋅e, toi, comment a-t-il façonné ta vie  ?
Est-ce que t’as peur de sortir, de marcher dans ta ville, ta banlieue, ta campagne  ?
De lire, de parler ta propre langue, de porter les fringues de ta tribu  ?
Est-ce que t’as peur de ces oiseaux à coquille fine et aux cous tordus
empoisonnés aux nitrates, au sélénium  ?
Est-ce que t’as peur que l’aube soit muette, que les forêts soient grises  ?

C’est du terrorisme, d’irradier le Dniepr  ?
ou d’échauffer l’ionosphère par magnétisme « juste pour voir ce que ça donne »  ?
Une arme fantastique, à les croire, qui perturbera
les cycles météorologiques, mettra les communications hors-service

Qui sont les terroristes dans les guerres pour le bois  ?
(les guerres pour l’eau viendront)
Et on a même pas abordé le SIDA et le cancer.

LA GUERRE MENÉE CONTRE L’INTELLIGENCE NATIVE & LA BONNE FOI
QU’ON APPELLE JOURNAL DE 20H
EST-ELLE AUTRE CHOSE QU’UN ACTE TERRORISTE  ?

Qu’était la Guerre du Golfe sinon le terrorisme
affublé du masque macabre de l’ordre  ? — un gros attentat à la voiture piégée, voilà ce que c’était
les types qui tenaient le volant sont en train de mourir
les uns après les autres — tranquilles

Les pluies acides sont-elles une forme de terrorisme  ? (Réfléchis par toi-même.)
Le GATT ou l’ALENA sont-ils autre chose qu’un pacte de brigands — la Banque Mondiale, le FMI  ? leurs renforts  ?
Combien de temps encore avant qu’ils s’affrontent pour le butin  ? Et qui leur servira alors de chair à canon  ?
Alan Greenspan ne serait-il pas le plus fameux
de nos leaders terroristes, ici même, nourri ici,
entraîné ici

à qui appartiennent ces cœurs dont les desseins obscurs transforment
Hutus & Tutsis
Croates & musulmans & Serbes
en simples tactiques de diversion précédant l’offensive

LETTRE RÉVOLUTIONNAIRE 103

OÙ ES-TU  ?

les potes, ça sait où vivent les potes.
ça sait pas les e-mails ou les 06
ça sait pas ce truc qu’on appelle « votre contact »

si c’est une pote
tu peux te pointer à sa porte quand t’as une galère.
tu peux lui envoyer ton nouveau livre qui vient enfin de « sortir »

tu peux faire un saut chez elle quand t’apprends qu’elle doit partir
& empaqueter les livres pendant qu’elle commande des pizzas et des bières
et que tu loues un van avec ta seule carte de crédit encore valide

elle dit pas « on reste en contact » en pensant à Facebook
rester en contact signifie qu’il y a contact, que vous couchiez ensemble ou pas
tu crèches sur le plancher d’untel, ou tu files ton vieux canap à cette pote
quand un autre pote te file le sien parce qu’il doit prendre le large

ça veut dire qu’à ton retour de l’hôpital
il t’amène un plat chaud ou de la soupe pour le congel
ou qu’il passe la serpillière, s’assure que t’as ce qu’il te faut à portée de main

rester en contact ça veut pas dire écran tactile même si c’est un iPhone
ça veut dire qu’elle prendra le volant pour t’emmener voir l’océan
ou dira bye-bye à tes ex
qu’il fera tes courses ou ira choper tes médocs

ça veut dire qu’il y en a toujours parmi nous pour garder ton môme de trois ans
si tu dois passer la nuit à l’hosto
où tu viens d’accoucher de ton 2e enfant

ça veut dire que sa voiture est à toi ; tu lui rendras
une fois que tout sera réglé ; et elle dessinera
même une carte pour te guider sur le retour
si t’es pas du coin

ça veut dire que tu peux poser tes mains sur un visage
qui a été beau si longtemps que tu vois même plus
l’œdème, la mort dans ses yeux

t’as déjà essayé d’envoyer un bouillon de poulet en pièce-jointe  ?
de faire l’amour pour la dernière fois sur Skype  ?
ou de lui faire ce fameux dernier câlin avant le départ du train
en tendant les bras à l’extrême à travers le cyberespace  ?

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