Otages

« Et si la seule façon, pour l’Etat, de conserver un peu de crédibilité, c’était de poursuivre la prise d’otages ? »

paru dans lundimatin#241, le 4 mai 2020

Dans mon jardin je reçois un coup de fil de mon ami Alex, sa première question est : « Comment vas-tu ? » À chaque fois, je prends un temps pour répondre à cette question. En claquettes en train de profiter du printemps et du chant des oiseaux, j’ai vraiment du mal à dire que ça ne va pas. Et j’ai aussi du mal à dire que ça va : cloîtré à la maison, je tourne en rond dans le jardin au point que j’ai fait des petits chemins avec mes pas pendant que mes voisins épient leurs moindres faits et gestes, prêts à dégainer le 17 à chaque instant. Je réponds à Alex : « Oui, ça va, comme un otage. »

Pourquoi j’ai dit ça à Alex ? Je creuse dans ma tête à quatre pattes en désherbant le peu de mauvaises herbes qui reste et d’un coup, flash back : 368 av. J.-C. La Macédoine en conflit avec la Thessalie perd et se voit contrainte de faire alliance avec Thébes : la Macédoine, qualifiée de régime barbare, doit faire preuve de sa bonne foi. Philippe II est livré par son grand frère à Thébes ; pendant 3 ans, il sera traité comme un prince dans l’espoir qu’il change définitivement de camp, un peu le top pour un otage : il peut devenir un agent double à la Homeland. Il apprendra l’art de la guerre auprès du général Epaminondas. Il a tellement bien appris la leçon qu’à la mort de son frère, libéré de Thébes, il prendra la tête de l’empire et se lancera dans une grande réforme de l’armée macédonienne qui sera l’une des bases du grand succès de son fils, Alexandre le Grand.

Intrigué par cette histoire d’otage, je plonge dans ma bibliothèque : Otages, une histoire de Gilles Ferragu. Mon dernier livre acheté avant le confinement. Page 15 : L’otage est un captif, en ce sens qu’il n’est pas maître de lui-même. Il n’est pas un prisonnier au sens judiciaire du terme : il n’assume pas une faute, un crime, un péché, il n’est pas non plus un soldat capturé par l’ennemi et prisonnier de guerre. Sa liberté lui a été confisquée, à moins qu’il ne l’ait remise de lui-même à son geôlier aux noms de diverses raisons, à commencer par la raison d’État.

Mon ami Johan m’appelle : il vient de voir passer un drone au-dessus de chez lui en plein dans la pampa. Il me demande si je l’ai vu passer. Une entreprise de bracelets électroniques française propose ses services à l’état pour la lutte contre le covid : "Le but n’est pas de traquer une personne pour savoir si elle est allée à la Poste ou au supermarché, mais d’aider les autorités à gérer la circulation du virus. C’est un acte de civisme, comme l’attestation de sortie. Une fois que le bracelet est enlevé, c’est fini. » Ça fait un mois qu’il est à 3 kilomètres de chez moi et que l’on ne s’est vus. On s’est dit qu’on attendait le 11 mai comme la sonnerie d’avant les vacances pour se revoir, alors que son cousin à 500 mètres de chez moi vient le voir tous les jours et s’amuse à lui lécher la joue en lui disant que tout ça, c’est des conneries (le même qui, sur Facebook, fait bien comprendre que si un « bicot » passe dans la rue il sort le fusil). Pendant ce temps-là, les voisins macroniens font la fête, leurs amis viennent chez eux à vélo, personne n’a de masque, ils profitent de l’air pur. Ils font venir un maçon pour une nouvelle terrasse. Lorsqu’on se croise, ils me regardent avec insistance en faisant allusion au fait que je ne tonds pas très bien la pelouse ; j’ai un frisson.

La confiance règne. Un mot qu’on entend souvent en ce moment. Le 12 mars : « Un principe nous guide pour définir nos actions, il nous guide depuis le début pour anticiper cette crise puis pour la gérer depuis plusieurs semaines et il doit continuer de le faire : c’est la confiance dans la science.. ». Dans le même discours, Macron à propos du maintien des élections municipales : Je fais confiance aux maires et au civisme de chacun d’entre vous. Je sais aussi que les mairies et les services de l’État ont bien organisé les choses. Pour en revenir à la première allusion en sa « confiance en la science » Anne-Claude Crémieu, infectiologue à l’hôpital Saint-Louis, dit le 17 mars ceci : « Il faut accepter une marge d’incertitude qu’aucun scientifique au moment où la décision est prise ne peut combler ; le politique au bout du compte ne va pas pouvoir suivre complètement la connaissance scientifique : à un moment donné, c’est lui qui prend la main. » Bref, c’est comme si le gouvernement, en déficit de confiance, venait pomper celle des autres...
Les soignants, en vérité, sont le dernier recours, quand on n’a pu échapper à la contamination et à l’hospitalisation ; sachant que rien n’est prêt et que tout sera bricolé, le gouvernement les place au contraire en « première ligne » : il s’en lave les mains.

À la fin de l’introduction du livre de Ferragu, premier chapitre : l’invention de la confiance. Dans sa version archaïque, l’otage est à la fois une preuve de la souveraineté et un garant de l’état : il garantit qu’on peut lui faire confiance. « Il n’est pas roi, celui qui n’en a pas dans ses chaines. » Mais qu’est-ce qui se passe quand le gouvernement et sa majorité s’attaquent massivement au bras gauche de l’état, comme dirait Bourdieu : système de santé, détruisant morceau par morceau le code du travail, système de retraite, Justice... Face à de telles amputations, la contestation s’est particulièrement intensifiée et ne s’arrête plus depuis la fin 2018 en France. La confiance en l’état a sauté. Il ne reste plus à cet état, comme preuve de sa souveraineté, que la répression. Justifiée encore quand, au lieu de tenter de cautériser la plaie, il ne fait qu’y jeter de l’huile : « Nous ne sommes pas du même camp », dit le préfet Lallement le 17 novembre 2019. Du même camp ou, aujourd’hui, du même coté de la cage.

Ma nièce m’appelle avec son copain, ils ne sortent pas de chez eux. Je sens l’angoisse dans sa gorge serrée ; ils ne se baladent que tard la nuit. Ils ont peur d’être porteurs sains, de refiler le virus à des vieux. Elle me reparle de Lallement et de sa sortie : « Pas besoin d’être sanctionné pour comprendre que ceux qui sont aujourd’hui hospitalisés, ceux qu’on trouve dans les [services de] réanimation, ce sont ceux qui au début du confinement ne l’ont pas respecté. » L’Etat ne se sert plus que de sa main droite pour nous taper dessus comme moyen d’affirmer sa légitimité. « Les gens, tonton, ils vont se suicider en masse ! Il se rend pas compte, Macron. » La grande majorité d’entre nous (ceux qui ont un toit et à peu près de quoi vivre) ont finalement maintenu leur confiance en l’Etat et accepté d’être ses otages volontaires pour pallier ses nombreuses négligences. Mais le préfet Lallement et ceux qui le conservent à son poste après ses propos nous font passer de ce statut d’otage volontaire à celui de présumé coupable (assigné à résidence – ou en détention provisoire). Dans un renversement, le préfet, parti de la conséquence au lieu de la cause, suggère simplement : puisque vous êtes assignés à résidence, donc non libres, c’est que vous avez commis une faute.

« C’est comme si on était enfermés dans le présent, tonton. » Le calendrier a complètement été chamboulé. Obligés de travailler plus dans des conditions affreuses, obligés de se reconvertir à toute vitesse, de travailler dans la clandestinité, forcé de faire des démarches ahurissantes auprès d’administrations condamnées encore plus que d’habitude à l’incertitude et au flou astral. C’est l’heure d’un hyperprésent global. Le temps est devenu celui du virus. Quel que soit le pays, quel que soit le continent, difficile de distinguer entre des informations et des décisions mimétiques : on est plutôt en train de jouer au jeu des 7 différences : « Tu as vu, la Suède fait pas de confinement, elle fait confiance à son peuple. Ah non ! Attends, ils viennent juste de fermer les bars. C’est tellement déprimant. Pour passer nos journées, on joue aux pires jeux du capitalisme... On prépare l’avenir avec Animal crossing. » Article du Figaro sur Animal Crossing :
« Mener votre vie au rythme du remboursement de votre prêt immobilier auprès du très cupide raton laveur Tom Nook...toute la mécanique d’Animal Crossing repose sur un principe simple : amasser le plus d’argent possible pour rembourser vos traites... Heureusement, les occasions de gagner de précieuses clochettes (monnaie du jeu) ne manquent pas... déterrer des fossiles, pêcher du poisson, se prendre pour un boursicoteur en herbe en surveillant le cours du navet à acheter le dimanche et à revendre dans la semaine... Animal Crossing a ainsi gagné le superlatif de « capitalisme kawaii »... Le meilleur moyen de gagner de l’argent très rapidement dans le jeu induit ainsi de détruire la flore d’une île luxuriante. Et pour optimiser leurs gains, de nombreux joueurs se sont organisés sur Internet, via des forums ou des groupes privés Facebook, afin de s’échanger chaque jour le cours du navet dans leur village... avec une juteuse plus-value... Mais rien ne vous oblige à user de ces stratagèmes pour vous amuser. » Bruno Le Maire ou le capitalisme Kawaii (« Plus respectueux des personnes, qui soit plus soucieux de lutter contre les inégalités et qui soit plus respectueux de l’environnement »). Et si vous êtes fatigués, vous pourrez faire du télétravail, on vous payera à coups de coupons amazon, de croquettes de poisson et de chansons de Vanessa Paradis.

Ahmed m’appelle, il est revenu auprès de sa mère au quartier, en bas de l’immeuble : « Tu sais, on peut se voir si tu veux, c’est pas sorcier, comme d’hab’ on zone, il suffit de sortir et d’être un peu prudent. » Et là, je lui dis que si on se fait choper, c’est lui qui va morfler, que les poulets ici c’est pas des tendres et que c’est lui qui va prendre et pas moi. « Ok, on se voit le 11 alors ! » Je raccroche et la honte me monte... est-ce que vraiment j’ai eu peur pour lui ou est-ce que j’ai peur pour moi, de me faire choper aussi ? Je vais peut-être le lui refiler et il va le refiler à ses potes, à moins qu’il soit porteur sain et qu’il me le refile à moi, le vieux gros, et que je crève dans ma glaire. Au-delà du virus, on s’est refilé l’angoisse. Celle de notre propre corps mais aussi la peur du corps des autres. On avait oublié que la mort était à côté de nous, tout était fait pour l’oublier. Elle est de retour en grandes pompes. La grande robe du capitalisme tombe. Il est à poil, il ne lui reste plus que ses os et ses dents tranchantes. Allez, je vais me remettre à fumer. Il parait que ça protège.

J’essaye d’avancer le livre, mais en ce moment vraiment j’y arrive pas.
C’est peut-être là que je désobéis le plus à Macron : Lisez, retrouvez aussi ce sens de l’essentiel. Je pense que c’est important dans les moments que nous vivons. La culture, l’éducation, le sens des choses est important.
Ferragu, le mec du livre sur les otages, il a fait un truc à la radio, je vais l’écouter... Il propose d’écouter une chanson de Bille Heillisch :

Je ne sais pas quoi faire
Quoi faire de ton baiser dans mon cou
Je ne sais pas ce qui est vrai
Mais ça me paraît bien, alors reste une seconde
Oui, tu te sens bien, alors reste une seconde

Et laisse-moi rentrer dans tes veines
Je construirai un mur, je te donnerai un boulet et une chaîne
Ça ne me ressemble pas d’être mauvaise
Tu es tout ce que je voulais
Laisse-moi simplement te retenir
En otage

Le programme, au fond, il est simple. C’est de nous foutre tout.e.s en demi-taule et au bout, d’anéantir la vie en nous bousillant à petit feu, consolés de ne pas être pour de bon au trou. Arrêtons de prendre ce gouvernement et ses satellites pour des branquignols. Ce sont des ordures, pourries jusqu’à la moelle et à la recherche d’une porte de sortie. Leur seule proposition : bâtir une taule à ciel ouvert, faire ses courses en sécurité pleine de sucre et de gras, et si tout va bien être peut-être soigné. En silence, les matraques fracassent. Mais derrière chaque coup, un feu d’artifice dans leur bagnole. Ils reculent et se rassurent en se branchant dans les beaux quartiers à 8 heures pour se regonfler l’égo. Les mêmes fenêtres fermées dans la terreur chaque samedi. Il n’y a que dans vos cauchemars que vous pouvez respirer. La réalité, c’est que vous avez la frousse comme jamais : tout ce que vos papas de pacotille ont construit avec le sang de nos parents se pète la gueule et vous voulez que ça soit notre faute ? Le sang que vous avez sur les mains ne partira pas avec du gel hydroalcoolique LVMH. Allez-y, achetez des drones, vendez vos rafales, vos flash-balls, vos mitraillettes, ressortez-nous Franky Zapatta au 14 juillet et saturez-nous la tronche de bruit comme on fait aux otages. Pas besoin de vos fiches de lecture. On va pas attendre vos masques Carrefour à 5 euros. On coud patiemment, morceau après morceau, notre colère.

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