Organiser la résistance l’affirmation

Réponse à QLF depuis Paris 8

paru dans lundimatin#454, le 2 décembre 2024

Le mois dernier, nous publiions QLF : nouveau parti pris étudiant, une proposition stratégique pour réinvestir politiquement les universités à distance de la morosité et de l’ennui qui caractérisent les organisations « de gauche ». Au programme : banquets, feux d’artifices et chasses au trésor. S’ensuivit une réponse depuis la face de Tolbiac, c’est cette semaine au tour de Paris 8 de rejoindre le débat, en essayant cette fois d’analyser les conditions qui ont rendu possible la pacification des universités.

Quand on sort de l’université de Paris 8 à Saint-Denis, on tombe souvent, chaque étudiant pourra en témoigner, sur des distributions de flyer Uber Eats. A travers des codes promos, ces flyers promettent de nous ’’offrir’’ 10euros sur notre prochaine commande. Même si l’on est contre, à force, on finit parfois par en prendre un : on se dit que ça pourra toujours servir. En tant qu’étudiant difficile de cracher sur « 10 euros » écrit en gros sur un bout de papier.

C’est alors qu’on se demande : comment en est-on arrivé là ?! Comment, en sortant de l’héritière de mai 68 (l’université expérimentale de Vincennes, maintenant Paris 8), qui a accueilli les Foucault, Deleuze ou Guattari, on se retrouve à s’engouffrer dans une ligne treize bondée avec nos écouteurs Bluetooth sur les oreilles, le smartphone dans la main droite et le flyer Uber Eats dans la main gauche.

« Le caractère étranger de l’université apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, l’université est fuie comme la peste »
Karl Marx - Manuscrit de 1844 (mais il faut remplacer université par travail)

Si dans les facs plus rien ne résonne [1], si l’université est un milieu avec lequel nous n’entretenons plus qu’un rapport instrumental, se plier aux règles et essayer d’avoir de bonnes notes, ce n’est évidemment pas le fruit du hasard mais bien plutôt la conséquence d’une bataille autrefois perdue. En tant qu’étudiants de Paris 8, base arrière délabrée par la défaite, et partant du constat des QLF selon qui la fac est morte, il nous paraissait important de commencer par proposer une généalogie, très ramassée, de la situation au sein des universités.
Mieux comprendre d’où nous sommes partis permettra de mieux capter les raisons de la déroute actuelle.

A partir de la grande dépression des années 30, et sans entrer dans les détails d’un siècle d’histoire marqué, entre autres, par deux guerres mondiales et l’apparition-disparition de l’URSS (rien que ça), le libéralisme se retrouve en crise : ses violences intrinsèques se font trop visibles, son laisser-faire provoque une crise de la gouvernabilité et sa légitimité finit par être remise en cause. Une mauvaise (bonne ?) nouvelle en accompagnant toujours une autre, dans le camp d’en face, les idées subversives trouvent un sol en occident où se penser et s’organiser : les universités.
D’une crise interne, le capitalisme passe à une crise d’hégémonie.

Face à la démocratisation des études supérieures, à la diffusion élargie du savoir et à l’influence d’un certain nombre de penseurs (Foucault, Marcuse, Deleuze, etc.), le système capitaliste se retrouve mis en concurrence avec un bloc solide théoriquement, qui promeut des idées émancipatrices plus instinctives que la loi du marché et qui, de surcroît, semble incorruptible :

« Ils ne s’intéressent pas beaucoup à l’argent mais sont très intéressés par le pouvoir. [...] Le pouvoir de façonner notre civilisation - un pouvoir qui, dans un système capitaliste, doit être réservé au marché libre. »
Irving Kristol - Buisness and « The New Class »

Dans ce premier temps, les défenseurs du libéralisme se retrouvent impuissants face à cette "new class" [2] qui prétend elle aussi pouvoir participer à l’orientation de la société. Inquiet, le très libéral juge de la cour suprême Lewis Powell ira jusqu’à considérer que de cette bataille dépend "la survie même de ce que nous appelons le système de la libre entreprise". Car Powell le sait : "les idées sont des armes". Le problème c’est que de son bord peu ont l’"appétit pour une confrontation pure et dure avec leurs critiques" car peu ont le "talent pour s’engager dans d’authentiques débats intellectuels et philosophiques" [3].

Malheureusement, la philosophie et les idées ne font pas tout et si les libéraux se trouvent bien maigres pour interpréter le monde, leurs moyens ne manquent pas pour le transformer [4]. Très vite, ils sélectionnent minutieusement les financements des universités dans lesquelles ils investissent, commencent à censurer dans leurs médias les opinions du camp d’en face et financent de nombreux Think tank pour préparer la contre-offensive. En parallèle, ils récupèrent dans un habile retournement une part de la critique gauchiste via l’émergence diabolique d’un "néolibéalisme éthique" et mettent en place à travers des procédés de micropolitique un projet politique impersonnel, jamais énoncé comme tel mais néanmoins terriblement expansif et structurant. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

« Pour le pouvoir, la critique peut être une chance. Il faut savoir en tirer profit, comme de toute chose, du reste. Principe de valorisation de la critique. »
Grégoire Chamayou - La société ingouvernable

« Marx et Freud, par exemple, réduits à l’état de bouillie dogmatique pourront être mis dans le commerce sans aucun risque pour le système. »
Felix Guattari – La Révolution Moléculaire

Si à l’époque, semblait-il, on gagnait la bataille, aujourd’hui on a perdu la guerre. A coup de censure, de répression, de micropolitique et de sûrement pleins d’autres trucs, le libéralisme s’est muté en néolibéralisme transformant les universités en de « gigantesques circuits imprimés dans lesquels l’étudiant s’engouffre dès qu’il sort des transports ». Or, que fait-on quand on a perdu la guerre, que nos villages ont été pillés et incendiés ?
On reconstruit.
Tel est le nindô [5], s’il l’accepte, du militant aguerri : la résilience. C’est en tous cas la tâche que les QLF se sont donnés au sein des universités.

Empruntée au latin construere, proprement ’’entasser par couches’’, l’idée de construire (ici on parle de ’’reconstruire’’ mais la nuance est fine vue l’état des facs) impose donc de commencer par la première couche : re-fertiliser les champs, reconstruire les espaces, autrement dit faire du pré-politique [6]. Opter pour la pré-politique, c’est commencer par reposer les conditions de possibilité et d’émergence d’une politique d’affirmation. Faute de mieux et faute d’espace pour la penser, la critique de la situation actuelle est aujourd’hui monopolisée par la négation et dépourvue de toute positivité. [7]
Ce n’est pas pour rien si les QLF se proposent, parmi leurs mots d’ordres, de ’’définir ce qu’ils ne veulent pas à partir de ce qu’ils veulent’’. C’est parce qu’ils désirent remettre l’affirmation au centre.
La positivité plus couramment appelée ’’à la place du capitalisme on pourrait...« n’est pas ’’placée’’ (en dehors du poussiéreux mot communisme qui malheureusement ne fait plus l’affaire [8]), en premier lieu car elle n’a pas de place pour être pensée. La politique a été chassée des universités et c’est une illusion de s’imaginer qu’elle pourra ressurgir durablement à travers des tractages jargonneux ou des assemblées générales en période de mouvement social. QLF tente une nouvelle approche et aspire à ré-introduire la politique de façon plus stratégique et micropolitique, à la manière de nos ennemis. Loin de ’’dissoudre la politique’’ [9], cette tentative est tout à son honneur. Faire de la pré-politique c’est engager la reconstruction du politique, évincée de nos universités depuis la défaite de la fin du XXe siècle.

« Nous savions que nous étions en train de faire une révolution. À la fin des années soixante c’était dans l’air du temps. Il y avait d’énormes manifestations à Londres, et les Universités britanniques étaient occupées par leurs étudiants. En France, le gouvernement de Charles de Gaulle était ébranlé par une vague de grèves et de contestation, Mais la révolution que nous faisions à Saint Andrews était différente. Leurs dieux étaient Karl Marx, Che Guevara et Herbert Marcuse ; les nôtres étaient Friedrich Hayek, Karl Popper et Milton Friedman. [...] Voilà tout, en fait, sauf que c’est nous qui avons gagné. »
Madsen Pirie

On l’a vu un peu plus haut, le néolibéralisme nous a vaincu à coup de kichta [10] et de censure mais aussi en nous émoussant, nous et nos armes. Notamment à travers l’émergence d’un « néoliberalisme éthique » qui s’accommode à sa manière de l’aspiration postmoderne et soixantehuitarde d’une « parfaite souveraineté du soi sur soi » [11] en instrumentalisant l’autonomie subjective, issue des pensées libertaires de ces années-là, pour appeler l’individu à se prendre soi-même en main. En bref, « deviens toi-même », tri tes déchets, pisse sous la douche et toutes ces conneries. Des conneries qui avaient toutefois la force de satisfaire le désir d’agir en évitant tout rapport antagonique au capitalisme. A cet égard, les QLF ambitionnent d’inscrire leur lutte, dans un premier temps au moins, dans le concret du quotidien et du territoire universitaire. Loin des micro-actions individuelles au profit de luttes trop abstraites comme l’écologie planétaire, les QLF se battent non pas pour se donner bonne conscience ou se dispenser de la mauvaise mais pour de réelles conditions de vie matérielles et immédiates (les CROUS sont trop chers ? On vole et on partage ! Les contrôleurs de la Ratp sont là ? On les dégage ! Quelqu’un est viré de son logement CROUS ? On bloque le CROUS !). QLF veut mobiliser une légitimité évidente, instinctive et partageable par tous et toutes au sein du ronron universitaire quotidien. C’est en partie par là que se reconstruit le sens du collectif et par extension celui du politique. De surcroît, il faut être inscrit dans un milieu déterminé pour pouvoir métaboliser. Autrement dit, pour retrouver la satisfaction politique de la transformation de soi et de son espace il faut faire sien individuellement autant que collectivement un espace donné et circonscrit. Pour les QLF ce sera l’enceinte de l’université. C’est d’abord à travers des luttes au sein même des lieux d’études que les QLF exorciseront l’imaginaire collectif de l’impuissance politique généralisée.

« Se battre pour un lieu précis, ce n’est pas la même chose que se battre pour une idée. » [12]

Après avoir dompté la ferveur critique des pensées émancipatrices en rangeant le politique du côté de l’éthique individuel, il incombait aux néolibéraux l’ultime tâche de faire rentrer tout un chacun dans le moule du monde du travail (à l’époque nous étions trop nombreux pour être, juste, marginalisés). Ainsi dans la continuité de ’’la parfaite souveraineté du soi sur soi’’ à laquelle aspire le sujet postmoderne, le néo-libéralisme propose à cette époque, inspiré par la cybernétique, une ré-organisation de la société en réseau « où la communication se fait d’un voisin à un voisin quelconque, où les tiges ou canaux ne préexistent pas, où les individus sont tous interchangeables, se définissent seulement par un état à tel moment » Deleuze et Guattari, Mille Plateaux. Dans la continuité de la pensée rhizomatique de Deleuze et Guattari, le capitalisme les prend de court pour en faire la doctrine d’une société constituée d’individus pensés comme des « particules élémentaires » contractant les unes avec les autres et qui ne connaissent d’autres lois que celles auxquelles elles consentent dans leurs rapports contractuels avec les autres monades. Une fois transposé au monde du travail on dit au revoir à monsieur Taylor et bonjour à monsieur Uber. On n’a plus à faire aux tic-tac tayloriens mais à la réaction en « temps réel » de signaux.

« Brandi par eux comme un emblème de la radicalité, le rhizome pourrait aujourd’hui servir de logo au capitalisme globalisé. »
Alain Supiot – La Gouvernance par les nombres

Loin de ce texte (même s’il peut en donner l’air) l’idée d’accuser les penseurs postmodernes d’avoir fourni au Capital ses armes les plus acérées ! Nous verrons par la suite comment certaines de leurs intuitions pourront nous servir pour penser la contre-attaque. Ensuite l’imbrication entre néolibéralisme et pensée postmoderne est ici présentée de manière très schématique et il est évident qu’un travail plus approfondi permettrait de mettre en lumière des différences. Enfin une chose est sûre, si le capitalisme a su se jouer des attaques qu’il subissait pour penser l’ubérisation et la marchandisation d’une subjectivité amplifiée et scopique, aucun de ces penseurs ne souhaitait aller dans ce sens. Cela étant dit, il nous paraissait important, à nous étudiants de Paris 8 2024, issus de cet héritage, d’interroger comment nous sommes passés, dans ce qui semble être presque un même mouvement, de Paris 8 à Uber Eats.
De plus, cette prétentieuse acrobatie permet de mettre en lumière une autre intuition des QLF : si le dernier vrai soulèvement étudiant en date, à savoir mai 68, était celui d’une jeunesse qui voulait faire exploser le sujet, insistant sur un ’’individu roi’’ libéré des mœurs et de toute hétéronomie, il est probable qu’à terme, les étudiants réclament une sorte de mai 68 inversé (nous disons mai 68 inversé aux vues de ce que mai 68 est devenu aujourd’hui). En clair, un retour à une communauté particulièrement soudée, une sorte d’éloge de la stase fasse aux flux incessants d’un néolibéralisme qui nous somme de nous "adapter". C’est en tout cas ce besoin que peuvent parfois ressentir les étudient des QLF : celui de reformer des villages loin de la globalisation et de vivre à « contretemps » de la temporalité excessivement rapide du néolibéralisme. Cela afin de prendre du recul et de développer la capacité d’observer les faits à la distance critique nécessaire pour affirmer peut-être, des idées réellement nouvelles. A ce titre, les ronds-points étudiants espèrent répondre aux attentes sans pour autant tomber dans le culte de la marginalité.

MICROPOLITIQUE VS MICROPOLITIQUE

« Bref tout est politique, mais tout est à la fois macropolitique et micropolitique. »
Deleuze et Guattari – Mille Plateaux

En 1988, Madsen Pirie cofondateur et actuel président de l’Adam Smith Institute, publie son ouvrage Micropolitics. Sans pour autant connaître l’existence du concept de micropolitique de Deleuze et Guattari, Madsen Pirie montre à quel point l’organisation de la société en particules individuelles peut-être profitable au néolibéralisme. Sous sa plume, le micropolitics devient une vraie ingénierie politique qui consiste en « l’art de générer des circonstances (...) dans lesquelles les gens prendront individuellement et volontairement des décisions dont l’effet cumulatif sera de faire advenir l’état de choses désiré ». Pour le dire autrement, Pirie en appelle à l’orientation des choix individuels qui, une fois mis bout à bout, mettront en place ’’l’état des choses désiré’’ à savoir la société néolibérale. Le micropolitcs part du principe que l’appréciation des effets individuellement profitables primera sur les causes, la grande question du choix de société se dissolvant dès lors dans les ’’minuscules questions d’une société de choix’’ [13] : « les choix sont-ils progressivement faits par les individus, et, au fil des mois et des années, ils produisent cumulativement la nouvelle réalité. Les révolutions les plus sûres sont celles que les gens font pour eux-mêmes au cours du temps (...) La plupart des succès de la micro-politique ont précédé l’acceptation générale des idées sur lesquelles elles se fondaient. Dans bien des cas, c’est le succès de ces politiques qui a conduit à la victoire de l’idée plutôt que l’inverse. » [14]. La table était renversée et la bataille des idées éludée.

« L’idéologie réside bien plus dans la manière d’être des Hommes que dans ce qu’ils croient. »
Horkheimer – Raison et conservation de soi

Dans le néolibéralisme, le lieu d’intervention se déplace de la strate manifeste des comportements (intervention dans la pratique même) aux conditions de possibilités des comportements. Cette intervention a-priori s’est évidemment répercutée aussi dans la jeunesse et dans les universités. La notion de ’’circuit imprimé’’ donnée aux universités par les QLF prend tout son sens.

Ces procédés machiavéliques de micropolitiques interrogent aussi très bien l’aphorisme du Comité Invisible selon lequel : « un geste est révolutionnaire, non par son contenu propre mais par l’enchaînement des effets qu’il engendre ». Dans ce sens et dans la continuité de la tactique de Pirie, la pré-politique est révolutionnaire. Les QLF tentent de s’arracher de ce circuit imprimé afin de proposer à leur tour des conditions de possibilités alternatives de nos comportements au sein des facs : vols, fêtes, solidarité pirate, rigolades, le tout le plus possible à distance de l’Etat, de la marchandise et du smartphone. Hayek, fondateur du libéralisme, voulait "détrôner la politique", force est de constater que cela a plutôt bien fonctionné, même si cette bataille est toujours en cours. En période d’accalmie et pour sortir du mouvementisme nous devons travailler à la retrôner, notamment via les mêmes procédés qui ont servi à la dégager.

« Du point de vue de la micro-politique, une société se définit par ses lignes de fuite, qui sont moléculaires. Toujours quelque chose coule ou fuit, qui échappe aux organisations binaires, à l’appareil de résonance, à la machine de surcodage. »
Deleuze et Guattari – Mille Plateaux

HETEROTOPIE ET HETEROCHRONIE LA CONTRE-ATTAQUE QLF

« Je crois que l’inquiétude d’aujourd’hui concerne fondamentalement l’espace, sans doute beaucoup plus que le temps ; le temps n’apparaît probablement que comme l’un des jeux de distribution possibles entre les éléments qui se répartissent dans l’espace. » Foucault – Des espaces autres. Hétérotopies

Nous l’avons suggéré au début de ce texte : l’important est de produire des affirmations. La force du politique, là où se loge son universalisme, là où le politique devient un authentique moteur qui met en mouvement les corps, réside dans la positivité. Jamais dans la réaction, la négation ou la victimisation. Pour sortir de cet immobilisme et tenter de produire un nouveau dictionnaire de la politique d’émancipation, il est nécessaire de trouver des espaces pour expérimenter et penser ces affirmations. Cela doit être notre première bataille et notre première victoire. Victoire sans laquelle il se révélera impossible de produire quoi que ce soit. Sans condition de possibilité pas de possibilité. La priorité est à la construction de nouvelles formes et espaces de contre-cultures, celles de notre temps. Il s’agit de faire exister, dans la pensée et la praxis, la possibilité de lier un diagnostic critique de l’état de la société à des possibilités pratiques de lutter contre et de faire exister une autre réalité. C’est à cet endroit que l’affirmation émerge. La contre-culture se doit d’être à la fois dans et contre l’air du temps, « par delà tout purisme idéologique » [15] et porter attention à ce qui marche en ce moment. La forme-rond-point des QLF n’en est qu’une esquisse, cela pourrait-être beaucoup plus fort, devenir une vague.

« Nous décidons d’en appeler à toutes celles et tous ceux qui sont prêts à défendre (...) cette énergie presque invisible, transformatrice de l’espace public, où chacun peut et doit faire état de sa capacité d’inaugurer. Nous proposons de produire des formes et des idées, des images et des textes, nous proposons de produire des rencontres brèves, graves ou festives dont l’apparente inconsistance dissimule la puissance souterraine et mobilisatrice. »
Marie José Mondzain - Confiscation des mots, des images et du temps : pour une autre radicalité

C’est cette énergie presque invisible mais salutaire que les QLF caressent. Une sorte de pré-politique qui commence par la réappropriation de l’espace. Dans Des espaces autres, Foucault propose le concept d’hétérotopie au sujet d’espace jugé à part dans le tissu urbain. Des espaces qui cristallisent une ’’contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons’’. Au vu de la définition qu’il en donne, nous pensons que les rond-point étudiants font partie de ces hétérotopies  :

  • Le rond-point étudiant juxtapose en ’’un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles’’. Le néolibéralisme dicte un ’’code de la route’’ [16] qui dans le ’’circuit-imprimé’’ universitaire impose l’itinéraire métro-couloir-classe. S’installer dans un couloir et en faire un rond-point c’est proposer un hors-piste au sein même du circuit.
  • "Les hétérotopies supposent toujours un système d’ouverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend pénétrables. En général, on n’accède pas à un emplacement hétérotopique comme dans un moulin. Ou bien on y est contraint (…) ou bien il faut se soumettre à des rites et à des purifications’’. Loin de contraindre qui que ce soit, participer au rond-point étudiant c’est accepter de prendre consciemment [17] une crêpe au Nutella volé. C’est aussi accepter de rompre avec le rythme universitaire, d’assumer qu’on occupe le passage (souvent avec de la musique à haut décibel), en bref c’est se soumettre aux rites de la contre-culture.
  • Enfin, ’’les hétérotopies sont liées, le plus souvent, à des découpages du temps, c’est-à-dire qu’elles ouvrent sur ce qu’on pourrait appeler par pure symétrie des hétérochronies. L’hétérotopie se met à fonctionner à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel’’. Loin du flux permanent d’information qu’un étudiant reçoit perpétuellement en pleine gueule et auquel il doit s’adapter et réagir (en cours, dans le métro, via les notifications du smartphone, etc.), le rond-point QLF propose une temporalité plus apaisée où les sollicitations incessantes sont suspendues. Prolongeant l’analyse de John Dewey pourqui l’évolution positive et collective de la société ne se fera que dans un respect de la tension entre stase et flux, nous pensons que les ronds-points étudiants peuvent être une ’’figure positive du retard’’ promouvant les habitudes, la notion de communauté locale et les relations vivantes de face à face. C’est dans ce genre d’hétérochronie qui laisse place à la réunion qu’émergeront les nouvelles idées, loin du piège qui laisse à penser que la dissémination subjective d’idées politiques sur les conversations digitales suffirait : ’’seul un échange intime et forcément d’une portée réduite peut donner lieu à des attachements profonds et vitaux’’ [18].

« Buissonnante, l’évolution ne suit par avance aucun telos, mais explore tout au contraire une multiplicité de directions, à la fois cohérentes, cumulatives et divergentes. Hétérogène, elle ne se départira jamais de l’hétérochronie des rythmes évolutifs, incompatible avec le rythme uniforme exigé par les cadences industrielles (…) . Imprévisible, son seul sens restera toujours de produire des « différences radicales », en contribuant à libérer les potentialités nouvelles que chaque nouveau venu apporte avec lui, et en prenant pour cela le risque de la confrontation collective. »
Barbara Stiegler - Il faut s’adapter : sur un nouvel impératif politique

En résumé, tout n’est pas encore perdu. D’un côté, le néolibéralisme continue d’avancer ses pions. Petit à petit, discrètement, à coup de micropolitique et d’algorithmes, il s’immisce toujours davantage dans nos existences et nos modes de vie. Si la partie est mal engagée, avancer ses pions c’est partir du principe que l’on est pas encore échec et mat. La bataille est encore en cours, à nous maintenant d’être à la hauteur de nos ambitions, ou plutôt de notre ennemi. Ce qui est paradoxal, c’est que cette grande ambition se matérialise aussi, voir surtout, dans l’insaisissable création d’une toile d’araignée de micropolitique.
Bien sûr, le rond-point n’est pas une fin en soi. Comme avec les Gilets jaunes, il devra s’accompagner d’autres choses. Mais le pari des QLF est que pour reconstituer des organisations étudiantes autonomes de masse, il faut commencer par fuir l’entre soi militant et la ’’radicalité abstraite’’ [19].
Il s’agit maintenant de relier la pensée, la parole et le geste, de trouver d’autres modes d’actions que les rond-points et le vol organisé, pour espérer un jour effleurer à nouveau l’hégémonie culturelle des pensées communistes [20], comme ce fut le cas à une époque dans beaucoup de pays d’Europe. Organiser des concerts gratuits et des auto-réducs, généraliser la pratique du hack informatique et peut-être même (soyons fous) trouver un lifestyle, un style de musique, un langage propre à une contre-culture. Quoi qu’il en soit c’est dans la pratique que les meilleures idées referont surface.

Nous avons conscience que ce texte peut paraître relativement abstrait, à Paris 8 on a toujours été un peu perchés et dans les amphis on a beaucoup de temps alors on gratte... Sans apporter beaucoup de réponses concrètes, nous espérons néanmoins qu’il participera à l’effet d’émulation en cours quant à la question de l’état des universités à l’aube de 2025.
Tout reste à faire, alors le meilleur est devant nous.

« Ce qui donne le plus à penser est que nous ne pensons pas encore, toujours pas encore, bien que l’état du monde devienne constamment ce qui donne davantage à penser. » Heidegger - Qu’appelle t-on penser ?

[1« En 2023, les murs des facs chargés de tags et d’inscriptions politiques ne peuvent rien y faire, à l’intérieur de celles-ci, plus rien ne résonne. » https://lundi.am/Une-MALA-et-ca-repart

[2« En remontant aux commencements même du capitalisme, il y a toujours eu un petit groupe d’hommes et de femmes qui ont désapprouvé l’influence omniprésente du marché libre sur la civilisation dans laquelle nous vivons. On appelait ce groupe "les intellectuels" ce sont les ancêtres de notre "nouvelle classe" » Irving Kristol - Buisness and "The New Class"

[3Lewis Powell – Attack on American Free Entreprise System

[4« Les philosophes n’ont fait qu’interpéter le monde de diverses manières mais ce qui importe, c’est de le transformer » Karl Marx - 11e thèse sur Feurbach

[5Littéralement : ’’Voie du Ninja’’ dans Naruto Shippuden Chapitre 103

[6« Les QLF tentent de fédérer une communauté étudiante à partir d’un ensemble de pratiques que l’on définirait comme pré-politique : se réunir autour d’un banquet gratuit avec de la nourriture volée, défier l’administration pour brancher une machine à barbe papa, rencontrer des étudiants et étudiantes pendant une brésilienne ou un jeu de fléchettes... » https://lundi.am/QLF-nouveau-parti-pris-etudiant

[7« La critique de tout cela me semble aujourd’hui difficile à raison de ce que sa critique donne le monopole à la négativité, c’est à dire à la critique. Au fond, une possible critique de ces phénomènes peut être construite, propagée, etc. mais elle est dépourvue de positivité » Alain Badiou dansLe Déclic

[8A ce titre les QLF ambitionnent de »faire le communisme moins que le dire" https://lundi.am/Reponse-a-QLF-depuis-Tolbiac

[10Liasse billets en argo

[11Foucault – Histoire de la sexualité

[13Grégoire Chamayou – La société ingouvernable

[14Micropolitics – Madsen Pirie

[16« Les fonctionnaires peuvent [...] réguler le trafic sur les routes. [...] Mais si, au lieu de définir les droits de tous les conducteurs, ils essaient de prescrire à chacun sa destination, de lui dire quand il doit partir, par quelle route il doit passer, et l’heure à laquelle il doit arriver [...] [on] pense qu’ils peuvent diriger, non seulement le trafic sur les grandes routes, mais aussi toutes les occupations de tous les hommes » Lippmann – The Good Society
« Le mouvement est dicté par celui du flot et par les règles du code de la route. » La société industrielle et son avenir – Théodore Kaczynski

[17Les rond-points QLF s’accompagnent toujours de nourriture gratuite et d’une banderole ’’c’est volé donc c’est gratuit’’ premier moyen de créer une forme de participation passive à la subversivité.

[18John Dewey – The Public and its Problem

[19« Il faut considérer le tact comme la vertu cardinale des révolutionnaires et non la radicalité abstraite. » - Comité invisible

[20Il faudra notamment commencer par trouver un autre mot que celui-ci...

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