On ne naît pas vivant, on le devient

Pour la suite du mouvement

paru dans lundimatin#141, le 9 avril 2018

Cheminots, étudiants et lycéens, zadistes. Le gouvernement semble déterminé à affronter tous ses opposants en même temps, ouvertement et brutalement. Les prochaines semaines peuvent signifier la dispersion et l’écrasement de toute résistance à la mise au pas managériale décrétée par l’Entreprise France ; ou bien la destitution de Macron et la reprise de l’offensive. C’est pour rendre possible ce dernier scénario que des lecteurs de lundimatin ayant participé aux récentes manifestations nous ont fait parvenir ces quelques réflexions stratégiques.

Alors que les grèves de cheminots s’installent dans la durée et que assemblées massives votent le blocage des universités les unes après les autres, Edouard Philippe nous gratifie cette semaine d’un petit plan Com’ mitonné dans les colonnes du Parisien. Paré de ses boutons de manchette estampillés « Keep calm and stay positive » (t’as compris looser ?), se déclarant « passionné » par ce qu’il fait, il enchaîne les sujets et fait œuvre de « pédagogie » :

En réponse au mouvement des cheminots, il martèle : « Il y a des sujets qui ne sont pas négociables : l’ouverture à la concurrence, la réorganisation de l’entreprise et la fin du recrutement au statut. J’entends la détermination de certaines organisations syndicales mais qu’ils entendent bien la mienne aussi. »

Interrogé sur la convergence des luttes, il affirme : « j’ai du mal à voir une convergence entre des militants d’extrême-gauche qui viennent perturber les amphis et les soignants dans les hôpitaux, entre ceux opposés à la réforme ferroviaire et les salariés d’Air France. » Concernant les universités, il précise « nous sommes extrêmement déterminés à ne pas laisser agir une minorité ultra-politisée et parfois très violente. » Parce qu’évidemment, dans les grèves et des manifs, « ce qui n’est pas acceptable, c’est le blocage et les actions illégales. »

En parallèle à toutes ces belles paroles, le gouvernement a initié la semaine dernière une réforme de l’assurance chômage, déjà décriée par tous les « partenaires sociaux » (syndicats et Pôle Emploi compris), et a mobilisé 2.500 gendarmes pour expulser la ZAD dès lundi.

L’intérêt de cette rage politique est qu’elle ne laisse pas place aux demi-mesures. Que ce gouvernement soit si peu disponible à la négociation et au compromis complique considérablement la tâche des directions syndicales qui n’ont absolument rien à offrir à leurs adhérents pour les calmer. Macron et ses sbires ont décidé de mettre en œuvre une révolution néolibérale globale et ne se contenteront pas de réformes mineures. C’est ce que de nombreux cheminots ont bien compris lorsqu’ils affirment qu’ils ne se battent pas seulement pour leur statut mais aussi pour faire barrage à une transformation radicale de l’ensemble du monde du travail. En définitive, c’est bien de cela qu’il s’agit : soit défoncer ce gouvernement, soit le regarder défoncer tout ce qu’il reste de sécurité sociale, de gages minimes d’égalité et d’espaces de liberté dans ce pays.

Quelques étincelles possibles

Les signes avant-coureurs d’un mouvement social d’ampleur n’auront échappé à aucun observateur : la corporation la plus combative, les cheminots, a initié une lutte qu’elle sait de longue haleine ; les secteurs les plus imprévisibles, les étudiants et les lycéens, occupent leurs lieux d’apprentissage et descendent dans la rue ; les millions de travailleurs du secteur public, et ceux de nombreuses autres branches, ont compris qu’ils sont également dans le viseur du gouvernement.

Pour autant, nous n’en sommes qu’aux prémisses d’un mouvement, et toutes les potentialités existantes pourraient aussi bien s’évanouir, et nous renvoyer à ce quotidien dont nous cherchons sans cesse les issues. Ce qui surviendra dans les prochaines semaines dépend de nombreuses questions hors de notre portée : les rapports de force internes aux syndicats, le niveau de répression policière et tous les événements inattendus qui peuvent réorienter le cours des évènements (qui aurait imaginé que l’action de douze stupides fafs Montpélliérains serve à ce point d’étincelle au mouvement étudiant ?). Nous ne cherchons pas ici à prédire le combat final ni à définir une direction générale. Nous voulons nous interroger sur nos modes d’action dans la situation présente. Nous voulons réfléchir, à partir d’une position autonome et conflictuelle, sur nos pratiques et les possibles qu’elles ouvrent, et voir comment, même si ce mouvement devait rapidement finir, nous pourrions en garder des traces, des amitiés et des chemins communs qui continueraient à nous nourrir et nous porter.

Du cortège de tête et de nos grands-mères (bientôt) masquées

Le 22 mars, nous avons retrouvé la joie et la puissance collective d’un cortège de tête massif, multiple et déterminé. Cela faisait de nombreux mois que nous n’avions pas expérimenté un tel espace de liberté : tous les murs étaient des espaces d’expression, les quelques banques sur le trajet ont vu leurs vitrines justement éclatées et les flics ont subi une part de la violence qu’ils infligent généreusement chaque jour. Pour autant, tout n’était pas parfait : il est douloureux de voir des jeunes cagoulés repousser sans ménagement une grand-mère (qui certes avait décidé de défendre rageusement une banque et leur tapait dessus avec sa canne). Surtout, le degré de préparation n’était pas à la hauteur des envies d’en découdre : manque de masques à gaz, de banderoles renforcées et de matériel offensif. Dans l’idée d’un retour critique sur la pratique du cortège de tête, nous devons aussi nous souvenir des manifs de septembre et octobre durant lesquelles nous avons été nombreuses à ressentir le risque d’une ritualisation, d’une forme de routine. Certes, nous sentons une forme de solidarité par toutes les présences différentes qui nous entourent, mais quelles rencontres prennent réellement place ? Défoncer une vitrine est toujours un acte jouissif et libérateur, mais faut-il pour autant le poser en toute situation ? Quelle place donnons-nous aux chants et slogans, les actes les plus partageables dans ces moments ? Pourquoi des groupes de tagueurs, de casseuses, et pas de chanteurs ?

Nous n’avons pas prétention à bouleverser ou révolutionner la pratique du cortège de tête, mais à avancer quelques idées ou questions qui pourraient éventuellement être joyeuses ou puissantes. Parmi celles-ci, il y a d’abord celle de l’extension de la pratique du graffiti. Les groupes qui s’organisent pour disposer de bombes de peinture en abondance pourraient se permettre d’en distribuer, les proposant d’abord aux personnes en apparence les moins susceptibles de les utiliser. Pourquoi ne pas demander aux gens, aux anciens notamment, ce qu’ils aimeraient voir apparaître sur les murs ? Interroger et stimuler les imaginaires, proposer de prendre position. Quelle plus belle complicité, quel plus beau tag que celui soufflé par une grand-mère nous accompagnant ?

Ensuite, nous souhaitons revenir sur la pratique du black bloc telle que nous avons la possibilité de l’expérimenter. Nous connaissons bien la tension qu’il y a à se mettre en jeu en taguant ou en pétant une vitrine, les sens aux aguets, toujours prêt à tracer et disparaître. Néanmoins, depuis l’apparition du cortège de tête, il est clair que nous avons gagné une position de force conséquente. En regard de la plaie que représentaient les baqueux et leurs arrestations surprises, par exemple durant les manifs anti-CPE, nous avons réussi à créer des espaces qui nous appartiennent et où nous sommes suffisamment nombreux et déterminés pour être généralement en sécurité (ce qui ne doit pas nous prémunir d’avoir quelques anges gardiens dans le dos lorsque nous agissons). A partir de là, nous pensons qu’il n’y a pas de nécessité, même en cas d’altercation, à assumer une agressivité physique à l’égard d’autres manifestants. Il ne s’agit pas de faire profession de non-violence, mais de réserver notre violence à nos ennemis objectifs, ceux qui nous mettent effectivement en danger.

Ce que nous proposons ici, plus généralement, est de dés-identifier la pratique du black bloc. Nous nous habillons de noir et nous masquons parce que nous voulons éviter d’être identifiés par les forces répressives, mais nous refusons aussi de nous cantonner à l’identité que nous pouvons parfois y créer ou que d’autres nous imposent : celle de gens véners et hardcore, prêts à tout à tout moment. Depuis 2016, de nombreuses personnes se sont habituées à marcher ensemble avec des gens masqués et parfois offensifs. Il y a un réel enjeu à fortifier cette dynamique et ces alliances tacites, utiliser nos masques précisément pour lier connaissance, parler à des inconnues, échanger sur ce qui fait vivre leurs révoltes, et les nôtres. Dans le cas de manifs moins massives, comme le 3 avril, où nous avons pu esquiver la pression policière en rejoignant le cortège syndical, oser aller parler avec certains syndicalistes, essayer d’envisager des questions stratégiques avec eux, les cibles signifiantes et les moments propices. Construire un mouvement, c’est notamment vaincre nos propres peurs, et celles que nous pouvons avoir les uns à l’égard des autres.

Convergences matérielles et physique

Dans les assemblées, d’étudiantes, de cheminots, de la poste et d’ailleurs, on entend partout parler de convergence des luttes. Même le guignol « calme et positif » cité au début de ce texte l’évoque, pour mieux la conjurer certes, mais cela montre suffisamment la peur que le gouvernement a de cette potentialité. Il y a des manifestations interprofessionnelles, des étudiants ont participé aux AG et manifs de cheminots et vice versa. Ces « voyages » constituent la première phase pour de potentielles alliances, se parler, se rencontrer, apprendre à se connaître. Nous devons prendre part et appuyer ces démarches autant que possible. Mais à l’heure actuelle, affirmer qu’une convergence existe serait juste erroné.

Pour construire cette solidarité clamée en assemblée, il y a lieu d’envisager ce qu’elle peut être matériellement. Les cheminots ont pour eux un formidable moyen de pression, leur outil de travail, ils représentent une force physique dans les manifestations et ont des capacités de mobilisation importantes, dans leur entreprise et à l’égard d’autres travailleurs. Les étudiants quant à eux bénéficient de la denrée la plus rare qui soit, le temps, particulièrement lorsqu’ils occupent leur université, gagnant de plus un espace de lutte permanent. Peut-être que la convergence tant invoquée est précisément la mise en commun de ces moyens et forces, leur partage et leur accroissement.

Concrètement, nous sommes encore loin d’une solidarité effective, mais celle-ci pourrait prendre de nombreuses formes. D’autres l’ont dit avant nous, les cheminots subissent une répression sur leur lieu de travail, les étudiants pourraient prendre leur place pour tracter et faire connaître les raisons de cette grève. A l’inverse, on peut imaginer que les cheminots s’engagent, en cas d’expulsion d’une université occupée, à venir la ré-occuper avec les étudiants. L’occupation de la maison du peuple à Rennes en 2016 a probablement été une des expériences les fructueuses du mouvement contre la loi travail. Prendre des lieux et les défendre, les ouvrir à tous les vents et à toutes les énergies, les liens et les alliances s’y tissent avec une densité et une vitesse inégalables. Que les assemblées étudiantes et de cheminots se terminent en manifs improvisées se dirigeant vers des gares, des universités, des lycées ou des centres de tri de déchets, des ports, des raffineries, ou toute autre centrale ouvrière. Non pas pour expliquer pourquoi nous luttons (nous laissons la pédagogie à Philippe et ses laquais médiatiques), mais pour partager, nos colères, les envies qui nous traversent, ce qui est possible.

Pour terminer sur la question des convergences de luttes, nous devons dire que nous ne croyons pas à une superposition des mots d’ordre. Il paraît peu probable que tous les cheminots exigent le retrait de la loi sur la sélection à l’université ou que toutes les assemblées étudiantes votent l’abrogation de la réforme de la SNCF ou le maintien des allocations de chômage telles qu’elles existent, revendications que le gouvernement ne satisfera de toute manière pas. Macron et sa clique ont entamé une épreuve de force et ils ne seront mis en échec que s’ils sont défaits économiquement, politiquement et dans la rue. Leur défaite, notre victoire, potentielles, passeront par la création de foyers de lutte dans un maximum de villes et de secteurs, et leur mise en lien. Mais cela passera aussi inévitablement par des moments rassembleurs où nous pourrons éprouver notre nombre, nos forces et notre détermination. Dans cette optique, l’appel à converger sur Paris le 1er mai constitue une occasion rêvée, ainsi que la manifestation qui se tiendra à Nantes samedi 14 avril en réponse aux expulsions de la ZAD.

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