Standing Rock vs. Tigerswan - Part. III -

À mesure que les camps de Standing Rock se vidaient, TigerSwan généralisait sa surveillance aux autres mouvements

paru dans lundimatin#111, le 17 juillet 2017

Nous publiions les semaines passées deux traductions d’articles parus sur The Intercept (ici et , relatant les pratiques particulièrement douteuses d’agences de sécurité privées dans le cadre de la répression du mouvement d’opposition à la construction du Dakota Access Pipeline (DAPL). Cette semaine, nous vous présentons le troisième article de cette série, exposant les liens complexes, mais avérés, entre ces agences de sécurité privées et les forces de l’ordre.

Lorsque le 22 février, les forces de l’ordre commencent à évacuer les résidents du camp NoDAPL Oceti Sakowi, limitrophe à la réserve Sioux de Standing Rock, le brutal hiver du Dakota avait déjà partiellement fait le travail. Aussi, alors que le nombre d’opposants suit la même courbe descendante que l’attention nationale pour la lutte en cours, il semblait tout naturel à l’entreprise de sécurité privée en charge de la surveillance du mouvement de rentrer chez elle. Cependant, les communications internes entre TigerSwan et son client, constructeur du pipeline, Energy Transfer Partners [ETP], montrent que la compagnie préféra au contraire s’ajouter des heures supplémentaires.

« Le niveau de menace a significativement baissé. Cependant, cela n’annule en aucun cas une possibilité d’attaque dans le future » déclare ainsi un document du 24 février [2017], soit deux jours après le début des opérations d’expulsion. « Comme dans n’importe quelle dispersion d’insurgés, il faut attendre des bifurcations, des séparations de certains groupes, cherchant de nouvelles causes ».

En effet, TigerSwan semble à l’affut de nouvelles causes. Comme Intercept l’avait reporté [NdT dans le précédent article], la surveillance généralisée des opposants au DAPL s’était petit à petit installé depuis 5 mois dans l’Iowa, le Dakota du Sud, et l’Illinois. Plus de cents rapports de situations fuités, fournis par une source interne de Tigerswan, décrivent en détail les observations de l’entreprise sur le mouvement NoDAPL, les informations obtenues par des tactiques de surveillance invasives telles que l’infiltration, la surveillance aérienne, les écoutes téléphoniques et le traçage des déplacements de certains opposants.

En janvier et février, le mouvement NoDAPL subit plusieurs coups durs. Le 24 janvier, quelques jours après son intronisation, le président Donald Trump relance le projet controversé en annulant le gel de permis fait par l’administration Obama. L’expulsion des camps d’opposants s’ensuit un mois plus tard.

Les rapports de situation écrits pour ETP en janvier/février révèlent que l’achèvement du pipeline menaçant potentiellement TigerSwan d’une fin de contrat, l’entreprise de sécurité redouble d’effort pour dépeindre la situation comme volatile et dangereuse. Ainsi, dans un document daté du 27 février, il est fait une comparaison clairement tirée de l’expérience de TigerSwan comme contractant militaire privée en Afghanistant et Iraq :

« L’archétype d’un jihadisme post-insurrectionnel est celui au lendemain du jihad anti-soviétique d’Afghanistan. Alors que beaucoup d’insurgés revinrent à leurs vies antébellums, beaucoup, surtout des soutiens extérieurs (les combattants étrangers), revinrent au monde en cherchant à commencer ou rejoindre de nouvelles insurrections jihadistes. Ce « saignement » produisit notoirement Osama Ben Laden et Al-Qaeda, mais d’autres vétérans jihadistes rejoignirent, parmi tant d’autres, des combats en Bosnie, Tchétchénie, Afrique de Nord et Indonésie »

« La diaspora anti-DAPL », argumente le document, se diffuse donc en Iowa, New-York, Floride et Arkansas. Vers février, trouvant moins de choses significatives à rapporter dans le Dakota du Nord, TigerSwan, se concentre donc sur des cibles spécifiques du mouvement dans d’autres états, et décrit la surveillance de divers mouvements, de l’écologie à l’opposition anti-Trump.

Manifestation anti-Trump à Chicago.

TigerSwan s’intéresse particulièrement à Chicago et les documents de février font état de plusieurs efforts d’infiltration des groupes activistes. Un rapport du 4 février se réfère ainsi aux prétentions d’un agent voulant faire « de l’observation et de la documentation photographique » des manifestations locales. D’autres documents, datés du 19 et 21 février, décrivent les efforts de surveillance d’une manifestation anti-Trump, organisée par la branche locale de Answer Coalition [NdT : littéralement « Coalition Réponse »], un groupe antiguerre et antiraciste. « L’équipe de renseignement va se faire des contacts avec les organisateurs de l’évènement pour y intégrer la structure de la manifestation afin de développer un rapport de confiance qui sera cultivé en vue de futurs efforts de renseignements », note le rapport du 19 février, qui spécule également sur les possibilités d’éruption de violences lors de cet évènement.

Le coordinateur d’Answer Coalition à Chicago, John Beacham, qui organisa la manifestation décrite par TigerSwan, commente, pour Intercept, le fait que si les manifestants soutenaient le mouvement NoDAPL, ce n’était cependant pas leur souci premier. « Il tentent de faire des connections là où il n’y en a pas, juste parce que les mouvements progressistes soutiennent le NoDAPL. C’est presque conspirationniste comme manière de faire ».

Le 22 février, un document décrit une session prochaine d’entrainement à l’organisation/activisme, proposée par le groupe Lifted Voices [NdT organisation antisexiste et antiraciste de Chicago]. « C’est une bonne opportunité pour mettre quelqu’un dedans, qui se rendra visible et recueillera les actions directes les plus importantes [tactiques, techniques et procédures]. Si Lifted Voices n’est pas une organisation #NoDAPL, Kelly Hayes [NdT fondatrice du collectif] a influé sur l’organisation de certains évènements protestataires et a parlé aux deux derniers évènements à Chicago. »

« Nous étions au fait que, parmi tous les gens présents, un agent de police pouvait se cacher dans la salle » dit Hayes à Intercept, « donc entendre que c’était un espion de bas étage n’est pas très choquant ».

Outre Chicago, TigerSwan se concentre alors aussi en Iowa. Les documents décrivent en détail la croissance du camp de Little Creek, d’abord construit comme un espace d’éducation et de soins. Les documents du 22 et 27 févriers fournissent des mises à jour sur les déplacements d’un groupe de protecteurs de l’eau, alors qu’ils voyagent du Dakota du Nord jusqu’au nouveau camp d’Iowa, s’arrêtant dans un hôtel, et même, s’embourbant en chemin.

Image datant du 23 février 2017, lors de l’expulsion du camp d’Oceti Sakowin.

Parallèlement, les semaines précédant l’expulsion du camp d’Oceti Sakowin, TigerSwan, poursuit l’usage de ses tactiques poussées de surveillance dans le Dakota du Nord. Le 7 février, TigerSwan consigne l’usage d’un « appareil doté d’ailes tournantes, ainsi que d’une caméra infrarouge, pour conduire des évaluations d’émission thermique et la disposition des camps », tandis que le 10 février, l’entreprise plaide pour l’expansion de « postes d’écoutes » permettant « d’augmenter la connaissance du terrain grâce aux fréquences radiophoniques ». Le 13 février, également, il est fait référence à des « radiofréquences non cryptées utilisées par la sécurité des camps pour communiquer. »

Le document met également en lumière la coopération étroite entre TigerSwan et les forces de l’ordre, faisant fréquemment références à des rencontres avec les assistants des shérifs locaux, des chefs de police et de la garde nationale. Il est fait mention également des efforts de TigerSwan pour fournir des renseignements permettant la mise en examen de manifestants. Le 10 février, un agent de la compagnie de sécurité privée, en Iowa, mentionne même une rencontre avec l’épouse du sénateur Joni Ernst afin de « raviver une relation informelle ». Contacté, le sénateur n’a pas tenu à commenter ou expliquer la nature de cette relation.

Le 5 février, un document prend acte que la compagnie « continue d’accéder aux demandes de la légal team d’ETP » et le 12 février, un rapport confirme que TigerSwan continuera « d’assister les forces de l’ordre fédérale [NdT : donc jusqu’au plus haut niveau] dans l’identification des lieux du camp 4 qui sont en relation avec les enquêtes pour activités criminelles. ». Outre cela, le 13 février, en commentant des déplacements de « caches d’armes » par des individus non identifiés, TigerSwan rapport que le Bureau Fédéral de l’Alcool, du Tabac, des Armes à Feux et Explosifs, avec les forces de l’ordre du Dakota du Nord, « se virent passer l’info, et que les médias en prirent de l’évènement également ». Quant au 27 février, il est dit « (TigerSwan-Dakota du Nord) continue d’aider le Département de l’Intérieur avec les demandes pour [renseignement, surveillance et reconnaissance] des informations dans la réalisation de l’expulsion de présences illégales dans le territoire [occupé par le Corps des Ingénieurs de l’armée] et les territoires des réserves ».

Le 9 février, mentionnant un protecteur de l’eau très connu ayant fait la recommandation d’arrêter d’utiliser Facebook, TigerSwan note que « les opposants qui restent sont actuellement au courant des infiltrations des L.E [NdT Force de l’ordre] et de la surveillance des Médias Sociaux, se voyant ainsi eux-mêmes de plus en plus vulnérables à des poursuites en justice ».

Tout comme à ses débuts, TigerSwan est alors particulièrement alarmiste à propos des potentiels violences et sabotages, spéculant à propos de « liquides inflammables étant accumulé » et « d’armes incendiaires artisanales ». Dans le contexte d’alors, ce genre d’observation est singulièrement grotesque. « Il n’y a pas d’indices que les opposants aient planifié des actions de sabotage, cependant des sabotages réussis d’équipement freineront la construction en cours » dit un rapport du 15 février. « La menace d’IED [NdT Engin Explosif Improvisé, ici on dirait qu’il s’agit de mines] est à prendre en compte, bien qu’il n’y ait pas d’indications que de tels outils sont usés le long des routes pratiquées par le personnel du DAPL ».

Les documents de février se réfèrent fréquemment aux protecteurs de l’eau en des termes péjoratifs tels que des « snow poopers [NdT intraduisible, veux littéralement dire « chieurs de neige »] » ou « producteurs de déchets », en référence à une fausse rumeur répandue par l’administration locale selon laquelle les protecteurs de l’eau polluèrent le sol de leurs camps. En certaines occasions, les documents sont ouvertement racistes envers les amérindiens. Ainsi, un document du 24 février, après avoir fait une liste nominale de différents protecteurs de l’eau, l’auteur rajoute : « Note de l’éditeur ! Ces noms n’ont pas été inventés au comptoir ! ».

Alors que les documents datant des mois précédents se concentraient sur la présence de palestiniens et de musulmans dans les camps, en février TigerSwan pointe plutôt du doigt des groupes comme les « Vétérans pour la Paix » ou les « Travailleurs Catholiques », chacun accusés « d’activités antiaméricaine/procommuniste » et de collecter des fonds « de plusieurs partis démocratiques, groupes communistes, et autres groupes cherchant à établir un mouvement révolutionnaire aux États-Unis. ».

Comme ce fut le cas à l’automne, les rapports de janvier et février nomment des dizaines d’individus, avec un focus particulier pour ceux que TigerSwan accuse d’être les « plus radicaux ». Parmi eux se trouve Chase Iron Eyes, un activiste, avocat et ancien candidat au Congrès, que TigerSwan suit jusqu’à l’aéroport, où il prenait un vol pour se rendre à une conférence sur le climat à la Columbia d’Angleterre. Conférence que TigerSwan caractérise comme une rencontre avec « une organisation extrémiste de natifs ».

« J’avais la suspicion [qu’ils me surveillaient] mais je voulais aussi croire que nous vivions en liberté, que je pouvais agir en toute liberté, justice et égalité sans être démonisé, ayant nos droits et vies privée violées, en étant traité comme un terroriste et non un patriote » dit Iron Eyes à Intercept. « C’était un évènement à l’université… Naomi Klein était un des intervenantes » rajoute-t-il, « c’était littéralement à l’intérieur de l’université, dans un amphithéâtre, et nous avons eu des tacos indiens et mangés ensemble et parlé du contexte et de l’importance des luttes anti-pipelines ».

Le DAPL a commencé à servir ses clients ce mois-ci. Cependant, les opposants ont eu ce qu’il semble être une victoire lorsque le juge fédéral ordonna à l’Army Corps de réviser des parties de leur projet environnemental, donnant la possibilité d’interrompre le flux de pétrole durant toute la révision du dossier. Quant à Energy Transfer Partners, il décline tout commentaire sur les rapports de situations fuités, écrivant à Intercept un courrier électronique disant « qu’on ne discute pas des détails de nos initiatives en matière de sécurité, qui sont faites pour assurer la sécurité de nos employés et des communautés dans lesquelles nous vivons et travaillons ». Dans un email envoyé à Intercept via un compte de TigerSwan, un représentant anonyme de l’entreprise dit « nous ne commenterons pas les choses relevant de la sécurité dans vos histoires sinon en affirmant que la sûreté est toujours notre priorité maximale ».

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