Nous voulons nager dans la Seine et dans les canaux d’Ile-de-France

Un collectif de nageurs et nageuses d’Île-de-France

paru dans lundimatin#476, le 20 mai 2025

La France n’a pas attendu Léon Marchand pour être un pays de nageuses et nageurs. Si la pratique de la natation de masse s’est d’abord développée à partir de la nécessité biopolitique de prévenir les noyades et donc d’apprendre à tous les élèves de primaire à nager, elle s’est sûrement incorporée au goût des français. Chaque année à Paris, ce ne sont pas moins de 7 millions de nageurs qui passent les tourniquets de leur piscine de quartier, athlètes, scolaires et batifoleurs compris. Pourtant, qui s’est déjà aventuré dans un bassin de 25m sur l’heure du midi sait à quel point le plaisir de glisser dans l’eau et de se raffermir l’esprit est contrarié par la sur-affluence et des horaires d’ouverture mesquins (scolaires obligent). Il existe pourtant une solution très simple et à portée qui permettrait de libérer et diffuser les pratiques aquatiques : la nage urbaine. C’est ce que revendique un collectif de nageuses et nageurs franciliens dans cette tribune, délivrer la Seine de l’industrie pour la rendre au bien commun et aux maillots de bain. Mais comme toute revendication minimale et de bon sens dans une époque aussi dégradée, elle implique de tout bouleverser.

Avec le retour du printemps revient la promesse de pouvoir, enfin, se baigner dans la Seine. Pari politique, poétique et courageux. Alors que la Ville de Paris travaille actuellement à l’ouverture de trois sites de baignade estivale, certains acteurs économiques du fleuve ont exprimé leurs craintes de voir ces baigneurs troubler leurs activités. Ils demandent donc à restreindre lieux et horaires de baignade. Nous entendons rappeler que l’accès à l’eau n’est pas un luxe, ni la lubie de quelques unes. Les épisodes de canicule passés et à venir devraient suffire à convaincre les moins concernées. L’accès à l’eau est un enjeu majeur de santé publique et de justice sociale. Ailleurs en Europe, la baignade urbaine est un des piliers de l’adaptation des villes au dérèglement climatique. Paris pourrait cet été rejoindre définitivement le club des pionniers audacieux.

Préoccupation de « bobos » ? Un seul chiffre permet de recentrer le débat. Chaque été, en Ile-de-France, un million d’enfants ne partent pas en vacances. L’ouverture à la baignade dans les 32 infrastructures prévues pour le Grand Paris pourrait aider à promouvoir l’apprentissage de la nage. Mêlant sport et éducation populaire, la nage urbaine à tant à apporter aux villes de demain. Pérenniser le retour de la baignade fluviale, permettra également de faire vivre l’idée que nos cours d’eau constituent une entité vivante à protéger des pollutions et des pollueurs. La présence de baigneurs permettra de rappeler aux responsables politiques que la qualité de l’eau ne peut se dégrader sous peine de voir ses citoyennes nageureuses tomber malades. Une forme joyeusement partisane, incarnée, de découvrir et promouvoir les Droits de la Nature.

Dans un récent article du « Parisien » du 30 mars 2025, titré « Baignade dans la Seine à Paris : avant le grand plongeon, le chantier a commencé », de nombreuses entreprises exploitant le fleuve, céréaliers, cimentiers, BTP, bateaux mouches, s’inquiètent des modalités de partage du fleuve. Nous comprenons qu’il est normal qu’après cent années de baignade interdite, d’exploitation sans partage, il peut être compliqué d’imaginer perdre l’entière exclusivité des voies navigables. La Communauté portuaire de Paris et les Entreprises fluviales de France souhaitent alerter les pouvoirs publics et l’opinion sur de potentielles pertes d’activité, des baisses de profits et des pertes d’emplois si de tels projets venaient à se pérenniser et à se multiplier.

Un bien commun

Nous pensons au contraire que les cours d’eau sont un bien commun et qu’un partage innovant est possible. Il y a vingt ans, d’autres acteurs s’insurgeaient contre les pistes cyclables. Aujourd’hui tous en profitent : vélos, logistique douce. Nous voudrions nous joindre aux voix de ces acteurs économiques, car comme eux, nous pensons que le fret et le transport fluvial sont des activités vertueuses, écologiques et essentielles aux centres urbains comme aux périphéries, qu’il faut encourager ce secteur, mais qu’il doit impérativement se réinventer. Le monde évolue, et l’adaptation au changement climatique ne peut se faire sans revoir profondément nos anciens schémas de pensée, de transport, de consommation, de relation avec la réalité qui se nomme vivant et non croissance infinie.

Un détail qu’il nous faut souligner, ces mêmes acteurs économiques préparent activement le très critiqué projet de mise à grand gabarit de la Seine en amont de Paris, sur le territoire de la Bassée. Promettant de défigurer définitivement les dernières zones humides proches de la capitale, les derniers méandres de vie capables de ralentir et d’absorber les crues soudaines. Dans quel but ? Permettre la navigation de « super-péniches » de 185 mètres de long pour 11,4 mètres de large. Des monstres, comparés aux péniches actuelles, dites « gabarit Freycinet », qui mesurent 38 mètres de long pour 5,2 mètres de large. On comprend peut-être mieux, à la lumière de ces informations, que nos acteurs économiques voient d’un mauvais œil l’idée d’installer baigneurs et zones de nage ou de navigation légère au milieu de leurs projets d’autoroutes fluviales industrielles.

Alertés par les rapports du Conseil scientifique régional du Patrimoine naturel, de l’Office français pour la Biodiversité, de l’Autorité environnementale et de l’Association des Naturalistes de la Vallée du Loing, nous nous mettrons à l’eau avec encore plus de vigueur et de régularité à l’idée de représenter par nos joyeuses baignades un barrage à la destruction des derniers écosystèmes sauvages ou protégés de la région. Et que se passerait-il si les nageureuses estivales venaient à réclamer la pérennisation de ces espaces de vie retrouvés ? Si on se prenait à penser, inspiré des aires marines protégées, à réclamer la mise en place de zones fluviales protégées ? Accès réservé aux vivants, algues, poissons, humains, marins à voile ou pagayeureuses, nageureuses, oiseaux, insectes, arbres, racines. Vers une dé-bétonisation des berges ?

Nous souhaitons, tout comme ces acteurs économiques, des régions prospères, du travail pour toutes et tous, des travailleurs et travailleuses épanouies autour d’activités économiques durables, performantes, écologiques, au service du territoire et de ses habitantes. Alors, pourquoi ne pas imaginer des navires de plus petits gabarits, des métiers de mariniers et de d’écluses revalorisés. Ainsi viendront de nouveaux usages et de nouveaux usagers tout au long des berges qui depuis toujours accueillent avec bienveillance une population grandissante. Oublions le gigantisme des navires actuels et pensons petit format, artisanat, diversité.

Un rapport à la baignade responsable, sûr et partagé

En deux mots : le retour des baignades urbaines permettrait de transformer les quartiers où elles s’implantent, d’offrir une attractivité touristique à de nombreuses villes du Grand Paris et d’ouvrir de nouveaux imaginaires pour les travailleureuses et entrepreneureuses du fleuve de demain : maître-nageureuse, animateur.ice d’activités aquatiques, ateliers de savoirs et de nouvelles pratiques, maraîchages biologiques, marchés flottants, péniches de producteurs du grand Paris, surveillantes de berges et de baignade, expertes scientifiques d’analyse, loueurs de matériels nautiques, agentes de protection de la biodiversité, restaurateurs, ateliers nautiques, lieux de danses et de musique, de soins. Des esprits un tant soit peu créatifs et entrepreneurs pourraient continuer cette liste de nouvelles pratiques sur plusieurs pages.

Il est clair que pour penser le monde de demain nous devons réduire la voilure. Moins de marchandises, moins de déchets, moins de transports, une place grandissante réservée à l’humain, au local, au durable, à l’éphémère et au collectif. Comme nous le rappelle Corinne Morel Darleux, autrice du bien nommé « Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce » (Libertalia) : « On sait à quel point il faut beaucoup de volonté pour revendiquer davantage de rien. »

Nous demandons par cet appel à bénéficier d’un droit de baignade en milieu urbain : baigneurs et baigneuses du dimanche, familles à bas revenus ne pouvant s’offrir de vacances, sportifves adeptes des triathlons et autres nages sur longues distances, les grandes familles de la navigation légère à la voile ou de pagaie. Ces activités doivent bien évidemment se dérouler en sécurité. Rappelons que la Seine n’est pas la mer, que le courant y est permanent et que la baignade n’y est plus autorisée depuis 1923. Il faudra donc du temps, beaucoup de discussions et de pédagogie pour retrouver un rapport à la baignade responsable, sûr et partagé. Nul doute que ces infrastructures, aménagements et nouvelles habitudes seront le terreau doux et fertile d’inventions collectives, d’activités culturelles, sportives et commerciales apaisées, joyeuses, pertinentes et nécessaires à un monde en mutation.

Prenons de la hauteur maintenant. Pourrait-on imaginer restreindre la baignade sur le littoral français afin de protéger le seul bénéfice de quelques entreprises et taire l’inaction terrifiante de certainne.s élue.s en matière de protection de l’environnement et d’inventivité urbanistique ? Tout le secteur touristique serait vent debout contre une telle mesure. Faisons le pari que dans quelques années les baignades urbaines dans une rivière vivante soient aussi banales et inaliénables qu’un bain de mer ou une piste cyclable.

Pour prolonger la lecture et la portée de ce texte, nous vous proposons de passer à votre tour à l’action en signant notre pétition en ligne.

Un collectif de nageurs et nageuses d’Île-de-France

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