Nous sommes la brèche, eux l’effondrement - Par Rafael Camacho

À propos du récent tremblement de terre au Mexique

paru dans lundimatin#116, le 13 janvier 2018

En des temps exceptionnels, des phénomènes normalement considérés comme marginaux deviennent essentiels et dessinent le commun d’une époque. Nous vivons l’un de ces moments.
Fragments insurrectionnels, Marcello Tari

Il suffit de fermer les yeux pour que viennent immédiatement à notre mémoire des images et des sons qui brûlent encore dans nos cœurs, qui reviennent à chaque instant assaillir le présent comme la réplique d’une des plus terribles tragédies que nous ayons vécu dans notre vie : des immeubles tombés, des nuages de poussière, des visages d’angoisse, le grincement d’une ville s’ébrouant, des cris de désespoir et d’appel à l’aide sortant de sous les décombres, le triste chant des sirènes provenant des ambulances.

À peine terminé le mouvement tellurique, le temps semblait s’être suspendu ou ralenti, les secondes tombaient les unes sur les autres, inexorables, telles de lourdes porcelaines qui nous ensevelissaient à mesure que notre regard, et celui des autres, découvrait peu à peu la magnitude de la tragédie.

Curieuse est cette qualité qu’a le temps d’accélérer ou de s’arrêter, de s’interrompre de la manière la plus violente en rompant avec la continuité, se fracturant lui-même, ouvrant des brèches, des lignes de fuite qui permettent de comprendre la réalité et l’espace d’une manière inhabituelle.

D’une certaine façon, cette rupture dans l’ordre et dans le temps a ouvert une trouée dans les minutes, les heures et les jours qui ont suivi la catastrophe ; catastrophe accumulée qui se généralise face au plus récent désastre, mais que nous habitons en ces territoires depuis avant les séismes des 7 et 19 septembre. Tragédies en forme de féminicides, de milliers et de milliers d’assassinats, du désespoir des mères qui depuis des années cherchent, seules, leurs enfants disparu.e.s, de la précarité laborale et de logement qui nous traverse, des relations (in)humaines et (anti)sociales que nous affrontons jour après jour.

Au moment où la démocratie est vraiment devenue un vide significatif et où chaque jour de plus en plus de gens commencent à voir qu’il est impossible de maquiller les grandes brèches qu’elle présente, la solidarité et le soutien mutuel réapparaissent dans la métropole bousculée violemment par la magnitude du tremblement. La représentativité n’existe pas, nous sommes jetés à la rue avec nos singularités, luttant pour sauver quelques vies entre les décombres d’un système dont l’effondrement aujourd’hui devient évident à travers ses fragiles constructions et institutions, cimentées par les corruptions des secteurs public et privé.

Qui, si ce n’est nous ?

Nous sommes des milliers de personnes tournées vers la possibilité d’une survie collective, depuis la partie la plus élevée des éboulis jusqu’aux dernières mains qui forment la chaîne humaine par laquelle nous essayons de nous défaire des décombres qui nous asphyxient. L’urgence nous dit que tout ceci est une lutte contre le temps qui, une fois de plus, semble avoir accéléré.
C’est cette capacité de nous révolter en tant que formes-de-vie contre la condition tragique qui surgit devant nous qui nous maintient ensemble sur chacun des plans qui nous font exister en tant que puissance collective : celui des moyens matériels, tels des pelles, des seaux et des pioches, la faculté commune de produire, de se mettre à la tâche, de prendre soin les uns des autres, le partage de l’usage des savoirs, la capacité de résister, l’intelligence pour démanteler la structure sociale qui depuis longtemps maintenant s’est effondrée. Une structure qui de jour en jour, et sans trop de mystère, se propose de diminuer la potentialité jusqu’à la rendre compatible avec les plus divers niveaux de dévastation et d’aliénation passés, présents et futurs.
C’est la totalité organisée du social qui se présente immédiatement comme champ des hostilités. Le régime démocratique est constitué par un ensemble de relations sociales neutralisantes qui reproduisent la « société » : un amas informe qui sécrète les pires affects. Abolir l’environnement constitué des dispositifs de production-contrôle qui rendent possible le gouvernement, saboter les formes de relations sociales qui produisent la bête de la « subjectivité » capitaliste, au moyen de laquelle il se valorise et dans laquelle l’existence reste prisonnière, sont des tâches fondamentales pour sortir des décombres d’un système maintenant effondré.

La capacité physique et émotionnelle de travailler ensemble avec celles et ceux partageant des objectifs communs, sans médiation et de manière sensible, est une capacité qui désarticule le « sauve qui peut » dans lequel nous sommes demeuré.e.s habitué.e.s à vivre à cause du type de société dans laquelle nous vivons. Ce n’est pas être fou que d’être contre cette société égoïste, pas plus que de chercher à construire avec d’autres un plan de résistance subversive à la hauteur de l’époque.

Nous ne les voulons pas, ni n’en avons besoin

Ceci signifie que le désir de survivre n’est pas séparé de l’intelligence qui construit la possibilité de vivre autrement. La coopération pour extraire les décombres, monter des centres d’approvisionnement, procurer des aliments et préparer des refuges, entre autres choses, est la même qui est capable de construire la communauté. D’ouvrir une énorme brèche, qui puisse procurer les moyens matériels et élaborer les relations affectives qui lui permettront de durer et de se répandre partout, au moyen de pratiques qui, en même temps qu’elles expérimentent le partage, sont à même de rompre le parcage des dispositifs s’opposant à sa réalisation.

C’est une tâche en attente de celles et ceux affecté.e.s par ce séisme que de pourvoir à la ré-élaboration du « comment nous organiser à partir de ce qu’il y a », ce que nous vivons et sentons collectivement, procédant dans un sens transversal. Un labyrinthe sans centre qui s’étend anarchiquement, désagrégé, qui traverse le petit groupe, la maison collective, les affects, les manifestations, les outils, la production ; afin d’occuper, avec sa violente capacité de communication, la totalité de l’organisation sociale en vue de rompre les automatismes de son fonctionnement.

Une organisation de la sensibilité au moyen de laquelle se développent des formes chaque fois plus intenses d’amitié politique, une vague expansive qui se propage par résonance, par cercle d’intensité, à travers la polarisation des expériences communes où vibrent une intensité d’affects qui circulent entre compañeros et compañeras, capable de se concentrer en une action offensive de la même manière qu’elle fait avancer l’habitabilité d’un monde nouveau. La situation révolutionnaire, alors, peut non seulement mieux contourner l’objet de l’hostilité, mais faire que l’amitié devienne finalement un concept politique, éthique et émancipateur. En ces temps catastrophiques, c’est depuis les ruines et les décombres que naissent les insurrections présentes.

Traduction : SerpentⒶPlumes

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