« Ailton Krenak est né en 1953 dans la vallée du rio Doce, dans l’État du Minas Gerais situé dans les hautes terres au sud-est du Brésil, territoire du peuple Krenak auquel il appartient et dont l’environnement a tété profondément affecté par les activités d’extractions minières. » (Extrait de sa présentation par son éditeur français : Dehors) Il est une des quelques figures connues au niveau international des luttes indigènes [1] au Brésil. « […] sa voix, ajoute Els Lagrou [2] dans sa postface au Réveil des peuples de la Terre, est devenue une référence incontournable pour une partie de la population brésilienne. Ses livres sont lus dans les écoles et cités dans entretiens diffusés sur de grandes chaînes de télévision. » Cette notoriété lui vient de son engagement dans la lutte pour la reconnaissance de l’existence des peuples indigènes. « Nous avons toujours été en guerre », dit-il dans l’entretien déjà cité plus haut. Sa vie personnelle s’est inscrite dans cette guerre. C’est ce que l’on découvre en lisant les textes qui composent Le Réveil des peuples de la Terre. Dans ces entretiens, Krenak raconte en effet comment il a lui-même participé à l’organisation de la lutte puis à sa représentation au niveau national du Brésil, d’abord, et au niveau international, ensuite. Et cela donne un livre absolument passionnant, comme les deux autres que publient (et republient [3]) en même temps les éditions Dehors. Si bien que je me retrouve devant la même difficulté que Viveiros de Castro qui commençait ainsi sa préface :
Difficile de dire quelque chose de plus sur des textes qui disent déjà tout, comme c’est le cas avec ces entretiens d’Ailton Krenak, l’un des plus grands leaders politiques et intellectuels qui ait surgi lors du réveil des peuples indigènes au Brésil à partir de la fin des années 1970. La tentation de ne faire que des citations, de souligner certains passages mémorables, est grande, ce qui rendrait cette préface très longue, car il sont nombreux. Il serait sans doute préférable de recommander au lecteur de sauter cette présentation pour se rendre tout de suite au logos du livre. (C’est ce que disent toutes les préfaces de livres qui n’en ont pas besoin.) (Le Réveil…, p. 13)
J’ai en effet crayonné quasiment une page sur deux de ces trois bouquins, et je serais bien en peine de rapporter tous ces passages…
Je ne m’attarderai pas sur Idées pour retarder la fin du monde, puisque Jean-Christophe Goddard en a déjà rendu compte dans Lundi matin lors de sa première édition française. Je voudrais quand même insister sur deux ou trois idées qui m’ont frappé. Tout d’abord, dans le premier des deux textes qui composent l’ouvrage [4], et qui lui donne son titre, Krenak se demande « comment, au long de ces derniers deux ou trois mille ans, en sommes-nous venus à construire l’idée d’humanité ? N’est-elle pas à l’origine des mauvais choix que nous faisons et qui ont justifié l’usage de tant de violence dans l’histoire ? » Et d’insister, un peu plus loin : « Sommes-nous vraiment une humanité ? » Évidemment, j’ai souligné ça avec mon crayon, me demandant à quoi me renvoyait cette réflexion… Et j’ai pensé à Michel Foucault dans Les Mots et les Choses. Je ne citerai pas ici les derniers mots de ce maître-livre, fort connus déjà (« L’homme est une invention récente dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine », etc. Mais plutôt ceux-ci, issus de la dernière section du chapitre IX, laquelle porte ce titre intéressant : « Le sommeil anthropologique ».
À tous ceux qui veulent encore parler de l’homme, de son règne ou de sa libération, à tous ceux qui posent encore des questions sur ce qu’est l’homme en son essence, à tous ceux qui veulent partir de lui pour avoir accès à la vérité, à tous ceux en revanche qui reconduisent toute connaissance aux vérités de l’homme lui-même, à tous ceux qui ne veulent pas formaliser sans anthropologiser, qui ne veulent pas mythologiser sans démystifier, qui ne veulent pas penser sans penser aussitôt que c’est l’homme qui pense, à toutes ces formes de réflexion gauches et gauchies, on ne peut qu’opposer un rire philosophique – c’est-à-dire, pour une certaine part, silencieux [5].
Et voici une histoire que raconte Krenak au cours de cette même conférence et qui, tout en résonnant avec le « rire philosophique » foucaldien, me semble venir illustrer assez concrètement ce que recouvre cette question de « l’humanité » :
Un chercheur européen du début du XXe siècle qui sillonnait les États-Unis s’était retrouvé en territoire Hopi. Il recherchait quelqu’un au village qui pourrait lui faciliter la rencontre avec une ancienne dont il voulait réaliser un entretien. Quand finalement il put la rencontrer, celle-ci se tenait immobile près d’un rocher. Après un certain temps d’attente le chercheur finit par dire :
— Elle ne va pas parler avec moi ?
Ce à quoi la personne qui avait facilité cette rencontre répondit :
— Elle parle avec sa sœur.
— Mais c’est une pierre, rétorqua le chercheur. Et le camarade dit :
— En effet, où est le problème ? (Idées…, p. 24)
Krenak poursuit en ajoutant qu’un peu partout dans le monde, on trouve des gens qui parlent avec les pierres, ou avec les montagnes. Et il nous pose la question suivante : « pourquoi ces récits ne nous enthousiasment-ils pas ? Pourquoi faisons nous le choix de les désavouer ou de les réfuter au profit d’un récit globalisant et superficiel, en nous efforçant de nous raconter, à tous, la même histoire ? » (Idées… p. 25) La réponse est simple, d’une simplicité terrifiante : il s’agit de séparer les humains de la Terre – d’en faire des producteurs et des consommateurs – ce que Marx a décrit comme procès d’accumulation primitive (aujourd’hui on traduit plutôt « originelle », mais dans ce contexte, « primitive » me plaît bien…), un procès qui se poursuit aujourd’hui de façon toujours aussi cruelle en Amazonie et ailleurs. Un procès qui précipite chaque jour, sinon la fin du monde, la fin d’un monde : ainsi,
En 2015, le Watu, ce fleuve qui a accompagné notre vie et celle de nos ancêtres sur les rives du rio Doce, qui s’écoule entre l’État du Minas Gerais et l’État d’Espírito Santo, a été entièrement contaminé par un matériau toxique sur une étendue de plus de six cent kilomètres. La rupture de deux barrages de contention de déchets miniers nous a rendus orphelins en plongeant le fleuve dans le coma et nous à sa suite. Ce crime – qui ne peut être appelé un accident – a affecté nos vies de manière si radicale, que cela nous a plongés dans les conditions réelles d’un monde qui a pris fin. (« Du rêve et de la terre », in Idées…, p. 39)
Pourtant, Ailton Krenak et son peuple ne se sont pas résignés à disparaître – ils commencent à avoir une certaine expérience de la fin du monde, depuis cinq cents ans déjà… Krenak se réfère, entre autres, au livre de Davi Kopenawa, La Chute du ciel, qui « a le pouvoir de nous montrer, à nous qui nous enfonçons dans cette espèce de fin du monde, la façon dont un ensemble de cultures et de peuples sont aujourd’hui encore capables d’habiter sur cette planète en partageant une cosmovision complètement différente, en vivant dans leurs milieux de telle manière que chaque chose est pourvue de sens ». (Idées… p. 29) Mais.
Notre époque s’est spécialisée dans la création du manque : de sens pour la vie en société, de sens pour l’expérience de la vie elle-même. Cela engendre une très grande intolérance à l’égard de quiconque est encore capable d’éprouver le plaisir d’être en vie, de danser, de chanter. Et il y a plein de petites constellations de gens éparpillés dans le monde qui dansent, chantent, font tomber la pluie. Le genre d’humanité zombie que nous sommes appelés à intégrer ne tolère pas tant de plaisir, tant de jouissance de la vie. Alors il ne leur reste, comme moyen de nous faire abandonner nos propres rêves, qu’à prêcher la fin du monde. Ma provocation concernant les idées pour retarder la fin du monde suggère très exactement ceci : développons nos forces à pouvoir toujours raconter une histoire de plus, un autre récit. Si nous y parvenons, alors nous retarderons la fin du monde. (Idées…, p. 30)
Ça ne vous rappelle rien ? Alors c’est que vous n’avez pas encore lu les Mille et une Nuits. C’est une chance : de beaux moments de lecture en perspective…
Mais je m’égare – et je m’aperçois que j’en suis encore à parler du premier de ces trois livres – et de plus, de celui qui est une réédition… Je crains que cette note devienne indigeste, aussi je crois que je vais l’interrompre ici. Considérez donc qu’il s’agit d’une première partie – à suivre.
Ce dimanche 18 mai 2005, franz himmelbauer pour Antiopées.