« Notre seule éthique est celle de l’efficacité et du résultat »

Une critique anarchiste d’Anti-Tech Resistance
par Nicolas Bonanni

paru dans lundimatin#476, le 20 mai 2025

En réaction à la dévastation du monde par le capitalisme industriel, une nouvelle organisation écologiste radicale est récemment apparue sur les réseaux sociaux et lors de manifestations ou d’évènements publics : ATR pour Anti-Tech Resistance, milite pour le démantèlement du système technologique. Nicolas Bonanni [1] propose ici une critique des positions politiques et pratiques de cette nouvelle organisation qui, selon lui, dévoie la pensée écologiste et promeut des pratiques militantes à la fois autoritaires et managériales en valorisant une pseudo-« efficacité » qu’ils opposent à l’éthique. S’il s’agit de démanteler la domination technologique, tâche pour le moins urgente et nécessaire, cela ne peut s’envisager, pour lui, que de manière anti-autoritaire et égalitaire.

Révolution Anti-Tech

Anti-Tech Resistance est une organisation écologiste radicale créée en 2022 en France. Aujourd’hui embryonnaire, elle se revendique internationale, mais elle est avant tout implantée en France. Ses positions et actions sont relayées sur son site internet antitechresistance.org et sur les réseaux sociaux. Commençons par les exposer succinctement.

Anti-Tech Resistance combat le système de production industrielle et ses infrastructures, autrement dit le système techno-industriel [2]. Au nom de la défense de « [l’]autonomie locale, [la] liberté, [la] démocratie, [la] dignité, [la] valorisation de la condition terrestre [ou d’un] travail épanouissant et gratifiant » [3], Anti-Tech Resistance veut en finir avec le système industriel. Pour l’organisation, « une société techniquement avancée recherche la puissance, donc elle ne peut pas être égalitaire ni démocratique, et encore moins soutenable sur le plan de la consommation des ressources » [4] : il faut donc démanteler le système technologique, dans le but d’aller vers « un monde post-industriel », « débarrassé des machines » [5].

Outre un constat politique global, Anti-Tech Resistance se caractérise par des propositions tactiques et stratégiques fortes et assumées, qui tranchent avec celles de bon nombre d’organisations, y compris écologistes. En effet, l’organisation estime que la lutte contre la technologie constitue une priorité. Tous les autres objectifs lui sont subordonnés. La perspective d’Anti-Tech Resistance peut être illustrée par ce dessin (tiré d’un site internet voisin [6]) :

Sans destruction du système technologique, on ne pourra pas construire une société digne. « ATR pense que la sauvegarde de la fertilité des sols, de la potabilité de l’eau et de la stabilité de notre climat doit devenir prioritaire sur toutes les autres luttes. Car une société inclusive à +10 degrés ne nourrira personne » [7]. Pour Anti-Tech Resistance, le « système technologique », appelé aussi « société industrielle » est le moteur de la catastrophe en cours, qui nous conduit à un désastre inéluctable. « La poursuite du développement technoscientifique rendra la Terre de plus en plus hostile à la vie, et provoquera de façon quasi certaine la mort de milliards d’êtres humains et probablement la disparition complète de la plupart des formes de vie complexes si la biosphère venait à être trop endommagée » [8]. Seul le démantèlement des infrastructures de la civilisation moderne peut empêcher le désastre. L’unique objectif d’Anti-Tech Resistance est donc de stopper et démanteler entièrement le système technologique né de la première révolution industrielle [9]. C’est redit et martelé : « le système technologique est notre seule et unique préoccupation » [10].

Dans cette perspective, les douze principes fondamentaux de l’organisation (développés dans la rubrique dédiée de son site internet [11]) sont les suivants :

  • 1. Le système technologique est totalitaire ;
  • 2. Notre problème n’a rien à voir avec un mauvais usage de la technologie ;
  • 3. Le primate humain est un animal comme un autre ;
  • 4. Nous ciblons le système, pas les individus ;
  • 5. Neutraliser l’ennemi est la priorité absolue ;
  • 6. Nous voulons démanteler le système technologique, pas le réformer ni le fuir ;
  • 7. Nous rejetons les clivages politiques conventionnels (droite/gauche) ;
  • 8. Notre seule éthique est celle de l’efficacité et du résultat ;
  • 9. Nous utilisons la technologie pour battre le système technologique ;
  • 10. Notre organisation est non-violente ;
  • 11. Notre organisation est hiérarchique et anti-autoritaire ;
  • 12. Nos cadres se dévouent pleinement à la cause.

Conséquence de son analyse : l’organisation se désintéresse de toutes les luttes liées à la justice sociale, à l’égalité ou à l’émancipation. En effet, s’y intéresser disperserait les forces, qu’il faut concentrer sur un seul objectif pour avoir une chance d’être efficaces. Par ailleurs, Anti-Tech Resistance proscrit toute forme de morale dans son action (voir le point 8 : « Notre seule éthique est celle de l’efficacité et du résultat »). Face à une catastrophe d’une ampleur inouïe, face à un système qui enserre l’être humain dans une servitude inédite, la violence du renversement à venir ne sera jamais aussi brutale que la dynamique du système lui-même.

Anti-Tech Resistance est largement tributaire des analyses développées par Theodore Kaczynski (1942-2023), auxquelles elle se réfère explicitement. Mathématicien déserteur de l’université, Kaczynski a pratiqué de 1978 à 1995 une activité qu’il a lui-même qualifié de « terroriste » : l’envoi de colis piégés à divers responsables du système technologique (directeurs d’usines, généticiens, responsables d’agences de communication). Plus connu sous le nom Unabomber, que lui avait attribué le FBI, il a interrompu ces envois après la publication par le Washington Post de son manifeste La société industrielle et son avenir [12], dans lequel il détaillait son analyse. Arrêté, condamné à perpétuité, il est mort récemment après près de vingt ans de prison.

Précisons que, de son aveu même, Anti-Tech Resistance ne cautionne absolument pas les actes de Theodore Kaczynski [13]. Si, sur le fond, l’organisation partage nombre des analyses de Kaczynski et fait très fréquemment référence à sa pensée, elle estime que « ce n’est pas en s’attaquant à des individus isolés qu’on changera quoi que ce soit à la dynamique mortifère du système technologique. Kaczynski a lui-même avoué avoir agi impulsivement, sans vraiment réfléchir, sans chercher à construire une force politique » [14].

Construire une force politique, cela veut dire pour Anti-Tech Resistance procéder par étapes, dans le cadre d’une stratégie, exposée explicitement [15].

  • Étape 1 : se faire connaître, recruter, former, en un mot développer l’organisation.
  • Étape 2 : se préparer. Soutenir la mise en place de réseaux clandestins destinés à l’action illégale, en même temps que la création d’institutions parallèles et l’autonomisation d’un maximum de territoires. « Commencer à fédérer les masses autour d’objectifs offensifs non décisifs mais atteignables : neutralisation d’une technologie particulière, ou démantèlement d’une entreprise extrêmement nuisible. »
  • Étape 3 : servir de relai médiatique aux actions des « éventuels groupes clandestins qui voudraient participer au démantèlement hors du cadre d’action d’ATR », coordonner des mouvements de masse de destruction ou de reprise en main de l’infrastructure. Empêcher le système de se relever.

Voici exposées, dans les grandes lignes, les positions de l’organisation. Il est important de noter que je partage une partie des analyses développées ci-dessus. En effet, comme ATR, je partage les valeurs d’autonomie, de liberté, de démocratie, de dignité, de valorisation de la condition terrestre. Comme ATR, je pense que la question de la technique devrait être centrale dans toute analyse politique, et je fais une différence entre les techniques à petite échelle et celles issues du grand capital, des énergies fossiles et de la Révolution industrielle (les technologies). Comme ATR, je pense qu’il faut démanteler le système technologique, car aliénant pour les individus et destructeur pour la planète. Comme ATR, je pense que dans ce but les gestes individuels sont vains, et qu’il faut bâtir un rapport de force politique (cibler le système, pas les individus). Comme ATR, enfin, je pense que pour cet objectif la conquête de l’État ne sera d’aucune utilité, et qu’il faut une réflexion politique et stratégique inspirée par les idées anarchistes pour utiliser des moyens d’action efficaces. Le but du combat est bien de sortir de l’impuissance pour gagner face aux forces du capital et de la technologie.

Mais, comme on va le voir, ces points d’accord n’empêchent pas un certain nombre de critiques, sur des points pourtant fondamentaux.

Des pratiques autoritaires

Le premier problème avec ATR ce sont ses pratiques autoritaires. L’organisation s’en défend : elle assume certes de reposer sur un fonctionnement hiérarchique, mais se revendique en même temps anti-autoritaire [16]. On pourrait – c’est mon cas – trouver cela contradictoire. Une organisation anti-autoritaire est nécessairement non-hiérarchique : la hiérarchie reproduit la subordination des uns aux autres, la division du travail entre les chefs et les exécutants. Être cohérent avec une position anti-autoritaire, cela veut dire s’organiser de façon anti-autoritaire, avec une égalité de pouvoirs, des processus démocratiques et, en parallèle, une éthique égalitaire. Anti-Tech Resistance, elle, prétend qu’« une organisation peut tout à fait être hiérarchique sans être autoritaire ». C’est aussi simple que si elle proclamait qu’« un cercle peut tout à fait avoir quatre côtés égaux ». Organisée sur un principe vertical, ATR est une organisation autoritaire comme une autre.

Mais pourquoi a-t-elle fait le choix d’un fonctionnement hiérarchique ? C’est, selon Anti-Tech Resistance, la forme la plus adaptée à une organisation politique ouverte et dédiée à la propagande. Cela permet notamment d’« éviter que des individus malintentionnés cherchent à dévier notre organisation de son objectif ». De toutes façons, « après avoir atteint une certaine taille, une organisation ne peut plus fonctionner efficacement sans un minimum de hiérarchie  » – ce qui est sans doute vrai à partir du moment où l’on a adopté une forme centralisée plutôt que fédérative. Notons qu’Anti-Tech Resistance ne présente pas la hiérarchie comme un principe. Par exemple, l’organisation affirme que si c’est la forme la plus adaptée à leur groupe, ce ne sera pas le cas pour un groupe affinitaire réalisant des opérations clandestines, où l’association sera plus volontiers horizontale [17]. Comme sur d’autres sujets (tous, en fait) cette position est présentée non comme un principe, mais comme une stratégie. Jamais d’éthique, toujours de la stratégie : on y reviendra.

Pour mieux comprendre les thèses d’Anti-Tech Resistance, il est utile ici de faire un petit détour historique. Un détour qui nous emmène en Russie, au contact de la tendance bolchevik du futur Parti communiste russe. Membre de cette tendance, Lénine publiait en 1902 une brochure intitulée Que faire ? Les questions brûlantes de notre mouvement. Dans ce texte maintes fois réédité depuis, le dirigeant bolchevik exposait ses analyses stratégiques et plaidait pour l’organisation des révolutionnaires en parti d’avant-garde, professionnel, hiérarchisé, national, qui rompe avec « le dilettantisme artisanal » des révolutionnaires d’alors, qu’il considérait comme naïfs. Il fallait selon lui que le parti se dote de moyens « efficaces ». Il affirmait que les méthodes élaborées par le capitalisme sont des instruments dont les révolutionnaires seraient bien avisés de s’inspirer : pour le fonctionnement du parti, à calquer sur celui des grandes entreprises ; et également pour l’organisation de la production. Écoutons Lénine : « Le socialisme est impossible sans la technique du grand capitalisme, conçue d’après le dernier mot de la science la plus moderne, sans une organisation d’État méthodique qui ordonne des dizaines de millions d’hommes à l’observation la plus rigoureuse d’une norme unique dans la production et la répartition des produits ». Pour lui, le communisme était impossible sans un développement avancé de la technologie. En effet, « ne sont dignes de s’appeler communistes que ceux qui comprennent qu’on ne peut pas créer ou instaurer le socialisme sans se mettre à l’école des organisateurs de trusts. Car le socialisme n’est pas une invention ; c’est l’assimilation et l’application, par l’avant-garde du prolétariat qui a conquis le pouvoir, de ce qui a été créé par les trusts ».

Pour Lénine, la transformation sociale doit se faire en deux temps. D’abord, une phase socialiste, avec une organisation scientifique du travail et une planification étatique. Ensuite, une phase communiste dans laquelle l’État n’aurait plus lieu d’être – une sorte de Paradis à conquérir. En réalité, la Russie tombée aux mains des bolcheviks ne dépassa jamais le stade socialiste, et on sait les ravages de la planification étatique et de la police politique.

Jusqu’à un certain point (c’est à dire si l’on fait abstraction que tout ceci a pour but final la construction d’une société communiste sans État et sans division du travail [18]), Lénine avait le mérite de la cohérence : pour faire régner une société socialiste organisée par l’État où régnerait la production industrielle, il peut paraître logique de bâtir un parti centralisé et hiérarchique ayant pour but de conquérir l’État qui repose sur les mêmes principes. Quand on rêve de construire une société de machines, où l’être humain règle sa cadence sur elles, il est logique de se revendiquer de principes autoritaires [19]. Lénine : « La spécialisation suppose nécessairement la centralisation et à son tour l’appelle impérativement ».

Il est par contre étonnant de retrouver un raisonnement comme celui-ci sous la plume d’écologistes radicaux, radicalement opposés au développement de la technologie. D’autant plus dans une organisation qui emploie parfois elle-même le qualificatif « léniniste » pour désigner de façon très péjorative des organisations concurrentes [20]. De fait, Anti-Tech Resistance semble entretenir un rapport trouble au léninisme. Si l’organisation rejette la fascination marxiste pour la technologie, la planification et la prise du pouvoir d’État, elle a en commun avec le dirigeant bolchevik une obsession, et celle-ci a pour nom « efficacité ».

Face à l’ampleur des méfaits du système technologique, tous les moyens sont bons et il ne faut pas s’encombrer de questions morales ou éthiques, pas plus que de cohérence idéologique. Non : il faut faire preuve de stratégie. La prose d’Anti-Tech Resistance est en effet truffée de références aux théories militaires : guerre asymétrique, guerre d’usure, guerre de mouvement, guerre de position, L’Art de la guerre du stratège chinois Sun Tzu, Carl von Clausewitz. La guerre, c’est en effet l’art stratégique par excellence, celui qui au nom d’un objectif (vaincre) fait preuve de tactique (« une palette de moyens ») et de stratégie (« l’art de coordonner ces moyens en vue d’une fin ») [21]. Et, comme on va le voir, la palette de moyens déployés par ATR est particulièrement large – à tel point qu’elle peut légitimement surprendre pour une entreprise un mouvement qui a pour but la disparition du système technologique.

Peut-on utiliser la technologie contre la technologie ?

« Pour toutes ces raisons, ATR s’intéresse particulièrement aux profils scientifiques et techniques spécialisés dans les domaines suivants : Big Data, intelligence artificielle, robotique, drone, technologies NBIC. Nous cherchons aussi des personnes expertes en développement web, graphisme, vidéo, animation, rédaction web ou SEO. Si vous voulez donner un vrai sens à votre métier en mettant vos connaissances et votre expérience au service du plus grand défi de l’histoire de l’humanité, rejoignez notre camp – celui des humains. » [22]

Non, vous n’êtes pas dans la rubrique des offres d’emplois pour cadres sur le site de France Travail, mais bien en train de lire la présentation d’une organisation écologiste radicale « anti-autoritaire » – la même qui affirme aussi que « l’État et la technologie ne sont pas neutres : si « l’usage populaire » est impossible, ce n’est pas à cause de la loi mais à cause de la structure, de la nature et de l’échelle d’une infrastructure. » [23]. Cependant, Anti-Tech Resistance assume son choix « stratégique » d’usage des réseaux sociaux et technologies high-tech : « il serait proprement idiot de se restreindre à des technologies low-tech quand des technologies high-tech surpuissantes sont accessibles à moindre coût » [24].

On se rappelle des appels de Lénine à « la technique du grand capitalisme, conçue d’après le dernier mot de la science la plus moderne ». Le dirigeant bolchevik mettait en parallèle celle-ci, autrement dit la division internationale du travail (ou, pour le dire avec les mots d’ATR « le système technologique »), avec « une organisation d’État méthodique qui ordonne des dizaines de millions d’hommes à l’observation la plus rigoureuse d’une norme unique dans la production et la répartition des produits » qui justifiait l’organisation dans un parti centralisé et hiérarchique. D’un côté, il y a les techniques, le mode de production, ce que les marxistes appellent les infrastructures. De l’autre, les formes sociales, l’organisation, la façon de faire société, une partie de ce que les marxistes nomment les superstructures. Pour Lénine, à la suite de Marx, c’est très clair : il y a un rapport entre infrastructures et superstructures.

L’erreur commise par les marxistes, c’est d’imaginer un lien de subordination à sens unique entre les premières et les secondes. Pour eux, en effet, le mode de production détermine les formes sociales, culturelles, religieuses, juridiques, organisationnelles. En réalité, la relation entre les deux est dialectique : à double sens. Elles sont un peu comme l’œuf et la poule. Elles forment un « système-monde » : des entités qui s’influencent mutuellement, se soutiennent, se justifient et se renforcent l’une l’autre. Les techniques sont des idées matérialisées ; les formes sociales sont des manières de vivre en société autour de certaines techniques. Aux techniques autoritaires, à grande échelle, correspondent des formes sociales hiérarchiques ; quant aux sociétés sans pouvoir centralisé, elles s’organisent en général autour de techniques de faible envergure. Pour reprendre les termes d’ATR : « Nous parlons de système parce que vouloir juger une par une chaque technologie moderne, les sortir de leur contexte politique, productif et de leur approvisionnement en énergie/matières, est absurde. Produire et entretenir n’importe quelle technologie moderne dépend justement d’un régime politique particulier, d’une interconnexion à une multitude d’autres technologies regroupées au sein d’un « système technologique ». »

On ne peut pas séparer la technologie des conditions sociales de son émergence, notamment le système idéologique qui rend possible ces nouvelles techniques. Pour inventer et mettre en œuvre des innovations, il faut bénéficier d’une part d’un certain capital, de moyens matériels, mais également d’une conception du monde adéquate [25] : par exemple une absence de tabous religieux sur le sujet, ou une façon de se représenter le monde qui autorise conceptuellement les découvertes [26].

Ce qui est vrai pour l’analyse des sociétés est aussi valable pour la manière de structurer l’action politique qui veut renverser le système. La façon de s’organiser, les outils que l’on emploie dans la lutte ne sont pas des détails sans importance, de simples instruments qu’on pourrait manier à sa guise, sortir de leur étui puis ranger tranquillement dans une mallette. La structure interne d’un groupe militant, ses procédures d’agencement collectif, son rapport au monde, les affects qui le portent (confiance, défiance, enthousiasme, ressentiment, désir de rencontre, affirmation de soi, peur...) sont probablement aussi important que le modèle de société pour lequel il combat. En effet, ces affects produisent des manières de s’organiser en interne en même temps qu’un attrait pour certains outils. Ces formes d’organisation et ces outils s’avéreront déterminants pour les résultats du groupe, sans doute plus que son idéologie proclamée ou ses discours.

Construire un groupe « anti-autoritaire » sur des principes hiérarchiques, bâtir un mouvement « anti-tech » en utilisant les domaines « Big Data, intelligence artificielle, robotique, drone, technologies NBIC », s’inspirer des méthodes léninistes, des pratiques du management et des stratèges militaires pour une révolution anarchiste, c’est créer soi-même les moyens de son impuissance, son enfermement dans des pratiques qui prendront leur autonomie au détriment du noble objectif poursuivi (que celui-ci se nomme « communisme » ou « révolution anti-tech »). Cela ne devrait pas surprendre les membres d’Anti-Tech Resistance, puisque « chez ATR, nous savons que toutes les solutions se basant sur l’infrastructure matérielle existante sont vouées à reproduire l’ordre techno-industriel » [27].

Mais alors, comment expliquer l’impasse dans laquelle le mouvement se place de lui-même ? Je pense qu’une partie de la réponse est à aller chercher dans sa conception de la technologie, qui me semble extrêmement réductrice et déliée du cadre social dans lequel elle s’inscrit. Anti-Tech Resistance n’a peut-être pas compris ce qu’est exactement la technologie.

Qu’est-ce que la technologie ?

Se revendiquant d’une approche matérialiste [28], ATR insiste beaucoup sur « l’infrastructure matérielle » de la société industrielle : mines, usines, réseaux de communication, réseaux de circulation. Cette préoccupation n’est pas déplacée, car évidemment, on ne sortira pas du capitalisme par un simple « changement de valeurs » ou d’« ontologie », par exemple en remplaçant l’égoïsme par l’altruisme, la domination par la considération ou en renversant conceptuellement la « dualité nature/culture ». Non, le poids des structures matérielles (technologiques, mais aussi économiques) est effectivement primordial.

Mais, d’une approche matérialiste on peut vite glisser à une approche réductionniste. On vient de le voir : la technologie n’est pas un ensemble de machines, mais un rapport social médiatisé par des machines. Cela implique que la critique de la technologie doit être considérée comme un prolongement de la critique sociale et non comme une activité séparée. On sait que de nombreux gauchistes refusent absolument de politiser la question de la science et de la technologie, réduisant la critique sociale à une question de répartition des richesses ou du pouvoir qui laisserait inchangée la structure matérielle de la société. Comme dans un jeu de miroirs, Anti-Tech Resistance tient la position inverse, concentrant toute son énergie sur le démantèlement du système technologique et oubliant/méprisant les luttes pour la justice sociale, considérées comme intrinsèquement réformistes [29].

Évidemment, cette opposition est fallacieuse – même si on trouve de part et d’autre une kyrielle de militants prêts à la rejouer en permanence. La critique sociale, qui cible les aspects économiques du capitalisme, n’est pas condamnée à être un outil de renouvellement du système ; à condition qu’elle soit complétée d’une part par une critique de la technologie, et d’autre part par une critique des systèmes idéologiques qui rendent le capitalisme possible et fabriquent un certain type d’individu. Heureusement, loin des caricatures produites par Anti-Tech Resistance, ce travail théorique est produit depuis longtemps par de nombreux intellectuels et militants.

Il peut être utile de les mentionner ici, car il existe des propositions théoriques et organisationnelles permettant de mener une critique du développement technologique insérée dans la critique du capitalisme. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut mentionner la grande philosophe Simone Weil, qui dénonçait dès les années 1930 le productivisme et le capitalisme [30]. On doit évoquer l’apport des marxistes critiques de l’École de Francfort (Adorno, Marcuse, Horkeimer…) [31] comme celui du journaliste George Orwell, l’auteur de 1984 [32]. Dans les années 1960, le philosophe et psychanalyste Cornelius Castoriadis mettait en avant la notion d’autonomie et refusait de tomber dans un matérialisme réductionniste : pour lui, la critique du capitalisme devait aussi prendre en compte ses aspects psychologiques et culturels [33]. À la même époque, un groupe révolutionnaire issu du monde artistique, l’Internationale Situationniste, mettait en place les bases d’une critique radicale de l’aliénation marchande qui s’exprimait alors par le consumérisme naissant [34].

Cette tradition critique qui permet de penser ensemble formes sociales et infrastructures matérielles n’est pas qu’un truc intello enfermé dans de vieux livres poussiéreux remplis de mots compliqués. C’est aussi une pratique vivante, riche et dynamique, présente dans les luttes sociales de ces dernières années, qui se revendique souvent, dans la continuité de l’Internationale situationniste et de l’Encyclopédie des Nuisances, du terme « anti-industriel ». Luttes contre le nucléaire et les OGM, contre les nanotechnologies et la microélectronique, contre la vidéo-surveillance, la biométrie et les compteurs Linky, pour la défense des forêts et des espaces naturels, contre les projets de barrages, d’aéroports, d’autoroutes ou de centres de loisirs… Le courant anti-industriel irradie largement au-delà de son petit périmètre, et nombre de luttes écologistes lui sont redevables en terme d’inspiration [35].

Dans la pensée anti-industrielle, critique du capitalisme et critique de la technologie sont indissociables. Cette écologie a compris que la défense de l’environnement est inséparable de la critique du capitalisme, et réciproquement.

Éthique vs efficacité ?

Imaginez. Vous vous rendez à un évènement militant, contre la construction de méga-bassines ou contre une autoroute. Vous êtes seul-e, vous vous ennuyez un peu à côté de tous ces gens qui semblent se connaître et qui ne s’intéressent pas à vous. Un jeune homme sympathique vous aborde. La conversation s’engage, quelques arguments sur la nécessité de s’en prendre au système dans sa globalité sont échangés, mais la discussion ne dure pas très longtemps – pas assez ! « Laisse-moi ton mail, je vais t’envoyer la vidéo dont je t’ai parlé » vous jette-t-il joyeusement avant de prendre congé. Vous lui donnez un contact et sortez de l’échange regaillardi-e. Ça fait du bien de rencontrer des gens dans ce genre de rassemblement parfois un peu inhumains.

Congratulations ! Vous venez d’être recruté-e par l’organisation Anti-Tech Résistance. C’est du moins ce qu’on peut déduire de la méthode détaillée par un papier manuscrit ramassé par nos soins lors d’un rassemblement militant. Titré « Tactiques interpersonnelles », ce document décrit par le menu le choix des cibles et la façon de mener la conversation.

« Établir le contact :

  • aller voir des personnes seules
  • trouver une phrase d’accroche
  • faire parler / poser des questions
  • utiliser ses déclarations les plus radicales pour les transformer en argument
  • demander le contact avec une excuse (livre, documentation)
  • couper nous-même la discussion

A qui on va pas parler :

  • punks
  • très alternativistes
  • groupes
  • cheveux roses
  • vieux
  • antifa : habits noirs + chaussures de rando + boucles d’oreilles + mulets
  • gens avec enfants
  • les citadins bourgeois

Gens à aller voir :

  • ingénieurs
  • 20/30 ans cœur de cible. »

Disons que si vous aviez eu connaissance de ce petit papier et de cette liste de « tactiques interpersonnelles » vous auriez peut-être trouvé ce jeune homme moins sympathique. Peut-être même vous seriez-vous senti légèrement manipulé-e : vous avez été profilé-e comme étant un « cœur de cible » et la conversation s’est déroulée suivant un plan établi à l’avance, qui avait un objectif très clair, sans que cela ne soit affiché. Il y a sans doute eu au cours de cette soirée de nombreuses autres conversations du même type, suivant le même profilage, le même plan, le même objectif et la même dissimulation. Finalement, vous vous sentez encore plus seul-e, un peu manipulé-e, un peu considéré-e comme un objet.

Ces techniques sont tout à fait assumées par Anti-Tech Resistance, qui considère que ce genre de moyen déloyal est peu de chose en comparaison de la grandeur de l’objectif poursuivi. Ce serait faire preuve de sensiblerie que d’en appeler à l’honnêteté ou à la morale : pour Anti-Tech Resistance, la fin justifie les moyens.

« Nous combattons pour que la vie organique l’emporte sur la mort mécanique. Les émotions ou la morale ne doivent en aucun cas interférer avec la réalisation de notre objectif. Les conséquences potentielles à court terme d’un effondrement du système technologique ne doivent pas nous faire perdre de vue l’objectif ultime – sauvegarder l’habitabilité de la Terre, stopper l’extermination de la vie et empêcher l’extinction de l’espèce humaine. Pour répondre à cette exigence de résultat, nous définissons pour nos projets des objectifs ainsi que des indicateurs de performance chiffrés. Chez ATR, nos cadres sont évalués en premier lieu sur leurs résultats. » [36]

Le « projet », c’est vous recruter. L’« objectif » c’est d’obtenir votre adresse mail. Les « indicateurs de performance chiffrés », c’est de devoir choper au moins X adresses mails lors du rassemblement militant. Et le « résultat », c’est votre adhésion à Anti-Tech Resistance et votre transformation progressive en recruteur.

Évaluations chiffrées, culture du résultat et de l’objectif, recherche de la performance et de l’efficacité, création d’une classe de « cadres » : les méthodes et le vocabulaire du management sont reprises sans mise à distance aucune par cette organisation qui prétend en finir avec le règne des machines. Le tournant « managérial » du monde du travail date des années 1980, quand la financiarisation de l’économie a imposé une généralisation de la compétition et du culte de la performance, aboutissant à un assujettissement des salariés : « l’assujettissement apparaît quand l’indétermination de la contribution attendue grandit, mettant chacun à la merci d’une tâche sans fin » [37]. Cette culture entrepreneuriale est basée sur la manipulation, et l’honnêteté et l’éthique n’y ont pas leur place : seule compte l’efficacité. Les managers eux-mêmes « deviennent instruments de leurs fonctions » [38].

Les ravages du capitalisme et de l’idéologie libérale ne se cantonnent pas à des dégâts environnementaux : les relations humaines aussi en sont victimes. Dans le monde du capitalisme industriel, les êtres humains sont avant tout de la main d’œuvre à exploiter – on parle de « ressources humaines » et de « capital humain ». D’autant plus dans les pays du Sud, le capital exploite les humains comme il exploite la nature : il considère chaque être comme un objet, comme une chose, et non comme un sujet, un être doté de sa volonté propre. Insidieusement, cassant tous les liens de solidarité entre les être et propageant une idéologie calculatoire, le capitalisme nous amène à un rapport instrumental aux autres, où l’on cherche à les utiliser pour aboutir à nos fins. Tout le paradoxe de la situation repose sur le fait que simultanément, l’idéologie libérale nous enjoint chacun à être des individus libres, à « faire ce qu’on veut ». On nous traite comme des objets, on cherche à modéliser nos comportements (de consommateurs, de salariés, d’électeurs...) et en même temps on nous raconte qu’on est libres de faire des choix.

S’en prendre de façon conséquente au « règne des machines », ce n’est pas attaquer uniquement les machines elles-mêmes, mais aussi la vision du monde qui imprègne ces machines et qu’elles véhiculent. Cette conception du monde, c’est le libéralisme, et plus précisément l’utilitarisme. En effet, depuis le XVIIIe siècle, le développement du techno-capitalisme a toujours été tributaire de ce rapport très particulier au monde reposant sur le primat de la rationalité instrumentale et calculatoire. La vision libérale de l’individu postule des individus seuls et libres (et libres parce que seuls). L’utilitarisme ne voit en l’humain qu’un être de calcul, égoïste, cherchant à maximiser son intérêt personnel et à s’abstraire des contraintes matérielles [39]. Il le réduit à une rationalité froide et abstraite, et ne voit en l’autre que de la force de travail, une ressource à exploiter, ou bien un étranger, une limite à notre liberté. La conception libérale du monde noie l’ensemble des relation sociales dans « les eaux glacées du calcul égoïste » [40]. C’est ce rapport au monde égoïste, calculatoire et instrumental qui a permis l’émergence de cette société où les machines et les instruments sont partout – à tel point que l’être humain n’est qu’un instrument parmi d’autres.

Ce rapport social instrumental est glaçant. Autour de nous, tout, du plus intime au plus général, semble ainsi pouvoir être traité de la même façon instrumentale, froide et distanciée, réduit à l’objet de calculs pseudo « rationnels ». Ainsi, les animaux – qu’ils soient « de compagnie » ou « d’élevage » sont de plus en plus traités comme des outils de production. L’environnement naturel quant à lui est pris comme un ensemble de paramètres sur lesquels on pourrait intervenir, ou comme un « stock » (stock de réserves minières, stock de biodiversité, stock de beaux paysages pour les vacances…). Les êtres humains qui nous entourent ont, eux aussi, de moins en moins le statut de sujets : ce sont des outils, qu’il s’agit de bien manier pour en obtenir le maximum. Le revers de cette attitude consumériste envers les autres est pourtant à double tranchant, car, comme le dit Aude Vidal, « ajuster les autres à son désir a son corollaire : les autres font de même » [41].

Par ses techniques managériales, Anti-Tech Resistance reproduit la matrice idéologique de la technologie, de la même façon que les marxistes avaient – eux aussi au nom de l’efficacité – adhéré aux conceptions centralisées, hiérarchiques et industrielles de leur ennemi capitaliste. Dans les deux cas, ces organisations « révolutionnaires » pratiquent l’instrumentalisation des personnes. Dans le cas d’Anti-Tech Resistance, qui s’inscrit dans le champ de l’écologie radicale, la contradiction est flagrante. En effet, la proposition philosophique de l’écologie, c’est de proposer un autre rapport à soi-même, aux autres et au monde. Pour la résumer, la proposition écologiste consiste à considérer comme sujets ce(ux) que la culture capitalise réduit au rôle d’objets à exploiter ; à prendre soin là où la culture capitaliste ne cherche qu’à exploiter ; à faire preuve d’attention là où il n’y a aujourd’hui qu’une indifférence intéressée. Selon la philosophe Corine Pelluchon [42], le contraire de la domination n’est pas l’absence de domination, mais la considération, c’est à dire le fait de considérer l’autre comme un sujet. Emmanuel Kant le disait déjà il y a deux cents ans : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin jamais simplement comme un moyen. » [43]

C’est bien joli tout ça, me répondra-t-on chez Anti-Tech Resistance, mais ça ne fait pas avancer nos affaires. Parler de cohérence, considérer les personnes comme des fins et non comme des moyens, c’est sympa, mais « chez ATR, la stratégie est claire : [on préfère] une victoire impure à une défaite inclusive » [44]. La question à se poser, alors, est : cette impureté revendiquée, autrement dit cette absence d’éthique, permet-elle des victoires ? Je crois que non.

L’opposition est explicite dans la citation précédente : l’éthique, l’inclusivité et le respect de nos principes s’opposent à la victoire, à l’efficacité. Deux options : soit on perd en beauté, soit on gagne en trahissant ses principes. Si l’on veut gagner, quelles que soient les valeurs qui guidaient originellement notre engagement, il nous faut adopter un point de vue amoral, celui de l’efficacité. Ainsi, « ATR ne pense pas à l’aune d’un « principe » moral, mais d’une froide analyse matérialiste » [45]. On appréciera particulièrement le fait de mettre le mot « principe » entre guillemets. Mais sur le fond, la phrase évoque surtout les propos du dirigeant marxiste Léon Trotski, qui déclarait « Notre seule éthique est celle de l’efficacité et du résultat » [46]. Plus près de nous, un manifeste subversif le disait aussi il y a vingt ans : « À toute préoccupation morale, à tout souci de pureté, nous substituons l’élaboration collective d’une stratégie. N’est mauvais que ce qui nuit à l’accroissement de notre puissance » [47]. [48]

Faut-il, au nom du rejet de la « pureté », en finir avec « toute préoccupation morale » ? Pour ma part, je ne crois pas. Je pense au contraire que les préoccupations morales jouent un rôle essentiel dans l’engagement militant. En effet, au fil du XXe siècle, les organisations marxistes ont usé et abusé du principe « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », adoptant pour seul code de conduite le triomphe à long terme de leurs objectifs et renvoyant toute idée de morale à une « morale bourgeoise » idéaliste. Tous les revirements ont été autorisés par cette doctrine de l’efficacité : estimer que l’ennemi principal est la social-démocratie [49], puis très peu de temps après s’allier avec elle contre le péril fasciste [50], signer ensuite un pacte de non-agression avec les nazis [51], et enfin entrer en guerre contre eux [52], purger le parti de tous les membres susceptibles d’esprit critique [53], le tout en conspuant en permanence « l’opportunisme »… Au nom de la « discipline de parti », les modifications de la ligne du parti étaient acceptées sans broncher par ses membres.

Relire Lénine aujourd’hui est assez douloureux (parfois c’est comique) : toute sa politique est mise en œuvre au nom de l’efficacité. « L’impureté » (les revirements de tactique, selon les termes d’Anti-Tech Resistance) est justifiée par le triomphe final, à venir, du prolétariat et de la révolution mondiale. Un siècle plus tard, on voit ce qu’il en est. Il ne s’agit ni d’une défaite inclusive, ni d’une victoire impure, mais d’une défaite impure. Échec sur les deux tableaux.

Un autre courant socialiste s’oppose de longue date aux conceptions bolcheviks sur l’articulation entre la fin et les moyens : l’anarchisme. Les anarchistes proclament en effet que pour atteindre l’objectif d’une société sans classes et sans État, il ne faut pas chercher à s’emparer de l’État, sous peine de voir le combat dévoyé. Cependant, renoncer à la forme « État » ne veut pas dire renoncer à toute forme d’organisation. Les anarchistes prônent un modèle fédératif, dans lequel les responsabilités ne sont déléguées à un échelon supérieur que si c’est nécessaire. L’idéal anarchiste repose sur une fédération de petites unités les plus autonomes possibles, qui se coordonnent sur les sujets qui imposent des échelles plus larges. De la même façon, le pouvoir n’est délégué que sous la forme d’un mandat impératif et révocable : les dirigeants sont élus sur la base d’un programme précis. Ils sont contrôlés sur la réalisation de ce programme, et s’ils manquent à leurs promesses ils sont révoqués et remplacés. Cette « utopie » n’en est pas une, puisqu’elle a inspiré a minima la Révolution espagnole de 1936-37 qui collectivisa les terres et abolit l’argent dans certaines zones tout en luttant contre le fascisme des troupes de Franco… avant d’être écrasée, en bonne partie par la faute des organisations communistes liées à Moscou qui redoutaient plus l’avènement d’une société anarchiste que du fascisme. Quoi qu’il en soit, c’est de longue date que les anarchistes théorisent et pratiquent un agencement de la fin et des moyens qui ne se réduise pas à une omelette [54].

C’est qu’en réalité éthique et stratégie ne s’opposent pas : elles se complètent. Il faut sortir de ce système de représentations très répandu selon lequel le respect de nos valeurs se ferait au détriment de notre efficacité. Comme s’il fallait parfois faire des concessions à nos valeurs (égalité, respect, dignité, démocratie…) dans le cadre d’une lutte. D’un côté la victoire, de l’autre nos valeurs, et on essaye de trouver un compromis. Je m’inscris en faux contre cette vision. C’est en étant fidèles à nos principes que nous pourrons trouver un chemin vers la victoire. Par exemple, une organisation décentralisée, non-hiérarchique n’est pas seulement un inconvénient, un outil un peu lourd qui entrave nos capacités de décisions ou de réaction. Elle est aussi une force, qui permet plus de réactivité, d’initiatives, de résilience, d’idées nouvelles. Les petits chefs qui cherchent à régir des organisations militantes, à les garder sous leur contrôle, bien souvent s’enferment dans une bulle qui mène, à plus ou moins long terme, à la disparition de l’organisation ou à sa transformation en secte. Dans le cadre d’une organisation militante, partager le pouvoir, les informations et les compétences c’est peut-être lourd à mettre en place au quotidien, mais c’est la clef du développement et de la pérennité du collectif. On peut être tenté de concentrer les pouvoirs dans quelques mains (celles des « cadres ») et d’envoyer des directives aux exécutants. Mais je crois qu’aujourd’hui même les managers ne croient plus à des modèles verticaux de ce type, où les participants ne sont pas associés véritablement aux décisions. La quête de l’efficacité à court terme se paye souvent de terribles gueules de bois. C’est qu’en fait, évacuer la morale au nom de la stratégie ou de l’efficacité n’amène nulle part [55].

Nos luttes doivent être menées dans le respect des personnes qui y participent. Lorsqu’une organisation s’imagine qu’elle détient la vérité, qu’elle veut manipuler les autres organisations – ou pire, ses propres membres – c’est qu’une logique d’avant-garde s’est mise en place. La discussion devient impossible, puisque les différentes parties n’agissent plus sur un plan d’égalité. L’honnêteté n’est plus de rigueur (alors que c’est une vertu de base).

On en est là : on doit rappeler qu’il faut être honnête, qu’il est extrêmement désagréable de se sentir manipulé, et que la duplicité qu’on déploie se retourne immanquablement contre soi-même. S’agit-il encore vraiment de questions politiques ? Pas tout à fait : cette question de l’honnêteté, de la franchise, de la common decency [56] n’est pas immédiatement politique. Il s’agit sans doute de quelque chose d’infra-politique, à rapprocher de la morale. Peut-être même s’agit-il de sentiments, d’affects, des forces profondes qui nous meuvent, en tant qu’individus ou en tant qu’organisations. Au delà des idées politiques défendues (égalité, écologie, féminisme…) il y a en effet des valeurs plus importantes, comme le respect, la dignité, l’honnêteté, la considération, la volonté de rencontre, la curiosité, la confiance, sans lesquelles rien n’est possible sur un plan politique. L’éthique ne s’oppose pas à l’efficacité, elle en est un préalable.

Conclusion


Les pratiques et les raisonnements que j’ai essayé de mettre au jour au travers du cas d’Anti-Tech Resistance sont plus répandus qu’on ne le croit. Rendons ce mérite à Anti-Tech Resistance : l’organisation joue cartes sur tables, affirmant haut et fort des positions politiques tranchées, alors que souvent les pratiques militantes sont moins assumées. Qu’il s’agisse de l’aspect « la fin justifie les moyens » (qu’on voit largement à l’œuvre dans des organisations gauchistes ou écologistes) ou du versant « critique de la technologie vs critique sociale », qui veut opposer écologie et émancipation (qui agite également certains secteurs gauchistes ou écolo, mais généralement pas les mêmes), les reproches faits ici à Anti-Tech Resistance peuvent se transposer à d’autres organisations militantes.

De fait, il me semblerait particulièrement mal venu de faire d’Anti-Tech Resistance un bouc émissaire, à « bannir » de certains espaces militants pour s’acheter une conscience. C’était pourtant le sujet de plusieurs discussions qui ont eu lieu récemment à différents endroits en France. On m’a même affirmé récemment que l’existence d’Anti-Tech Resistance préparait la voie à la création d’une organisation éco-fasciste – ce qui est absurde puisque ATR rejette explicitement l’éco-fascisme et toute forme de planification à grande échelle [57]. Quant on veut noyer son chien, on l’accuse de la rage.

Les positions et les pratiques d’Anti-Tech Resistance devraient au contraire nous amener à une nécessaire réflexion sur nos propres pratiques. Il est trop facile de désigner une victime expiatoire, choisie selon les lois non écrites du milieu, pour mieux éviter de penser contre ses propres convictions et stratégies. Ces dernières sont pourtant obligatoirement à mettre en réflexion permanente afin d’éviter de s’engluer dans des automatismes.

Paradoxalement, Anti-Tech Resistance est symptomatique de ce côté catéchisme, qui demande à ses militants d’accepter en bloc le credo, de mettre ses convictions et son éthique de côté, pour se plier au joug de l’organisation. Je souhaite à chacun d’éviter de se faire embrigader dans l’une de ces chapelles, quel que soit le drapeau dont elle se pare. Répondre aux défis majeurs que nous offre l’époque nécessite des esprits libres, pas des soldats.

Les pratiques d’ATR qui mettent en avant l’efficacité au détriment de l’éthique, l’importation de pratiques managériales en milieu militant résonnent avec bon nombre de comportements qu’on a pu observer ici ou là. La (sur)valorisation de la « stratégie » et la délégitimation des fonctionnements collectifs et des principes inspirés de l’anarchisme (mandat impératif, fédéralisme) semblent traverser nombre de collectifs, et ne me paraissent guère plus sympathiques que, « en face », l’apologie du ressenti individuel, l’appel constant aux émotions, aux bons sentiments (bienveillance, soin…) et l’affirmation selon laquelle « tout ce qui compte, c’est ce qu’on fait ensemble ; l’objectif on s’en fout vu qu’on ne l’atteindra pas ».

Entre ceux qui ont décidé de se transformer en moines-soldats de la Révolution, et ceux qui ont abandonné l’idée d’une transformation sociale radicale pour se replier sur des bulles de confort micro-politique, reste-t-il un espace pour des luttes émancipatrices collectives, cherchant une certaine cohérence entre les moyens employés et la fin recherchée ?

Theodore Kaczynski, affirmait que « l’Histoire est faite par des minorités agissantes et déterminées, non par la majorité, qui a rarement une idée claire et précise de ce qu’elle veut réellement. (…) Certes, il reste souhaitable d’obtenir le soutien de la majorité, dans la mesure où cela n’affaiblit pas le noyau de gens vraiment déterminés » [58]. Les milieux gauchistes semblent parfois partager cette conception du changement social, repliés sur des codes, des préoccupations (et des horaires de réunions) difficilement accessibles au profane. Pour ma part, contre ces conceptions avant-gardistes et élitistes, je pense qu’il faut gagner aux préoccupations écologistes, anticapitalistes et libertaires nos contemporains, ceux et celles avec qui nous partageons une commune condition. Une « révolution anti-tech » est bien nécessaire, mais celle-ci ne se fera pas sans, ou contre, la majorité, en utilisant des techniques managériales. L’abolition du capitalisme et de la technologie sera anti-autoritaire ou ne sera pas.

Nicolas Bonanni

[1Nicolas Bonanni est l’auteur de L’amour à trois. Alain Soral, Éric Zemmour, Alain de Benoist (Le monde à l’envers, 2016), Que défaire ? Pour retrouver des perspectives révolutionnaires (Le monde à l’envers, 2022) et L’écologie, révolutionnaire par nature (Le monde à l’envers, 2025).

[2https://www.antitechresistance.org/questions-frequentes, « Des milliards de personnes vont mourir si le système techno-industriel est démantelé, voulez-vous leur mort ? »

[3https://www.antitechresistance.org/questions-frequentes, réponse à la question « Vous êtes une organisation « anti-technologie ». Êtes-vous technophobe ? »

[4https://www.antitechresistance.org/questions-frequentes, réponse à la question « Sans énergie et sans machine, le monde ne risque-t-il pas de revenir à la barbarie ? »

[8https://www.antitechresistance.org/questions-frequentes, réponse à la question « Des milliards de personnes vont mourir si le système techno-industriel est démantelé, voulez-vous leur mort ? »

[10https://www.antitechresistance.org/strategie, rubrique « Notre objectif »

[12Il en existe plusieurs éditions en français, dont La société industrielle et son avenir, éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1998.

[14https://www.antitechresistance.org/questions-frequentes, réponse à la question « Quelle est votre position par rapport au mathématicien luddite Theodore Kaczynski surnommé « Unabomber » ? »

[16https://www.antitechresistance.org/devenir-membre, principe 11 : « Notre organisation est hiérarchique et anti-autoritaire »

[17Idem.

[18Objectif revendiqué par tous les marxistes conséquents, de Marx à Lénine. Citons par exemple Friedrich Engels : « Tous les socialistes sont d’accord sur le fait que l’État politique et, avec lui, l’autorité politique disparaîtront à la suite de la révolution sociale future (…) » (De l’autorité, 1874).

[19Friedrich Engels, De l’autorité.

[20Voir par exemple https://www.antitechresistance.org/blog/soulevements-gauche-desarme-ecologie ou https://www.antitechresistance.org/blog/planification-ecologique-piege-marxiste-technocratie-3 qui réfutent explicitement l’idéologie léninisme, à minima ses aspects productivistes et anti-démocratiques.

[22https://www.antitechresistance.org/devenir-membre, principe 9 : « Nous utilisons la technologie pour battre le système technologique »

[24https://www.antitechresistance.org/devenir-membre, principe 9 : « Nous utilisons la technologie pour battre le système technologique »

[25Ce qu’Anti-Tech Resistance appelle au détour d’un texte « la vision du monde qui a enfanté le système industriel », https://www.antitechresistance.org/notre-vision.

[26Voir par exemple Raphaël Meltz, Histoire politique de la roue, La librairie Vuibert, 2020, Jean-Baptiste Fressoz L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Seuil, 2012, Alain Gras, Fragilité de la puissance. Se libérer de l’emprise technologique, Fayard, 2003.

[27https://www.antitechresistance.org/blog/soulevements-inefficacite-gauche-ecologie. On trouve la même idée dans Theodore Kaczynski, La société industrielle et son avenir, thèses 202-203.

[29Un point qui sous-tend toute la pensée de Theodore Kaczynski, en particulier dans La société industrielle et son avenir, thèses 190-191. Il a également exposé cette idée dans une courte fable, La nef des fous, lisible sur https://www.antitechresistance.org/blog/la-nef-des-fous-par-theodore-kaczynski

[30Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934.

[31Jean-Marc Durand-Gasselin, L’École de Francfort, Gallimard/Tel, 2012.

[32George Orwell, Le quai de Wigam, 1937.

[33Sur ce point, que je ne développerai pas ici, Anti-Tech Resistance qui affirme que « le primate humain est un animal comme un autre » gagnerait à considérer que si nous sommes certes des primates, des mammifères, nous sommes des mammifères un peu particuliers, dotés de langage et manipulant des symboles. Nous ne sommes pas les jouets de la biologie, de l’Histoire ou de l’économie, nous avons notre autonomie. Voir Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, 1975.

[34Les travaux de l’Internationale situationnistes peuvent être abordés par l’ouvrage de Patrick Marcolini, Le mouvement situationniste, L’Échappée, 2012.

[35Sans vouloir homogénéiser les positions divergentes de différents groupes et individus, on peut mentionner dans cette tendance l’Encyclopédie des nuisances, le collectif Écran Total, Pièces et main d’œuvre, les éditions La Lenteur, L’Échappée, La Roue, Le monde à l’envers, la revue L’Inventaire

[36https://www.antitechresistance.org/devenir-membre, principe 8 : « Notre seule éthique est celle de l’efficacité et du résultat »

[37Denis Cristol, La fabrique des managers, L’Harmattan, 2011.

[38Idem.

[39Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché. La révolution culturelle libérale, Denoël, 2007.

[40Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, 1848.

[41Aude Vidal, Égologie. Écologie, individualisme et course au bonheur, Le monde à l’envers, 2017.

[42Corinne Pelluchon, Éthique de la considération, Seuil/L’ordre philosophique, 2018.

[43Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785.

[46Léon Trotski, Leur morale et la nôtre, 1938.

[47Anonyme, Appel [2003], éditions Divergences, 2023.

[48NDLR : Quoi que l’on pense de l’ouvrage suscité qui n’a jamais été adéquatement critiqué, Nicolas Bonanni semble ignorer que l’accroissement de puissance évoqué est une référence explicite à l’Éthique de Spinoza. Le concept de puissance, qui se distingue en cela du pouvoir ou de la force, signifie chez Spinoza l’extension des possibles, de la puissance d’agir comme de penser et dans les mots du philosophe, de la joie. Y voir une analogie avec le management et le règne de l’efficacité relève d’un léger contre-sens.

[49Doctrine « classe contre classe » du Komintern, 1929, qualifiant les socialistes de « sociaux-traites » ou « social-fascistes ».

[50Doctrine « antifasciste » du Komintern, 1934, déclinée en Front Populaire en France, consistant à faire alliance avec les sociaux-démocrates et les libéraux.

[51Pacte germano-soviétique, 1939.

[521941, après que les nazis eurent rompu le pacte.

[53En particulier sur la période 1936-37, avec les procès de Moscou, mais plus largement tout au long du XXe siècle.

[54Pour une introduction à l’anarchisme, lire Guillaume Davranche, Dix questions sur l’anarchisme, Libertalia, 2020.

[55L’ancien trotskiste Dwight Mc Donald avait dénoncé ce rapport à la morale dès 1947 dans Le socialisme sans le Progrès, La Lenteur, 2014.

[56Selon le mot de George Orwell. Sur le sujet, lire Bruce Bégout, De la décence ordinaire, Allia, 2008.

[58Theodore Kaczynski, La société industrielle et son avenir, thèse 189.

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