Notes sur les Gen Z marocaine et malgache

paru dans lundimatin#492, le 17 octobre 2025

À l’occasion d’un voyage dans le nord du Maroc la semaine passée, j’ai eu la chance de rencontrer deux soutiens du mouvement GenZ212 qui secoue le pays depuis plusieurs semaines. J’y ai aussi rencontré une participante au mouvement malgache du même nom, à l’indicatif téléphonique près. Je rapporte ici leurs propos en y ajoutant quelques commentaires (certes bien trop hâtivement ; les erreurs et les imprécisions sont uniquement de mon fait) afin d’essayer de faire le point sur la situation. Si les évènements semblent s’être calmés, au moins provisoirement au Maroc, la situation à Madagascar paraît se révéler clairement révolutionnaire. On aurait aimé pouvoir parler également du Népal et des Philippines, mais on s’en est tenu au précieux hasard des rencontres.

Situons rapidement : j’écris ici en tant que membre de lundimatin, issu de la diaspora africaine, persuadé que les luttes d’ici ont besoin de se brancher sur la vague mondiale de soulèvements à laquelle on assiste de loin. En disant cela, j’ai bien conscience d’une part que je n’invente pas la poudre et que d’autre part la question du positionnement et des possibles des luttes au sein des puissances occidentales est différente et reste irrésolue. Une étude plus poussée aurait nécessité de situer aussi les personnes qui m’ont informé – je les remercie chaleureusement (ce sont leurs paroles que l’on lira ici quand des citations sont introduites) –, mais ce n’est qu’un rapport d’étape incomplet et peut-être inutile pour qui serait déjà informé des évènements récents et en cours.

C’est la question qu’ouvre chaque soulèvement, à quoi tient le passage d’un ordre routinier au feu de l’insurrection ? Actuellement, le problème me paraît se poser ainsi : comment ce feu se propage-t-il d’un pays à l’autre, alors même que les technologies de surveillance et de répression n’ont jamais été aussi efficaces ? Et quelles formes adopte-t-il ?

Concernant le Maroc, il semble qu’il faille d’abord se défaire de l’idée que les soulèvements sont sortis de nulle part : ils s’inscrivent dans ce que l’on m’a décrit comme une poudrière, soit une longue histoire de colère et de luttes qui perdurera et refera surface, quand bien même le mouvement actuel s’essoufflerait (ce qui semble être le cas depuis mercredi dernier). Lorsque l’on parle des « Printemps arabes », on fait rarement référence au Maroc, pourtant le mouvement du 20 février avait alors été puissant. On peut aussi mentionner le Hirak rifain de 2016, qui s’était étendu à d’autres villes du pays. Depuis lors, « l’arbre a continué à pousser ». Les gens s’opposent frontalement à la logique du « makhzen », terme lié à une histoire complexe et ancienne et qui désigne le système policier.

Le mouvement dont nous parlons a commencé fin septembre à la suite du décès en août de huit femmes dans un hôpital du sud du pays (Agadir), alors qu’elles étaient venues y accoucher par césarienne. C’est là, donc, qu’ont eu lieu les premières manifestations, qui se sont par la suite étendues au reste du pays – je demande comment ? – un élément à prendre en compte, parmi bien d’autres, est un « reel » devenu viral, où l’on voit un membre haut placé du gouvernement s’adresser dédaigneusement aux manifestant.es et leur dire approximativement : « qu’ils aillent continuer leur merde à Rabat ». Ce Monsieur a été pris au mot.

Sociologiquement parlant, la catégorie de « Gen Z » me semblait peu précise. Je demande des éclaircissements : ce sont d’abord des étudiant.es qui sont sortis dans la rue – d’où cette désignation empruntée au mouvement népalais, d’où les moyens d’organisation issus du monde des gamers : Les forums Discord par exemple, qui permettent notamment d’embrouiller la police en créant de multiples canaux de discussion de façon à ce qu’elle ne sache plus où donner de la tête. Les étudiant.es ont vite été rejoint.es par une vague populaire d’ampleur. En particulier, dans le sud, là où la situation est devenue véritablement insurrectionnelle (ville de Lqliâa), il y a beaucoup d’ouvriers agricoles (on y cultive, le ventre vide, des tomates et des avocats pour les Européens) et aussi beaucoup de chômage.

« Ils ont tapé direct » : le niveau de violence de la répression paraît avoir surpris, il a été d’une brutalité supérieure à la normale. Deux personnes ont été assassinées par la police, une autre est grièvement blessée. Ils ont été pris pour cible alors qu’ils dansaient sur des voitures de gendarmes, en ayant revêtu des uniformes récupérés dans la cohue ; l’émeute était en train d’attaquer la gendarmerie. Par la suite, des hélicoptères étaient dépêchés dès qu’une personne était blessée, histoire de ne pas ajouter de l’huile sur le feu ; ce sont des drones très sophistiqués qui permettent aux forces de répression de faire circuler l’information.

« L’ingénierie du maintien de l’ordre », me dit mon ami, est surdéveloppée. Je pense directement au dernier livre de Mathieu Rigouste, La guerre globale contre les peuples [1], dont la pertinence critique pour l’actualité me paraît de jour en jour plus nécessaire. C’est en effet ici qu’il faut en venir à parler d’Israël, qu’on retrouvera de nouveau avec Madagascar, et qui – c’est un fait notoire – a formé l’Etat marocain au maintien de l’ordre et l’a fourni en nouvelles technologies répressives. L’a-t-on assez répété : Gaza sert de laboratoire pour la répression à l’échelle planétaire. Il ne s’agit pas d’intentionnalité, mais d’effets, les intérêts du complexe économique militaro-industriel en viennent à s’auto-entretenir.

En réponse aux manifestations, le pouvoir a distribué de lourdes peines de prison : trois ans, quatre ans, voire quinze ans pour un manifestant… la répression est atroce. L’un des enjeux est de rétablir l’ordre d’ici le début de la Coupe d’Afrique des Nations, qui doit avoir lieu en décembre, et qui représente un investissement structurel majeur. Mercredi dernier, le mot a tourné de faire une pause, sans doute d’abord pour panser les blessures de la répression, mais aussi, semble-t-il, dans l’attente d’un discours promis par le roi Mohammed VI. Il est difficile de savoir ce que les émeutiers pensent de l’institution royale, mais il est certain que cela renvoie à des enjeux très différents de ceux des vieux Etats européens. Le roi m’a paru représenter pour certains, entre bien d’autres choses, une sorte de contre-pouvoir à opposer au gouvernement (il est réputé plus progressiste). Cela est très loin néanmoins d’avoir pu étouffer l’affirmation populaire, qui ne paraît pas s’être pleinement réveillée depuis mercredi dernier. Est-ce l’effet de la violence de la répression, ou bien une accalmie passagère ?

« Tout va se jouer maintenant ». C’est de Madagascar dont me parle ma troisième interlocutrice, et il est vraiment que la situation y semble encore plus décisive qu’au Maroc : le président Rajoelina, dépassé par l’ampleur de l’insurrection, a été exfiltré par la France vers l’île de la Réunion. C’est inouï. Une partie de l’armée s’est retournée, refuse de réprimer le mouvement, le rejoint parfois. La gendarmerie qui constitue une institution très forte dans l’Etat, n’en fait cependant pas autant. On retrouve là aussi la « GenZ », Discord, le drapeau tête de mort et chapeau de paille du manga One Piece.

Le 25 septembre, deux ou trois jours avant les manifestations d’Agadir, les étudiant.es de l’école polytechnique d’Ankatso sortent spontanément dans la rue, très vite rejoint.es par d’autres groupes d’étudiant.es. Les conditions de vie dans cette école sont insupportables : pas d’électricité, pas d’eau. L’enjeu de l’énergie est véritablement structurant, aussi bien pour la révolution en cours que pour le pouvoir qui était en place (il ne l’est certes plus beaucoup). L’année 1960 et l’indépendance de Madagascar n’ont pas permis d’assurer une autonomie énergétique au pays. Les centrales électriques, alimentées par le pétrole – et faisant également fonctionner les pompes nécessaires à la circulation de l’eau – sont au centre d’un ensemble de logiques de corruption, dans un contexte de pénurie. Les « délestages » fréquents consistent à régulièrement arrêter les centrales électriques (et donc, les arrivées d’eau), afin de faire des économies.

À Madagascar, la colonialité du pouvoir crève les yeux. L’Empire français, aussi sénile soit-il, possède encore au large du pays le territoire dit des îles éparses, qu’il tient à garder (enjeux : de potentielles ressources énergétiques, présence stratégique dans l’océan indien, etc.). Le président Rajoelina, qui possède la double nationalité, est un proche de Macron (peut-être succèdera-t-il à Lecornu ?). La France est parvenue à refourguer une centrale hydraulique EDF, pour suppléer la compagnie nationale exsangue, Jirama. Le PDG de Jirama n’est autre que Ron Weiss, ancien chef d’Israël Electric Group. L’Etat d’Israël possède plusieurs partenariats avec Madagascar. On se doute que le business de la mort, du contrôle et de la répression en fait partie, mais il y a aussi, outre le logiciel espion Predator, la dystopie des « fermes modernes ».

Comme au Maroc, le mouvement s’inscrit dans une longue histoire de révoltes populaires, qu’on pourrait au moins faire remonter à 1947. La grande différence, toutefois, avec la plupart des mouvements précédents (en tout cas les plus récents), est que celui-ci n’a pas été récupéré par un leader politique. En 2009, Rajoelina était parvenu à instrumentaliser le soulèvement pour se hisser au pouvoir. Aujourd’hui, le seul protagoniste c’est la « GenZ Madagascar », pas un nom propre, ni un parti. Si certains tentent actuellement d’imposer au mouvement une structure, rien n’est encore fixé.

Tout comme au Maroc, la GenZ ne se limite pas à un groupe d’étudiant.es (j’ai l’impression que le signifiant flotte, et se surajoute à une foule d’autres déterminations sociologiques – peut-être même peut-on espérer qu’il aille jusqu’à les reconfigurer). Le mouvement possède une grande amplitude sociale. Des classes très pauvres participent aux émeutes et aux pillages à Antananarivo. Evidemment le pouvoir a tenté d’instrumentaliser les pillages pour discréditer le mouvement (par le passé, il lui est arrivé de laisser faire des pillages dans ce but, en payant les gens et en retenant la police). Mais cette fois-ci, il n’y rien à faire. Dès les premières 24 heures de la mobilisation, le gouvernement a été renvoyé et un général de l’armée a été nommé Premier ministre. De très grosses primes ont été versées à la police, pour pallier les retards de soldes, s’en est suivi des appels à une sorte de boycott inversé : on demandait aux commerçants de refuser systématiquement de vendre leurs produits aux policiers, aux gendarmes, et à leurs familles.

Sans présumer de ce qu’il va advenir et sans négliger que la vacance du pouvoir risque « d’ouvrir la porte à tous les appétits » (crainte de la venue d’un énième tyran), un fait notable a été l’attaque collective et continuée, depuis le début du mouvement, de Ravatomanga l’homme le plus riche du pays, immonde capitaliste lié à la corruption du business du pétrole et de l’électricité, introduit dans les hautes sphères du pouvoir déjà depuis une quinzaine d’années, possédant « un droit de vie et de mort sur l’économie malgache ». Dites-vous bien que c’est dans un avion privé de l’une des sociétés de Ravatomanga que Carlos Ghosn a été exfiltré du Japon (!). « Voldemort de la contestation », Ravatomanga n’avait pas été visé lors des derniers mouvements : on savait que son nom « n’était pas prononcé impunément ». Or, voici qu’aujourd’hui, il a également pris ses cliques et ses claques pour aller se cacher à l’île Maurice.

Trois revendications principales se sont cristallisées au cours du déferlement populaire qui a, au moins provisoirement, vaincu un pouvoir pourtant soutenu de près par les plus grandes puissances occidentales : la démission du gouvernement, l’arrestation de Ravatomanga afin qu’il soit traduit en justice, le démantèlement de la commission électorale nationale « indépendante » (car elle ne l’est pas). Une réponse positive du pouvoir à ces revendications – ou bien, s’il échoue à revenir, de l’Union africaine, qui avait déjà gouverné entre 2014 et 2019 –, suffirait-elle à mettre fin au mouvement ? Ce qui est certain, il me semble, c’est que si on veut espérer que les différents mouvements GenZ, dont les exploits actuels sont exemplaires, en viennent à inquiéter durablement les racines coloniales et mondiales des pouvoirs étatiques « modernes », il faudra qu’ils se transnationalisent encore davantage, jusqu’aux centres impériaux de pouvoir : ils n’attendent plus que nous.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :