« Non ti schiantare » : en route vers Rome et le fascisme qui vient

Serge Quadruppani

paru dans lundimatin#352, le 27 septembre 2022

A cent ans de distance de la Marche sur Rome de Mussolini et consorts, l’Italie s’affirme une fois encore comme un laboratoire du monde occidental, avec la possibilité d’accession au pouvoir d’un parti descendant direct du fascisme historique. Face à cette situation, un ami écrivain calabrais nous invitait récemment à puiser dans la boîte à outils de son peuple de l’Aspromonte. Ces descendants de bergers millénaires et de philosophes grecs utilisent volontiers une expression que des siècles de résistance à la colonisation du nord n’ont cessé d’approfondir : « non ti schiantare » : « n’aie pas peur ».

C’est une invite qui va bien plus loin que le paternaliste « n’ayez pas peur » d’un défunt pape. S’il ne faut pas avoir peur, ce n’est pas pour confier son sort à quelque déité ou à quelque improbable barrage des institutions démocratiques, mais pour garder les yeux bien ouverts et voir clair dans ce qui arrive. « Non ti schiantare » signifie tout à la fois : garde ton calme, prends toute l’ampleur de la catastrophe, repère les points de résistance, ne te fais pas d’illusion, bats-toi et affronte le destin. Ce qui va t’arriver, tu auras d’autant plus de capacité à l’affronter individuellement que tu auras tout fait pour que ce soit, éthiquement et collectivement, affrontable.
C’est à la recherche de cet esprit qu’on est allé faire un tour en Italie, en commençant par notre porte d’entrée préférée depuis deux décennies : la Vallée de Suse.

La Vallée de Suse, c’est Bussoleno, un des lieux du monde où je me sens chez moi parce que la nature y est belle…

…et qu’elle s’y défend depuis plus de 20 ans : ici, le « presidio » (poste de surveillance de l’ennemi et lieu de convivialité) de SanDidero, près du chantier improbable de l’’Autoport’, lieu de débarquement de marchandises de l’improbable ligne à Grande Vitesse Lyon-Turin, dont la principale galerie n’a toujours pas commencé à être percée du côté italien…


« Plus de poésie, moins de police », « Libérons les toutes et tous »,« ’Tav=Mafia »


« Autoport, non merci ! », « Aujourd’hui et toujours, No Tav »


Dans la salle de réunions et de banquets : « Les guerres sont déclarées par les riches et les puissants qui ensuite y envoient à mourir les pauvres et sans pouvoir ». Pas de doute, les No-Tav bougent encore


Ici, à Oulx, plus haut que Bussoleno, à quelques kilomètres de la frontière avec la France, cohabitent deux réalités impénétrables l’une à l’autre. Les skieurs de Turin et d’ailleurs viennent dans leurs chalets pour s’y livrer à leur loisir, et les migrants de partout tentent de passer…


C’est un jeu cruel et pervers auquel se livrent les Etats : ils font tout pour que les gens qui fuient la misère et la guerre buttent sur les frontières étatiques et que seuls quelques-un.e.s à chaque fois réussissent à passer. Les Etats savent bien que les exilé.e.s recommenceront encore et encore jusqu’à ce qu’ils et elles soient passés. C’est là que nos ami.e.s No Tav interviennent, en liaison avec des associations et notamment un prêtre qui a mis à la disposition des anarchistes expulsés ailleurs des locaux de l’Eglise (le même prêtre qui a créé un excellent restaurant avec un chef sicilien no-tav et un personnel de ’gens en difficulté’ racisés). On ne vous montrera pas de visage pour des raisons évidentes…


Cette capacité des No Tav à fédérer les anars et les curés, les marxistes en béton armé et les sans-parti, et à rejoindre tous les bons combats, reste une de leurs forces, malgré tous les heurts (et ils ne manquent pas) entre différentes sensibilités. Elle est aussi la meilleure réponse possible à ceux qui les accusent d’être des NINBY (not in my backyard : militants localistes défendant leur seul clocher)


Des milliers de gens, afghan.e.s, iranien.ne.s, maghrébin.e.s, africains.e.s sub-saharien.ne.s qui tentent de passer la frontière, seul.e.s, en famille, en groupe, au risque de mourir au fond d’un ravin, peuvent ici se changer, se restaurer, s’équiper…

Mais la lutte n’aide pas seulement les autres, elle nous aide nous-même : la vallée, depuis longtemps point d’attraction pour des gens, souvent jeunes, en quête d’une vie bonne, a vu ce mouvement d’installations s’accélérer avec la crise du Covid.


C’est alors qu’intervient l’autre force du mouvement No-Tav : sa convivialité, ici à La Credenza, délicieux et bien beau bar-restaurant historique du mouvement…


Là, la jeunesse peut rencontrer la mémoire d’autres luttes qui risquent de revenir à l’ordre du jour…



Les nouveaux peuvent acquérir, par exemple, un lopin de terre pour y faire pousser l’Abanà, le cépage apprécié même par Depardieu, et que le Tav s’efforce de noyer dans les lacrymogènes (ici l’étiquette créée per le dessinateur Zero Calcare)


Les petits-enfants et arrière-petits-enfants des envahisseurs peuvent venir rejeter l’héritage de haine en faisant revivre les villages…


…y travailler la terre ou dans des ateliers de graphistes et y installer même un sauna…


 …pour y démentir ce que les no-Tav dénoncent ici ironiquement : la vente au plus offrant du territoire…


En repartant, on jette un dernier coup d’oeil aux fresques qui entourent le chantier principal…


…et qui ont été créées lors d’atelier animés par Zero Calcare : « Alta Voracità » (grande voracité) - par allusion à ’« lta Velocità » (grande vitesse)


A Trieste, on est tombé par hasard sur une réunion du Rotary Club qui s’était entouré de musiques évoquant les splendeurs de l’Empire austro-hongrois : on nous dit que ces gens-là rêvent à ce glorieux passé…


…tout en achetant le Christ et en faisant des affaires…

à Trieste, la ville de Joyce et de quelques autres, avec son Canal Grande…


…et ses rues au charme certain…


… et ses deux plages, dont, suivant une tradition séculaire, l’une est réservée aux femmes, et l’autre aux hommes : mais personne ne nous a parlé de « culture woke » ou d’« islamisme » et au moins deux femmes de nos amies, par ailleurs athées et délurées, nous ont dit qu’elles aimaient bien ça, après tout (pas qu’elles voudraient que toutes les plages soient ainsi, hein…)…


…mais Trieste, c’est aussi la porte des Balkans, celle par laquelle arrivent les migrants qu’on retrouvera à Vintimille ou à Oulx, c’est par là, comme nous l’indique le camarade membre d’un groupe qui a animé la grève des dockers contre la passe sanitaire, c’est par là qu’ils et elles arrivent, les gens fuyant la guerre et la misère (et on voit beaucoup de jeunes aux visages bruns, de ceux qu’on voit aussi à Paris, à Stalingrad ou ailleurs qui traînent en ville et aussi dans le train, des gens avec d’énormes valises, qui peuvent venir aussi bien de Bulgarie, d’Ukraine ou de Russie)…


« Salvini, merde, ne cite pas Pasolini » : à Trieste comme à Paris, il ne manque pas de réactionnaires pour citer un Pasolini qui leur aurait sûrement craché à la gueule… et il ne manque pas de camarades que ça défrise.


A Milan, l’ami Gianni Biondillo nous montre, place Loretto, l’emplacement du bâtiment où le cadavre de Mussolini fut pendu par les pieds : l’immeuble a été remplacé par une banque dont les échafaudages actuels pourront toujours servir si jamais la Meloni suscitait des réactions de défenses légitime…

…car il est vrai que pour l’heure, ce qui domine la place, c’est une injonction à faire frémir toute la fachosphère italienne : « Kébab pour tous ». Cependant, Gianni nous raconte pourquoi cette place fut choisie pour exposer le corps de Mussolini (son accrochage ayant été décidé pour lui épargner les misères que lui infligèrent d’abord des Milanais, dont quatre balles tirées sur le cadavre par une femme en souvenir de ses quatre enfants résistants assassinés)


Le 10 août 1944, en représaille d’un étrange attentat qui les aurait visés mais ne tua que des passants, les Allemands exécutèrent quatorze otages et laissèrent piazza Loretto les corps à pourrir sous les yeux de tous. Giovanni Barbareschi, diacre de 22 ans alla demander au cardinal de Milan de les bénir mais ce dernier l’invita à le faire lui-même. Revenu sur la place, il traversa la foule et commença à s’agenouiller devant chaque corps mais un des gardiens fascistes vint le bousculer. Barbareschi, en se relevant et se retournant, s’aperçut que tout le monde, sur la place, s’était mis à genoux en solidarité avec lui. C’est ainsi qu’on peut résister en s’agenouillant…


…et se rapprocher du pouvoir en gardant fermé le siège du parti : à Montemario, Rome, où nous sommes à présent, les superfascistes du MSI maintenu, soutiens critiques de la Meloni, ont leur siège à côté d’un bureau électoral. Pour que tout se passe bien, dans le strict respect des règles de la démocratie, ils se font discrets.


…ce qu’ils n’ont pas été dans le mouvement antivax italien : ici, de récentes inscriptions sur le siège du syndicat UIL (« Syndicats nazis », ’vaccination obligatoire=viol des droits), pour eux trop soumis à la politique vaccinale du gouvernement. Mais nos amis du comité de Trieste nous ont raconté que ce qui a pourri le mouvement de résistance au passe dans leur ville, ce n’était pas les fachos, repérés et repoussés, mais les dingues new age et occultistes accourus de toute l’Italie.


Affiche à Rome : « Aucun Vote, Notre Rage »


Banderole romaine : « Voter ne sert à rien, ne pas voter ne suffit pas ».

Les amis et connaissances rencontrés étaient soit des camarades, bien décidés à ne pas voter, qui exprimaient pour la plupart une détestation absolue du Parti démocrate et de son seul et unique dernier argument électoral (’nous ou le fascisme’), soit des gens de gauche qui ne savaient plus s’il y avait une gauche quelque part mais qui voulaient malgré tout voter pour faire barrage : en France aussi, on connaît la chanson. Nous avons aussi rencontré de très aimables représentant.e.s de la « gauche ZTL », ainsi appelée par allusion à la zone à trafic limitée des centre-villes où se concentre la bourgeoisie intellectuelle, qui tout en se désolant que leurs employées de maison polonaises applaudissent la Meloni « parce qu’il y en a marre des migrants et des noirs », se lamentaient sur le silence de la jeunesse, sur son indifférence absolue à l’égard des politiciens. Dans un pays où règne une gérontocratie de mâles blancs qui délèguent le pouvoir à une femme seulement quand elle incarne le fascisme, où la précarité a été tellement accrue par les gouvernants, parti démocrate en tête, que la jeunesse émigre massivement à l’étranger, où la natalité est en chute libre depuis des décennies , le fait que la jeunesse soit devenue si opaque au reste de la société est-il vraiment étonnant ?

 Nous avons été frappés de ce que tous, ceux qui allaient voter, et ceux qui ne comptaient pas le faire, tenaient pour acquises la victoire de Meloni et le triomphe de l’abstention. Prophétie auto-réalisatrice accomplie, on le sait à cette heure.

Tous et toutes prévoyaient aussi que la coalition des droites garderait le pouvoir de six mois (version optimiste) à deux ans (version pessimiste), le temps en tout cas pour les partis de droite de placer leurs hommes et leurs femmes dans les postes étatiques profitables en termes de clientélisme et de revenus. Cette assurance, partagée par la vingtaine de personnes avec qui nous nous sommes entretenu, pourrait rassurer avec ses airs de continuation de la vieille comédie politique italienne. On ne peut s’empêcher de penser pourtant à ces intellectuels européens qui, au moment de l’accession au pouvoir de Hitler, pariaient sur l’usure rapide de son pouvoir. Meloni n’a pas derrière elle des troupes de choc prêtes à renverser les formes de la démocratie parlementaire, juste une vague de fond mondiale qui porte au pouvoir des figures autoritaires destinées à resserrer l’emprise étatique dans un moment de crise profonde du mode de production capitaliste, tout en respectant plus ou moins les formes du parlementarisme. Après tout, Poutine, Orban et Erdogan ont aussi un parlement. 

Reste que, selon diverses sources, un italien sur trois risque d’ici Noël de ne pas réussir à couvrir ses dépenses d’électricité et de gaz. L’aggravation des conditions de vie, la fusion des crises (écologique et sociale) peuvent ouvrir de nouveaux possibles à la révolte, comme elles peuvent entraîner un renforcement des pouvoirs autoritaires, en Italie comme ailleurs.


Quant à nous qui savons que seule une sortie du capitalisme et de la société industrielle a des chances mettre un terme aux malheurs des temps, nous saurons trouver des alliés dans les soulèvements impurs à venir (on aura remarqué qu’il y a beaucoup de curés dans les points d’appui de la résistance d’hier et d’aujourd’hui que nous avons recensés : alors bienvenue aussi aux voyous, aux sorcières, aux chamans et tutti quanti - pourvu qu’ils ne viennent pas nous causer développement personnel). Nous qui ne croyons à aucune déité, nous remarquerons quand même la position du pied de ce saint repéré sur une fresque de l’abbaye de Novalesa, dans la vallée de Suse : si nous voulons bloquer le mouvement du bourreau avant qu’il ne tranche la tête des boucs émissaires, il nous faudra apprendre à calculer nos mouvements pour utiliser à ses dépens la force de l’ennemi. Un retour du tact dans nos rangs accroîtrait leur puissance.

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