Noésie

Hétérographie du rouge et phénoménologie de la barricade
Tahar Kessi

paru dans lundimatin#350, le 12 septembre 2022

Après son Histoire du bleu et Le corps, la carte et le geste, Tahar Kessi nous propose un regard acéré et délicat au coeur de l’Algérie, de ses émeutes et de ses cafés.
« Ici, l’ethos général est domicilié dans un seul mot : NON ! »

« N’a-t-on pas alors constaté que les gens revenaient muets du champ de bataille ? Non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable. […] jamais expériences acquises n’ont été aussi radicalement démenties que l’expérience stratégique par la guerre de position, l’expérience économique par l’inflation, l’expérience corporelle par l’épreuve de la faim, l’expérience morale par les manœuvres des gouvernants. Une génération qui était encore allée à l’école en tramway hippomobile se retrouvait à découvert dans un paysage où plus rien n’était reconnaissable, hormis les nuages et, au milieu dans un champ de force traversé de tensions et d’explosions destructrices, le minuscule et fragile corps humain […] l’effroyable méli-mélo des styles et des conceptions du monde qui régnait au siècle dernier nous l’a trop clairement montré pour que nous ne tenions pas pour honorable de confesser notre pauvreté. Avouons-le : cette pauvreté ne porte pas seulement sur nos expériences privées, mais aussi sur les expériences de l’humanité tout entière […] Car à quoi sa pauvreté en expérience amène-t-elle le barbare ? Elle l’amène à recommencer au début, à reprendre à zéro, à se débrouiller avec peu, à construire avec presque rien, sans tourner la tête de droite ni de gauche […] des possibilités radicalement nouvelles, fondées sur le discernement et le renoncement. Dans leurs bâtiments, leurs tableaux et leurs récits, l’humanité s’apprête à survivre, s’il le faut, à la civilisation. Et surtout, elle le fait en riant. Ce rire peut parfois sembler barbare ».
Walter Benjamin, Expérience et pauvreté [1]

« Comment se départir de la fatigue ? / Amek ar aɣ-ibru facal
Comment faire face à demain ? / Amek ara n-qabel azekka
Si les vents de l’histoire nous courbent / Ma nkna iw hubbu n temsal
L’ennemi ne nous ratera pas. / Aɛdaw ur ɣ-izgal ara ».
[Lounès Matoub, extrait de Taɛkwemt n tagrawla (le Fardeau de l’insurrection) [2]

Quand il n’y a plus rien à défaire, que tout le monde essaye encore de sauver les meubles, il faut y mettre le feu. Le feu ! Car, dans le feu, se mêlent ton regard et tout ce qui se transforme en brûlant. Le feu mélange sensation et matérialité pour inventer les flammes d’une autre écriture.

Crame tout et réjouis-toi des lucioles.

Il n’y a plus rien qui reste de l’immeuble, mises à part des barres IPN roussies par les flammes et des étais de presque 1 mètre de diamètre. Jamais vu un squelette pareil. Le génie militaire a bien sous-traité le chantier. Même après l’effondrement des soutènements, l’ossature inébranlable des murs reste inchangée. Comme une structure profonde, une machinerie primale proche d’un instinct de conservation. Pourtant on y a mis du nôtre ! Din errab ! Qu’est-ce qu’il faut pas faire !

— Il faut arrêter de casser quand même ! Les infrastructures sont à nous et on se pénalise en faisant ca ! — Ferme ta gueule mon frère ! Si tu veux me parler tient l’autre bout de la masse ! Pète un mur ! Aide moi quelque part, remplis un sachet de mazout ou prends une pierre. Je parle le projectile. Je parle pas l’infrastructure. Fais quelque chose des tes mains, mais très sérieusement ferme ta gueule !

C’était un début d’après-midi de canicule : 41 à l’ombre, mi juillet, 14h du matin.
Impossible de bouger. La chaleur est si présente qu’au moindre mouvement ton corps se frotte comme à de très fines lames de feu. Ca brûle par friction l’extrémité des poils de tes bras. L’intérieur de tes narines chauffe au fur et à mesure que tu prolonges ton inspiration. Tu essayes donc de brasser de l’air par à-coups, puis d’alterner entre l’usage de ta bouche et celui de ton nez. Ça sent la sueur et le bouzelouf. Ca empeste le sang et il y a dans l’air une ambiance de sacrifice, comme au jour de l’aïd après l’égorgement.
Le sang et les flammes.
Il fait rouge-vif de tous les côtés. On dirait que tu es coincé dans un récit où le rouge peuple tous les coins de phrases. Ocre, cochenille, cinabre, pouvoirs, luttes, poussée libidinale vers la guerre car, en elle, sont pliés le danger et la mise en jeu de ton corps, car en elle sont questionnées des limites physiologiques et se trame toute une organicité du pouvoir.

Migraine. Ta tête est pleine de bruits et d’images. Tu es coincé dans le récit que les rapports de pouvoir ont écrit sur ton corps : Histoire.
Tu es au bout du crayon d’une histoire qui saigne sous plusieurs topologies, qui cherche, dans le combat, à éclater son périmètre et à pulvériser ses assignations.
Comme tous.tes, ta fiction a tellement documenté le réel que les documents qui en sont constitués, desquels tu t’éclaires pour avancer, sont devenus chimères collectives.
Entre les monstres et les mirages, tu es contraint d’ouvrir un sillon. Personne ne le fera à ta place. Et un sillon très solitaire.
Tu sais, depuis toujours, que tu seras en danger et que tu devras faire avec les chasses au loup.
Tu es, toi et ton sillon, habitants du danger, donc obligés de bouger.

De plus en plus, tu dois chercher ta respiration dans des sortes de bulles imaginaires en évoluant dans l’espace à la manière d’un paresseux ou d’une plante rampante. Il y a entre toi et l’air ambiant une sorte de déni réciproque qui empêche tout échange de bons procédés.
Le soleil est irregardable et se soustrait à ton œil en laissant des points aveugles et des ombres latentes quand tu fermes tes paupières. Ne tente même pas d’atteindre de ta main cette zone du dos qui te démange depuis au moins 2 heures : c’est tellement loin, ca te coûterait tellement de force vitale que tu ne pourras probablement plus convaincre ta main de revenir. À chaque expiration, tu signes un contrat avec l’un ou l’autre de tes poumons pour qu’il t’assure l’inspiration à venir.
Plus rien n’est sûr autour de toi ! Tu commences à le réaliser peu à peu, sous l’effet de légers vertiges qui te prennent par le bas du dos. Tes jambes deviennent lourdes et tu commences à compenser les limites de ton corps par l’activation d’un stade reptilien.
Tu as mis tes mains en avant et ta tête n’arrête pas de suivre les trajectoires des balles, des Molotov, des pierres et des lacrymo qui courbent l’air comme des spins de ping-pong.

« Iliz », c’est comme ça qu’on dit « mirage » dans ta langue. Et tu comprends pourquoi maintenant : ces énormes hyperboles qui surgissent de la route goudronnée, faisant onduler l’air, portent ce nom. Ce mot est un point d’hyperdensité compactant la gravité du moment tout en la pulvérisant dans la canicule. Chaleur et farniente où tout est à faire. Il y a dans ce terme comme un dieu vertical s’aplatissant sur l’horizon d’un champ de mines, nous comprimant dans l’intersection des deux branches d’une croix.
Le dieu du rouge et des incendies chauffe tout ça à des températures faisant tomber les oiseaux [3]. Car il est des températures sous lesquelles la capacité de vol et de prise d’air est impossible, et les ailes commencent à disparaître. Les oiseaux, alors surpris par le soleil, tombent en plein vol. Icare, volant trop près du soleil, en était une intuition.
Du noyau de la terre et de la surface du soleil sortent des monstres invisibles et incommensurables se bombardant mutuellement, avec ton corps en première ligne.

Tu ressens tous les degrés des 41 à l’ombre, et que chaque degré renferme des milliards d’étoiles à neutrons te foutant des coups de poings dans le plexus.

À quelques mètres de toi, se jouxtent la caserne, la mairie, la banque et la mosquée notoires.
La poussière se mélange au vent chaud et au sifflement préliminaire des balles dumdum, passant en acouphènes au dessus de ta tête ou près de ton oreille.

Tu remplis des sachets d’essence pour ravitailler tes amis en train d’essuyer un feu de l’enfer entre l’entrée de l’ancien Souk El Fellah (Marché Agricole) et celle de la mosquée. La sueur tombe de ton front en fin filet et se mélange au gasoil prêt à buller. Tu saignes car ton arcade à pris une lacrymo à 7h du matin. Le bout des doigts de ta main droite a été brûlé quand tu as essayé de la ramasser parmi les flammes et la rejeter au loin. Ta main gauche, elle, tremble en tenant les sachets que tu remplies.
Tu as amassé autour de toi des dizaines de pierres pouvant te servir de projectiles car tu comptes bien t’en servir s’il faut repousser un assaut.
Près de toi, des dizaines de gens déchirent des chiffons voire leurs t-shirts et alignent des bouteilles en verre. Tu reconnais des amis d’école. Vous n’avez pas le temps de vous saluer. Tu reconnais des voisins, des connaissances, et eux aussi te reconnaissent. Personne ne pense aux salamaleks car en temps de guerre, le bon jour est un arrachement.
Il y a, dans tous ces yeux, des dizaines de veinules qui ont éclaté pour libérer une couleur que tu n’as jamais su nommer. Le blanc de l’œil a rougi car mal à la tête, car une heure de sommeil depuis 3 jours, car Nafaa et Said ont reçu, de 100 mètres de distance, une ogive à fragmentation dans la bouche. Tu as ramassé l’un des corps sans te rendre compte que tu tenais ton ami dans tes bras.
Tu devais te rabattre, vite, derrière le mur du Centre Culturel Ferrat Ramdhan en attendant que la fin d’une tempête de balles laisse place à la suivante.

Est, ouest, nord et sud, que des merdes potentielles en vue car toi et tes camarades êtes maintenant nassés dans la cours du Centre Culturel. Ca tire à vue et en aveugle. Tes sachets à la con ne servent à rien car la phalange que tu formais avec les boucliers mobiles, les aboyeurs et les jeteurs de cocktail Molotov a été brisée.

Un vieux passe devant toi avec trois briques de lait dans un sac en plastique. Il s’appuie sur un bâton et fume une cigarette. Il passe entre toi et eux et n’en a visiblement plus rien à foutre. La guerre est devenue monnaie courante et tout le monde veut faire l’appoint.

Maintenant, tu te frottes les yeux pour y voir plus clair.
Tu pues l’essence et, autour de toi, que des murs.
Plus personne à ta gauche, plus personne à ta droite.
Il va te falloir improviser.

Il est 14h30 bien tapante.
Bienvenue en Algérie.
Aujourd’hui, jour de barricade à Bouzeguène.

On jette des pierres, on se prend des ogives à fragmentation, des balles explosives, on met du gasoil dans des bouteilles de limonade gazouz [4], on fait des barbecues au bord des brigades de gendarmerie. Y a pas la Seine mais, ici aussi, on fume des algériens. C’est le Festival International du Projectile. Le tapis rouge a viré hémoglobine et le blanc du drapeau a sorti sa plus belle lacrymo.
C’est en tout cas dans cette dilettante de musée de l’insurrection qu’on parlera de nous dans les journaux.
En plus des keufs, des journalistes et des politiciens, il y a les moustiques tigres et les démocrates qui se faufilent entre les moments de répit pour piquer en douce du sang ou une photo pour les unes des journaux.

La fumée est à présent si épaisse qu’elle noie le paysage dans un mélange de gaz et de toux.
Se dégage de tout ce bain-marie des effluves de vengeance.

J’ai observé que, sur un fil électrique, étaient perchés trois rouges-gorges. Ils n’arrivaient pas non plus à respirer. Les lignes dessinées par leurs plumages créaient de petits points de couleur parmi toutes ces fumées. Pourquoi étaient-ils sortis de leurs forêt profonde pour observer les humains s’entre-tuer ? Ce sont pourtant des migrateurs nocturnes. Il étaient distants les uns des autres. Ils assistaient aux choses de manière solitaire. Territoriaux, ils créaient probablement un langage sifflé inspiré par les images qu’ils étaient en train de voir. Par eux, ce langage ne sera prononcé qu’une seule fois et jamais ce sifflement ne sera répété. Un peu comme le Silbo chez les Gomeros. Les oiseaux ne produisent jamais deux fois le même son.
Ils sont tous les trois posés, stables sur une ligne à haute tension, relevant parfois la queue, se dressant, se courbant, regardant d’un œil puis de l’autre, bougeant la tête. Leurs corps exprimaient, sans aucune médiation, ce qui se déroulait en eux. – Les saxophonistes les plus appliqués ont toujours eu le désir sous-jacent d’habiter le présent comme des oiseaux – Ils plastronnaient parfois et mettaient en avant le rouge de leur barbe. Ils avaient l’air happés par ce qui était en train de se passer.

Toute cette hargne, tout ce rouge, cette fatigue et cette sueur sont vécus sous cellophane.

I- Psychogéographie de la Zone

« 4 Haldols pilés dans un fond de Shivas, 2 milligrammes d’épinéphrine, une bouteille d’éther diéthylique, 10 cc de mescaline refroidis dans de l’azote liquide, taga, Pathex, bière, vodka. Parsemer de bouts de sodium. Relier à une prise. Suspendre au dessus d’un verre d’eau. »
Recette pour faire un paysage selon Boualem Triciti.


« Essaye d’avoir une psychée équilibrée avec tout ce pays dans la tête ! Essaye ! Essaye de répondre à un QCM ou de faire un entretien d’embauche quand la portée de tes rêves d’enfance tenait dans un empan imaginaire allant du frittes-omelettes sauce merguez à une pair de Nastase. »
Rabah, coiffeur, actuellement en prison pour un joint. 

Bouzeguène, zone de collage géographique entre neiges éternelles et villas classieuses, hautes d’au moins trois étages comme pour abriter des fantômes, agrémentées de ferrailles d’attente et de pneus [5]. « Bouzeguène » est un nom composé, déformé par l’administration. Le terme vient de « Wi’ Zgan » (Win izgan) en Kabyle, c’est-à-dire littéralement « celui qui veille » ou « sentinelle ». Certainement en raison de la position stratégique de poste de garde, perché en haute montagne et servant, dans les anciens temps, à voir l’envahisseur approcher. Par ailleurs, énormément de lieux de cultes (totémistes, païens, animistes, chamaniques...) ont été construits en hauteur, afin de dominer l’alentour, de voir loin. « Lieu de culte » ou « église » se dit d’ailleurs de la même manière : « Timezgida » (contraction de « timezgi » venant de « izga » et voulant dire : « présence », « veille » ou « permanence », et « da[gi] » voulant dire « ici »).

Depuis les temps anciens, être présent.e, aux aguets, veillant.e, c’est être en résonance avec l’orographie des lieux ; y être attentif ; pour voir, il est requis de mêler son corps au relief, de l’y confronter.

Entre logements sociaux et dépotoirs à ciel ouvert, ruisselant du haut de belvédères et de pythons rocheux jusqu’aux bas plateaux de Boubhir, ci gît le cagibi de l’Algérie. Vaches laitières et singes magots en bouffent les boites de conserve et les couches-bébé encore tièdes.

Ici se trament des tissages, des errances, des énervements.

Il m’était déjà arrivé, quand j’étais encore enfant, de jouer au foot sur les plateaux des vaches, près des dépotoirs à ordures, avec un agglomérat de sachets, de fils, d’emballages, de capotes usagées.

Houas, un cousin autiste, s’était fabriqué une batterie double-boom extrêmement sophistiquée avec bouteilles, bouts de métal, élastoques et bidons. Il avait bien désembourgeoisé l’instru, faisant dégringoler la valeur des cymbales Zelidjan à celle d’un copeau de taule tout aussi efficace. Il faisait chanter tout ce bordel comme Sam Woodyard caressait la caisse claire, sur The Shepherd, chez Mirò. L’été, le son de ses ballets en tuyau-carton se mélangeait avec le chant des cigales pour créer des duos à trouer le tympan. D’autres gamins trouvaient, sur place, de vieux jouets électroniques avec des sons MIDI préenregistrés, des bouts de taule, des pots, des antennes, du grillage, des bobines, des piles, des fils et bricolaient avec tout ca des instruments à peine croyables. Des vinyles accidentés de Soft Machine, Throbing Gristtle. Ivo Malec, Tangerine Dream, Einsturzende Neubauten, Rammellzee étaient réunis dans une Mecque de la démerde musicale : le cousin impulsait des tentatives et était en train de lancer le style Déchargepublik. Tout un paysage. C’était ca, pour nous, le monde moderne.
Quelques années plus tard, on découvrait Ege Bamyasi [6], The Celebration of the Lizard King [7] et les textes de Jesse Bernstein et s’en était finit du cours de nos vies et de notre sobriété.

À notre décharge, on récupérait le plomb des batteries de véhicules, on le faisait fondre et le versions dans des bouts de bambou. Nous faisions, ensuite, un trou au milieu du plomb fondu et faisions exploser du souffre d’allumette en le collisionnant dans la fente à l’aide d’un clou de coffrage. Le bruit assourdissait pendant quelques secondes et les mains empestaient le souffre. Une manière comme une autre de meubler la vie.
Qu’est-ce’tu veux ...!? La télé nationale diffusait du Hawzi, 4 heures de tertil et d’exégèse wahabite par jour, des reportages sur l’APN (Assemblée Populaire Nationale) et sur la culture intensive de légumes sur lit de rivière. La parabole et les chaînes étrangères piratées diffusaient Trinita, Van Damme, du gangsta rap et des publicités d’éplucheurs automatiques. Alors, on mélangeait tout ca avec le paysage : les ordures. Car les ordures faisaient bien partie du paysage et de la vie quotidienne ; c’était un bout de catastrophe ouvert au passant, le tutoyant comme une flagellation quotidienne. Ça en faisait partie comme un cimetière, un asile de fou, une maison close où un lieu de répudiation : c’est là, à la périphérie de la société. Un tabou qui se densifie et s’accumule. On était, nous tous.tes, tout propres, tout lavé.es, asseptisé.es, devenu.es maintenant détersifs et vivant au milieu de nos propres ordures [8]. On assurait déjà, nous, l’usinage de la phase « autodestruction » du monde postindustriel. Faire de la musique sur un tas de déchets ou faire exploser du souffre était, pour nous, le moyen de plaindre ce monde pour son indifférence.

De part en part de la vallée, passent des cours d’eau qui charrient rêveries de fumeurs d’opium, sacs de plâtres, sachets, truites et crapauds bufo.
Suivant le sens des torrents, tu verras des endroits de confluences où l’eau encore potable devient, par une bipolarité brusque, viciée et bourbeuse, défonçant les assiettes foncières et y refusant la construction. Les lits formés par les bassins versant refusent leurs couches au passant et se subdivisent en torrents hystériques où la moindre traversée est un coup de dés. Le hasard comme chemin de croix, ton parcours du jour sera celui décidé par les lignes de partage des eaux. C’est un endroit où tu iras à rebrousse-poil, comme pour tailler à ras les zones où pousse ton confort, où tes pas sont sûrs, et tu apprendras à t’appuyer à l’obscurité pour échapper au jour. Car le jour est, ici, synonyme de cible à découvert.

En amont des versants, il y a des nèpes passant comme des canadairs au fil de l’eau. Il y a de l’osier circonscrivant les couleurs des étangs et qui, par basse lumière, a l’air de tresser des choses cosmiques qui ne se disent que dans les mythes locaux. Il y a des eaux hantées par le fantôme de cortèges noyés dans des lagons sans fonds. Il y a des zones de naissances et de meurtres non élucidés, et des endroits où l’on entend, à la nuit tombée, le râle des damnés (Anza  [9]).
Le soir est, au bord des eaux dormantes, un conseiller perfide berçant de couleurs le passant jusqu’à ce que, surpris par la nuit, il tombe du haut d’une falaise.

En aval, des potagers suspendus d’Aït Ikhlef jusqu’aux plans de beuh vers Sahel, l’eau et les idées courent toujours. Elles rasent les murs du centre communal en se disséminant en ruisseaux et en rigoles, passant sous les maisons, les anciens camps d’internement et les dispensaires, la mairie, les lieux de culte et les lavages-auto, où chacun suspend ses ennuis et ses merdes sur le fil de l’eau.

Bienvenue chez moi ! Fais comme chez toi, c’est le bordel sans nom, c’est un agréable cauchemar comme un orgasme sous MDMA. C’est mon Mordor intime, un bout de paradis plongé dans un crachoir à chique, infusion de citronnelle pour éloigner le monde du spectacle.
Cette zone est un sabot géographique sur le chemin des paysages officiels, c’est une petite persistance de la VHS quand on te montre de belles horreurs en 4k léchées au pixel et au poil de cul près.
Ici, c’est pas branché, c’est beau, ca pique, c’est accueillant et chaleureux dans les limites des stocks disponibles, suite à plusieurs rackets coloniaux et hyperlibéraux. C’est une région où on t’emmerde avant le café du matin, et où tu ne te couches presque jamais car l’alcool et les nerfs travaillent tes veines en profondeur.

Les hommes dans un monde d’hommes, les femmes dans un monde de femmes. Deux mondes pudiques qui se voient en douce, cachés des regards. Deux réels qui s’interconnectent loin des considérations intellectuelles désirant militer à leurs alentours. Pas la peine ! Il ne faut pas trop ramener sa science ici ; les choses te glisseront des doigts comme une anguille et tes concepts sont des hameçons auxquels personne ne mord. Les grandes idées n’ont, ici, jamais servi à desserrer un boulon de 12.
À Bouzeguène, les gens sont indémanchables [10]. Ils ne sont pas composés. Sinon très peu. Ils sont unitaires et, c’est vrai, dans de rares cas totalisants. Il n’en demeure pas moins que Hegel et le holisme ne sont pas les bienvenus dans l’histoire des lieux. La proximité avec la terre contraint les gens à de profondes considérations monadologiques. D’où « l’improspérité » [11] locale du parti unique qui, dans tous les centres urbains, s’était construit sur trois propagandes : la guerre, la paix et le tawhid [12].
L’intellection, en tant que soustraction préliminaire au réel, n’a jamais trouvé refuge ici. Il n’y a pas le temps à ça parce que moissons, parce que bétail, parce qu’invasions, parce que fuite. Elle a par contre provoqué, dans son hystérie bourgeoise, guerres et expropriations.
Colonisés mille et une fois par des contes et des romans nationaux, des États, des institutions au service et des histoires à dormir debout. À dormir votant. À dormir tout mou, travaillant, faisant la queue, mangeant, espérant, chiant, pointant, usinant. On connaît la musique ! Tout le monde ici connaît la musique !
Il y a réfraction du marasme des uns sur la colère des autres. Même les troupeaux d’ovins sont factieux. La police, comme Hegel, n’est pas non plus la bienvenue et un refus contagieux emboucane l’horizon des événements.

Ici, l’ethos général est domicilié dans un seul mot : « NON » !
Vois-tu, il y a tous les ingrédients pour une proposition hétérographique de fond. On reviendra sur ce point plus bas.

« Le refus y [dans l’Histoire] a toujours joué un rôle essentiel. Les saints, les ermites, mais aussi les intellectuels. Les quelques personnes qui ont fait l’Histoire sont celles qui ont dit non, et non les courtisans et les valets des cardinaux. Pour être efficace, le refus doit être grand, et non petit, total, et non pas porter sur tel ou tel point, « absurde », contraire au bon sens. »
Pier Paolo Pasolini [13]

Un jour, de tout ca tu feras un rap
Boualem Triciti, un ami électricien, me tenait parfois des propos qui me laissaient sur le cul. Il était bien entamé par le whisky mais, manque d’articulation à part, ce qu’il disait m’interrogeait très sérieusement. Je m’en rappelle à peu près car je n’en avais pas mesuré les ramifications. C’est plus clair aujourd’hui. Triciti s’intéressait de près à la chose politique, mais mélangée à d’autres substances et d’autres disciplines : politique, chimie, The Roots et courant alternatif. Il s’y intéressait par à-coups, en croisant Kant avec de l’Artane [14] et de vieux vinyles de Gil Scott Heron.

« Mec, la philo c’est fait pour être pratiquée par les boulangers, les balayeurs, les gardiens d’immeubles, pas par les diplômés de la fac ! C’est pas une profession ma couille ! ». Il a dit ca tranquillement, en pissant pendant une cuite.

Il faisait des séances de sniffage de Pathex et quand il n’avait pas une thune pour se prendre une murge, il cendrait ses clopes sur de l’eau gazeuse car, d’après lui, ca rappelait le goût de la bière.
Il était électricien et va savoir si sa pratique n’a pas tracé des sillons dans sa manière d’aborder les choses.
Il était diplômé en génie électrique et avait passé toutes ses années de fac à s’accrocher à des bouquins de philo. Son parcours universitaire fini, il devint chercheur dans le domaine de l’emploi. N’ayant rien trouvé, il créa une SARL d’installation de réseaux électriques et faisait aussi dépannage/réparation d’électroménager. Durant plus d’une dizaine d’années, je ne l’ai vu qu’adjoint à un verre. On avait beau lui dire de lever le pied, soit il le levait littéralement soit il répondait par une phrase devenue mythique : « J’ai arrêté demain ! ». Et puis cirrhose du foie, hein ! T’as compris.
Il me disait des choses charnues, des discours de deux heures où il convoquait tous ses câblages :
« Il y a une sorte de contraction chez ces gens-là. Il y a un impératif catégorique occidental dont l’un des schémas invariables est l’abord du politique par la mécanisation de ses mouvements internes. J’entends beaucoup trop, parmi nos amis, des spinozistes parler comme des hégéliens. La dynamique continentale qui refroidit tout c’est aussi l’exégèse de Hegel par la bouche de Spinoza. Ca esthétise souvent le soulèvement quoi... jusqu’à le centraliser. Là-bas, ils sont encore empêtrés dans l’état et les institutions par ci, le maillage de zones de refus par là. Chez nous, État et institutions sont à leurs formes accomplies, c’est-à-dire : le contrôle punitif. C’est le sous-bassement des politiques avec lesquelles on nous administre. 1954 était déjà une question de centre et de totalisation du pouvoir.
Y a pas à chier ! Quelque chose entrave le passage de nos aspirations des deux côtés de la méditerranée ! Et puis, faut toujours qu’on fasse un effort envers eux sans réciprocité, wesh !
Tiens, prends le mot « réciprocité » ! Je sais et tu sais ce que ca veut dire en français. Mais nous n’en avons pas le mot dans notre langue. Donc nous ne le pensons qu’en roumi [15]. Stadir qu’il existe une inclination technique de la langue dans nos considérations les plus intimes. On est baisés d’avance. La vie d’ma mère vas-y parle moi, toi, d’herméneutique en Kabyle ou en Sénoufo ! Essaye et tu verras que la traduction de ta pensée va faire un tour chez les éditions Mes Couilles, en France ou ailleurs, pour revenir structurée dans une langue qui n’est pas celle de ton imaginaire. Par ailleurs, a-t-on vraiment besoin d’herméneutique ou d’anthropologie du langage pour faire la cueillette des olives ? Tu vois, tout ca..., c’est pas tout-à-fait une acculturation, c’est une mathématique, une technique de la spoliation.
On nous passe souvent commande d’un « comment penser », d’un « comment vivre » par le truchement des dominations et des gouvernances linguistiques.
Après on te parle de résonances des luttes... !
Mais Foucault avait méthodiquement retracé la collusion entre l’Histoire, comme discipline, et le pouvoir étatique. Ton histoire et la mienne sont doublement vassalisées !
Comment veux-tu communier dans l’utopie d’un monde à venir quand ton invitation à la communion est déjà tributaire de microphysique du pouvoir ? Quand je suis baisé à la fois par l’Histoire et la géo, je le sens ! C’est complètement déséquilibré ! Si on est pas dans la merde ! Vas-y … ! Wellah, ca m’énerve de parler de ça ! ».

Chaud le Boualem ! Il avait la tête reliée à une bobine magnétique. Ses forces partaient en couille avec tous les litres de whisky et les neuroleptiques qu’il s’enfilait. Ses courroies marchaient à sec et commençaient à se rainurer, mais sa tête restait un grand collisionneur où les idées étaient en constant crash-test. Une sorte de discipline entre le génie électrique et le rap. Boualem était soulosophe.
Je me demande qu’est-ce qu’il devient. Je me demande s’il est en vie. S’il a levé le pied. Si les gens l’écoutent. Si demeure encore, en lui, cette capacité à prendre au sérieux le monde ; ce qui, en lui, maintenait une poésie.

C’est aussi ca Bouzeguène : l’incursion d’un foutoir interne dans les espaces où les préoccupations sont trop souvent extériorisantes, lourdes, faussement sérieuses.

Poussière, goudron, matchs de foot, population masculine errante de la préadolescence à la gériatrie dans les cafettes du centre communal et des villages.
Ici, c’est Kowloon à l’envers, c’est l’enclave à perte de vue, sous plusieurs reliefs.

Hinterland continental avec des persistances d’iode et de dérives maritimes.

Ah c’est comment ?! C’est double-blanc, coinche, poker et double-six. Je gwanchis, tu gwanchis, dédicace aux Îles Canaris.
Belote, tarot, atouts et dix de der. Tranquille ou quoi ?! Tu veux pisser ? Tu joues ou tu te couches !? Tu bois du gazouz rouge, Hammoud siliktou, tu bois du café spécial [16] dans lequel tu as l’impression de t’injecter, dans la tuyauterie, la sève du noyau terrestre. Tu (re)fais le monde et ses à-cotés. Tu aiguises ta vision périphérique pour débusquer les regards en coins. Le temps, tu lui fais les poches entre deux taffes de brune.

C’est l’horizon du barbare cousu en paysage ; une manière de ne jamais, au grand jamais entrer dans la géographie. C’est même l’espace d’un paysage qui nous permet d’en sortir en nous restituant notre ici  [17] :

« un seul mot d’ordre : faire de la place ; qu’une seule activité : déblayer. Son besoin d’air frais et d’espace est plus fort que toute haine, n’a aucune idée en tête. Ses besoins sont réduits ; avant tout, il n’a nul besoin de savoir ce qui se substituera à ce qui a été détruit. […] Le caractère destructeur possède la conscience de l’homme historique, son impulsion fondamentale et une méfiance insurmontable à l’égard du cours des choses, et l’empressement à constater à chaque instant que tout peut mal tourner. […] Aux yeux du caractère destructeur rien n’est durable. C’est pour cette raison qu’il voit partout des chemins. Là où d’autres butent sur des murs ou des montagnes, il voit encore un chemin. Mais comme il en voit partout, il faut partout déblayer. Il démolit ce qui existe, non pour l’amour des décombres, mais pour l’amour du chemin qui les traverse » [18].

II- « Hétérographie » de la Zone

« J’ai jamais su écrire correctement quoi que ce soit. J’ai l’impression que je suis moi-même le mot de quelqu’un d’autre. Comment je me sens ? Malgré moi ! Je me sens malgré moi. C’est tout. »
Lahlou, artiste peintre en bâtiment

Éléments introductifs  

Les nomades que l’on peut rencontrer, dans ce genre d’endroits, sont invisibles. Plus précisément : invisibles agissants. Invisibles et ensommeillés comme les désirs de basculement qui transparaissent sur les visages, dans leurs gestes, leurs intuitions, leurs intentions.
Le corps du nomade est exilé du présent.

— Même les pierres muettes, sourdes et inertes ont en elles une potentialité de mouvement. Des secousses telluriques jusqu’aux catapultes, des éboulements aux lance-pierres, quand les pierres se meuvent, elles deviennent projectiles porteurs de volonté d’agir, de changement d’axe politique, de propulsion de désirs. Désirs sans objets. Et ce n’est peut-être finalement pas anodin que l’on caillasse les flics si notre désir est de les altérer par la pierre.
Toute personne porteuse de désir n’est pas neutre. Elle devient vectrice d’intentions et changeuse d’axe ; se constitue en son sein une fonction de pivot. Alors on a inventé le terme technique « neutraliser » pour signifier « dépolitiser le corps », c’est-à-dire le purger de son caractère véhiculaire d’intentions politiques, à fortiori subversives. « Neutraliser » ou « rendre neutre » c’est en réalité, à l’échelle physique, aliéner à une idée ainsi qu’à une pratique du pouvoir.—

Le nomade se sédentarise en chaque point d’espace qui se trouve sur sa trajectoire. C’est le continuum de ces points, où nous sont dévoilées des transformations de données de position, qui est appelé mouvement ou voyage.
Dans la Zone (comme décrite plus bas Chez Bonafair) c’est entre autres la modélisation socioarchitecturale de ces transformations-là et de leurs repeuplement dont il s’agit.

(Des projets comme New Babylon [19], The Naked City et l’idée même de « Psychogéographie » [20], la représentation plastique de la fugue de Bach [21], la ville d’Aquilea dans Invasion [22], Hétérotopies [23] ou le principe de tenségrité [24] ont en été des intuitions).

Un jour, un bouc-émissaire, expulsé d’un désert urbain, rencontra un zénète dérivant dans un désert de dunes. Voilà ce qui s’était dit entre eux :
« Il existe, entre nous, des espaces ouverts aux marquages. Ces endroits peuvent être désignés par « Lieux communs » (Koinotopos /Koinotopies), « Mêmes lieux » (Idiotopos / Idiotopies). Ce sont précisément nos élans à garder ces lieux ouverts et désignés par une toponymie commune (en employant généralement une langue orale) qui font d’eux des endroits où un Nous peut-être déployé. C’est ainsi que, par exemple, l’appellation « Lieu-dit », pour désigner des endroits communs à nos imaginaires, ou là où est domiciliée une pratique quelconque, prend tout son sens : L’Olivier de Kaci (Tazemmurt Oukaci), Le Chêne de Zino (Tabellut n Zino), Chez Bonafair, La Place du Pendu, La Butte aux Cailles, Ighzer N Ttlata (Le Marché de la Rivière du Mardi) qui devint Wi’Zgan (Sentinelle) qui devint Bouzeguène, l’Ochsenmarkt (Marché aux Bœufs) qui devint Alexanderplatz, Tizi-Ouzou (Le Col du Jeunet), Krassnaya Plotchad (Place Rouge), Plateau des Mille Vaches, Marsilho-Veire qui devient Massalia puis Marseille, Oued Ennamous (Rivière aux moustiques) ..., etc.

Il y a, formés par l’intrication de ces « lieux communs », des ceintures, des bandes, des terrains d’enchevêtrement qui sont ni des hétérotopies telles que décrites par Foucault, ni même des lieux d’hybridation. À la différence des espaces fondés sur l’imagerie du lieu marqué, ou bien se différenciant de celui-ci, ces ceintures, ces bandes et ces « terrains » sont libres de tout marquage, ne sont pas porteurs d’intentions et n’ont pas de dynamiques propres. Cela ne veut pas dire qu’ils sont neutres mais que, du croisement de deux ou plusieurs lieux, ricoche un espace radicalement nouveau. Et c’est en cet espace que ces lieux qui se rencontrent deviennent consubstantiels. C’est cette rencontre, en leur sein, qui en active le processus. Ces ceintures, ces bandes, ces lieux enchevêtrés sont d’ailleurs cette rencontre-même : des contractions.

— « Imaginer » des lieux « absolument » autres est déjà marquer ces lieux par un imaginaire lié au présent de l’action, voire les lier à une « imagerie » du présent. Car l’erreur est de se les imaginer dans un avenir hypothétique et les attendre, alors qu’ils sont déjà parmi nous, communs et accueillant un bon nombres de processus. L’attente du lieu du possible n’aiguille pas nécessairement nos trajectoires vers lui, surtout si ce « lieu » est déjà, parmi nous, suspendu. Nous suspendons son cours, là où il a lieu, en dissociant le topos de la temporalité où il a prise : maintenant, et le marquant du sceau de l’attente, du « qui vient ». Nous écrivons, donc, notre récit sur un surgissement dont on attend qu’il nous échappe. Prométhéens s’inoculant la conjecture.–

Ces sont des terrains barbares qui ne deviennent pas « territoires ». Ce sont littéralement des « Zônes », au sens étymologique du mot.

Ces zônes peuvent être très marginales, (comme La Zone parcourue par Anatoli Solonitsyne dans le Stalker de Tarkovski) : enclaves se refusant à l’alentour et se concentrant sur leurs microcosmes où de constants changements s’opèrent.

Elles peuvent être des points de rencontres fortuites entre deux ou plusieurs espaces communs : une rue et une terrasse de café, une nouvelle topologie formée par la rencontre planifiée ou fortuite d’une bretelle d’autoroute et d’une quelconque route passant sous elle, où seraient par exemple placées des tentes, des refuges, des volontés.

Elles peuvent se manifester à l’échelle d’un oblast : « ob » ; autour, et « blast » : pouvoir. « Lieu autour du pouvoir ».

Cela peut également prendre forme en un lieu relais entre différents réseaux : espace « bâtard » sans grand usage à part celui de la transition, comme peut l’être, par exemple, une cage d’escalier abritant, à la fois, réseaux de vente de cannabis et réseaux électriques, réseau de distribution d’eau, de gaz ou ascenseurs, formé par la rencontre de l’entrée d’un immeuble et d’un chemin (les escaliers).

Il y a zône dans un « blanc des cartes » comme l’est une rue naturellement formée sous un pont, entre deux immeubles, « un évitement » (petites sentes et parcours se formant quand plusieurs passages ont évité une pente trop ardue, ou en coupant un chemin serpenté afin de créer un raccourci).

Il y zône sous la forme de détournements : détournement de l’usage d’un terrain (le « détérritorialiser ») comme l’acte qui fait perdurer la présence d’une friche dans un espace de prédation urbaine, comme l’est une « Zone à Défendre » ou un squat. Bien que cette démarche-ci soit clairement porteuse de sédentarité, elle est aussi un élan de détournement urbain qui « ouvre » une espace fermé et remet en cause jusqu’à son parcellement, son placement et son rôle dans des dynamiques de pouvoir.

La zône peut encore être une désertion, c’est-à-dire faire émerger un geste politique en marquant un lieu par une absence. Non pas « neutraliser » un lieu en y soustrayant notre présence mais bien le charger par un champ « négatif », une action dont l’ampleur est fantomatique, projetant une toile de fond qui en chamboule le plan profond, actionnant une machine abstraite dans le terrain déserté.

Il y a d’ailleurs parmi les expressions usuelles celle de « zones sensibles » du corps, de la ville, d’un développement ou de « zones rouges » où croîtrait le danger. « Rouge » étant, ici, un adjectif chargé de tout un paysage mental, ajouté comme une greffe au champ pictural de « zone » et la marquant d’une atmosphère plus ou moins instable. – Je ne sais plus qui me disait que l’expression « quartiers sensibles » n’existait peut-être que par rapport à d’autres quartiers qui seraient donc « insensibles » –

Dans ces zones d’intrications, l’espace est toujours en cours de formation.
Comme à la rencontre de deux vents de différentes températures, pressions et directions, la zône advient quand la temporalité d’un lieu, se greffant à la temporalité d’un autre, se transforme et se débarrasse de tous ses marquages ; des sillons qui y étaient déjà tracés et définissaient des trajectoires, des positionnements connus, repérables, prévus, des formes et des codages qui y contraignaient sinon orientaient le mouvement des choses. En un mot, on dit « zône » là où la part programmatique d’un espace n’a plus lieu d’être.

Le comportement, le langage et le rythme que cette zone induit chez les gens qui s’y trouvent sont les traits phénoménologiques soulignant les contractions et les processus qui y sont à l’œuvre.

La tentative de témoigner d’entre ces processus, d’entre ces transformations par écrit, image, son ou sous une quelconque autre forme s’appelle l’Hétérographie.
Il y a une infinité d’hétérographies à la mesure des zônes qu’elles désirent esquisser.

La pratique abordant l’espace de la Zône par l’approche hétérographique est la « Noésie ». Une poésie du noème désirant attraper les choses par leur spatialité, leur spacialisation, les processus qui en forment le corps et les décrivant du dedans quand l’intellection et la géographie les transcrivent du dehors, les marquent et les schématisent.
La noésie est ce vertige hétérographique visant à déterritorialiser sans cesse nos sensations du monde.

Toute personne éprouvant ces déterritorialisations et en témoignant est appelée Hétérographe.

Le champ et l’outil noétiques de l’hétérographe sont la perception et l’expérience du regard, alors que ceux du géographe sont déjà la représentation et la mesure. »

Chez Bonafair

Je ne sais pas comment les choses se goupillaient chez Bonafair. Je ne sais même pas comment cela fut possible de déployer un tel bazar d’inattendu où menuisiers, maçons, anciens instits et militants croisaient un arc de pensées allant de propositions destituantes à un communisme de bout de table.
De toute façon, le communisme était cette chose poignant à l’horizon et dont déjà tout le monde était enceint.

Regardez par exemple de ce côté. Lui, là au comptoir, c’est Johny. Son vrai prénom est Boubekeur. Il est rentré de France après avoir été expulsé, en 1987, suite à une bagarre contre des skinheads. Il avait un sacré crochet du gauche qu’il avait acquis après de nombreuses bastons du côté de Bagnolet, Vaugirard, Porte de Clignancourt, dans les années 80. D’autres racontent que, bien empégué, il aurait cassé une bouteille de Johny Walker sur un flic. D’où le surnom.
Ils auraient, lui et le keuf, monté en duo une combine de revente de shit au DD, et le boulisse l’aurait enflé de 20 000 francs. Version au choix.
En tout cas, maintenant, il travaille comme maçon sur les chantiers. C’est le seul maçon du coin à demander à être payer à la semaine. Suivant le nombre de khnoufs ; s’il a tout fumé en une semaine il reviendra, sinon il faudra aller le débusquer. Tu le trouveras forcément, sous un arbre, en train de se rouler un cerf volant. Il n’aime pas ça le travail, Johny. C’est pourquoi il laisse les chantiers en plan après avoir gagné de quoi s’acheter deux barrettes. « La guerre ou un séisme, c’est ce qu’il nous faut », répétait-il à longueur de journée, avec truelle et taloche, bédot au bec sur le safotage [25].

Derrière le comptoir, à la caisse, c’est Rachid alias Bonafair, proprio du café. Quand il est pété, il organise des tête-à-tête avec Dieu et tous ses cousins. Et comme disait Dda Lahlou le marin : « Dieu me doit du respect. Je suis plus âgé que lui ! ». Je l’ai déjà vu s’injecter du pastaga dans les veines.
Un jour de tise profonde, il a même mordu un chien.
Bonafair c’est le meilleur café du coin car il a compris les trois choses suivantes :

— torréfaction en vase clos et à bonne température,
— contrôle du PH,
— pression fixe et constante à la presse.
Trois paramètres à maîtriser ensemble, même avec 3 grammes de pastis circulant dans la tuyauterie.

En 2002, Chez Bonafair avait accueilli une lecture complète de l’Esprit de révolte [26] avec des mecs qui avaient déserté l’école aux primaires mais qui arrêtaient la lecture, par ci par là, pour bien comprendre le propos, tout en jouant au double-blanc [27]. Bien du monde avait été séduit par cette idée, dans le livre, de sentinelles perdues qui, menant à l’insurrection, transpercent l’abat-jour de l’indignation. Il faut avouer que ça en arrangeait pas mal que le salut vienne par une ultraminorité sacrificielle. Parce que provoquer une insurrection risquait, malgré tout son charme, d’ajourner les parties de dominos en cours.

— « Wellah, moi, je veux bien m’insurrectionner a sid ! Tant que ca me nique pas mon double six ! ».
Une manière de se divertir dans le combat.
Mais alors, on s’insurge tellement qu’on le ferait contre toute insurrection survenant.

En 2006, quelques films, dont Seasons [28] et Heaven’s Gate [29], y furent projetés, avec aucun agent culturel sur place. Ce qui est une prouesse. Les culturels peuvent pourtant renifler de très loin une charogne. Ca faisait vivre la chose filmique quand quelqu’un entrait, regardait deux trois séquences, ressortait, rerentrait, fumait deux lattes, reprenait, laissait végéter l’image dans la moiteur ambiante. Ca changeait du petit cadre bien confortable et mis en scène de la salle de cinéma où les films sont restitués sous forme de trophée, brossés, épilés, parfumés, tellement dopés à l’artifice en postprod qu’on dirait des chiens sortis de chez le toiletteur. Un film, un espace, des gens, c’est tout ce qu’il faut pour que le cinéma opère. Parfois, cinématographiquement parlant, le film est de trop.
Sans oublier les cris de Dda Mohand venant ponctuer le changement de séquences. Il était, à cette période, en plein processus d’énervement. Il ne tenait pas en place. Pour lui, une telle concentration de moustaches au mètre carré relevait de l’eschatologie. « Et puis, c’est pas possible autant de mecs concentrés dans un seul endroit... À travers l’histoire, ca a toujours fini par une salade », disait-il.
Il n’avait pas tort. Mais, au même moment, non loin de là, sa femme était probablement en train de lui préparer à manger sous réserve de coups et blessures. C’est toujours marrant les hommes de progrès quant ils se mettent à parler de mixité ; à être devancés par leur inconscient ; tu sens très vite qu’il y a là une tentative de placement de produit.
Car Dda Mohand se disait « progressiste ». Il a toujours sa carte du parti sauce-dem sur lui. Progressiste... ! C’est-à-dire, en arrondissant les comptes, « grossiste du progrès ». Ca vend à la fois progrès, guerre, famine, farines animales, microprocesseurs, nanotech, lois, déforestation, déchets nucléaires, civilisation... Progrès étant, ici, une vague idée d’ « aller devant, quelque part par là », sans arrêt, en amassant mousse : et la chétive pécore, s’enfla si bien qu’elle creva [30].

En 2014, À nos amis [31], arrivé tout chaud de France, y fut lu publiquement, lors de rassemblements locaux en hommage aux victimes de 2001. Ça allait presque de soi. « Avec sa connotation médicale, la crise a été durant toute la modernité cette chose naturelle qui survenait de manière inopinée ou cyclique en posant l’échéance d’une décision, d’une décision qui mettrait un terme à l’insécurité générale de la situation critique. La fin en était heureuse ou malheureuse, selon la justesse de la médication appliquée. Le moment critique était aussi le moment de la critique – le bref intervalle où était ouvert le débat au sujet des symptômes et de la médication. Il n’en est plus rien à présent. Le remède n’est plus là pour mettre fin à la crise. La crise est au contraire ouverte en vue d’introduire le remède. On parle dorénavant de « crise » à propos de ce que l’on entend restructurer, tout comme on désigne comme « terroristes » ceux que l’on s’apprête à frapper […] . De l’autre côté, le discours de la crise intervient comme méthode politique de gestion des populations. La restructuration permanente de tout, des organigrammes comme des aides sociales, des entreprises comme des quartiers, est la seule façon d’organiser, par un bouleversement constant des conditions d’existence, l’inexistence du parti adverse. La rhétorique du changement sert à démanteler toute habitude, à briser tous les liens, à désarçonner toute certitude, à dissuader toute solidarité, à entretenir une insécurité existentielle chronique. Elle correspond à une stratégie qui se formule en ces termes : « Prévenir par la crise permanente toute crise effective ». Cela s’apparente, à l’échelle du quotidien, à la pratique contre-insurrectionnelle bien connue du « déstabiliser pour stabiliser », qui consiste pour les autorités à susciter volontairement le chaos afin de rendre l’ordre plus désirable que la révolution. Du micromanagement à la gestion de pays entiers, maintenir la population dans une sorte d’état de choc permanent entretient la sidération, la déréliction à partir de quoi on fait de chacun et de tous à peu près ce que l’on veut. » [32].

Ce qui jusqu’à présent était – pensions-nous – typiquement algérien (quant à la concomitance technique des paradigmes antiterroriste et néolibéral) était finalement, à la lumière de cette lecture, profondément partagé. Nous étions en crise permanente depuis tellement longtemps que le terme « crise » n’était plus suffisant. Il n’y a de crise que s’il y a volonté de restructuration, c’est du moins ce que l’on apprenait à nos dépends, à chaque fois que les machines du Pouvoir produisaient une nouvelle catastrophe. Il y avait dans l’air un sentiment de proximité avec cela. Les gens avaient l’air de l’avoir intuitionné sans avoir eu besoin de le formaliser. C’était entendu. Et ce n’était pas l’université d’été de Sciences Po ou de l’EHESS qui l’avait formalisé : d’El Hachem, le boulanger du village, jusqu’à Mourad, PHD en économie, passant par ma grand-mère, tous percevaient un lien bien pourri entre « pouvoir » et « maintien de la crise », voire maintien des « états d’urgence » (« états généraux de l’Urgence », disait je ne sais plus qui) ; que le Pouvoir était, en dernière analyse, très précisément maintien de la crise et des états d’urgence. Ceci, des crises sécuritaires comme les politiques d’antiterrorisme désignant des ennemis intérieurs (activistes, militants), des ennemis génériques (états ennemis ) ou ennemis obscurs et tentaculaires (Al Qaeda, Daech, EI, ...etc.) aux crises sanitaires et économiques.
Il y avait, produit par cette lecture ( À nos amis ), un sentiment d’espoir : non pas d’attente mais de possible. Car, en marge de l’intérêt direct de classe, nous étions maintenant au fait que d’autres que nous, d’autres comme nous, d’où qu’ils/elles viennent, étaient non seulement régis par les mêmes techniques de maintien du pouvoir mais avaient surtout décidé de prendre tout cela au sérieux. « Au sérieux » car le berceau des habitants du monde est le monde lui-même. On reconnaissait, dans cette volonté de se coltiner plus ou moins adroitement les choses, la même affinité dionysiaque qui portait en elle une profondeur et une puissante pulsion de vie. Une amitié anonyme était donc née.

Et du fait de l’aveuglement politique que les guerres faisaient naître, des dangers impérieux que la technologie de la gouvernance maintenait dans les mentalités, il fallait ralentir le rythme, tirer le frein et guetter le moindre signe du dehors signifiant la possibilité de tendre une embuscade au monde tel qu’il nous est livré.

« De l’état de siège des guerres de l’espace à l’état d’urgence de la guerre du temps, il n’aura finalement fallu attendre que quelques décennies pendant lesquelles l’ère politique de l’homme d’Etat aura disparu au profit de celle, apolitique, de l’appareil d’Etat. Devant l’avènement d’un tel régime, il convient de s’interroger sur ce qui est bien plus qu’un phénomène temporel. En cette fin de siècle, le temps du monde fini s’achève et nous vivons les prémices d’une paradoxale miniaturisation. De l’action que d’autres préfèrent baptiser automation. […] La guerre n’est pas comme le prétendait Foch s’illusionnant sur l’avenir des explosifs chimiques « un chantier de feu », la guerre est depuis toujours un chantier de mouvement, une fabrique de vitesse. La percée technologique, dernière forme de guerre de mouvement, aboutit avec la dissuasion à la dissolution de ce qui séparait mais aussi distinguait et cette non-distinction correspond pour nous à un aveuglement politique » [33].

Il y avait parfois, dans les parages du village, des sympathisants de partis du game républicain qui venaient faire la tournée des cafétérias, d’endroits disséminés dans toute la commune. Ils essayaient de s’aménager un pied-à-terre, une résidence d’été parmi le bon peuple meurtri. Ils avaient ouï-dire que des projos, des lectures, des pourparlers se tenaient parfois dans des coins isolés, dans la brousse. Ils s’y intéressaient alors opportunément, comme à un produit culturel parmi d’autres. Les gens, leurs vies, leurs manières de s’ennuyer, leurs amitiés ne les intéressaient pas. Ils n’étaient mus que par les émanations événementielles provenant des mythologies politiciennes. Œuvrant ainsi à attirer, vers le centre des choses, toute forme de vie membranaire se déployant sur d’autres champs que les leurs. Mais ce dont ils ne se doutaient pas est que beaucoup de monde avait compris que, dans l’aquarium politique, les « opposants » sont toujours à aborder comme « composants ». Qu’à force de s’opposer par rien d’autre que l’opposition-à, altéré.es par la machine, réagissant, machinés et passifs, on en devient un rouage nécessaire, une partie intégrante de la structure machinique : définitivement composant-de.

Tout cela marinait dans la torpeur, le désœuvrement, la limonade, le rien-à-foutre général.

Architecturalement, Chez Bonafair, ca manque magistralement de goût. Magnifique ! Pas de style ! La vision de ce lieu provoquerait une rupture d’anévrisme chez tout architecte d’intérieur. Laque sur murs même pas droits. Carrelage en chape irrégulière. Poutre décorative en placo et faux bois, au milieu de la pièce, à laquelle est suspendue une horloge déréglée depuis 1992. L’horloge était orientée vers l’extérieur du café. « L’heure qu’il est » est toujours la même : 9h45, quoi qu’il arrive. « Quelle heure êtes-vous ? », disaient souvent les gens en y entrant. Et ce n’est pas une plaisanterie, c’est même très ramifié comme propos. Tout prédicat étant plié dans le sujet, « quelle heure es-tu ? » était une trouvaille du langage courant mettant en abîme l’espace temporel de la cafette (espace de halte et de passage), car le temps qui y passe y est incarné par des présences : il passe par nous.
Par des gestes, des postures, des manières, une façon d’habiter le temps ; de le distendre en coupant une conversation par une entreprise de touillage, un détournement de regard, un carré d’as, un changement de rythme général ..., ça fusait de tentatives d’habiter.

Il y avait une télé accrochée par des rivets à un angle mort. Personne n’arrivait à voir l’image car, en ligne droite, la poutre gênait et aucun axe ne permettait le vis-à-vis parfait sans risquer le torticolis.

Plâtre, plaques de BA13, ciment blanc et humidité.
L’espace est découpé de façon relativement hasardeuse, à la mesure de micro-vagabondages où le corps, tutoyé par le multitude, se laisse aller à ses percepts.

Aucune traduction de pensée volumique, aucune intention esthétique, aucun art de bâtir. Ce café lorgnait par ses mesures une barbarie originelle éloignant les mouches et les étudiants en arts déco.
À la fois le rêve et le cauchemar de Pouillon ! En ce ses que, dans Les pierres sauvages, il est écrit : « Si je suis une poutre en bois posée entre deux appuis éloignés de vingt pieds, je suppute la résistance de mes reins de fibres, et je m’épaissis pour atteindre la section qui me permettra de résister à la flexion imposée par mon propre poids et celui que je devrai supporter. Simultanément, je pense à mon aspect extérieur, à l’effet de ma trajectoire et à ma couleur, ainsi je détermine mon essence : de chêne ou de sapin. C’est dans la durée de mon invention plastique que tout ce mécanisme se déclenche ; une simultanéité sans condition. L’exemple élémentaire que je viens de décrire s’applique à toutes les éventualités, la poutre est une image simplifiée de l’arc-boutant et de sa structure aérienne, du contrefort massif, de la voûte. Je peux et je dois me décomposer en claveaux, me ressentir clef de voûte, sommier ou voussoir, reconnaître la pierre dans ma chair, la regarder comme ma propre peau, lui faire suivre la ligne
choisie et le volume naissant. La forme se justifiera dans le choix. La structure est tout, la forme est tout, la matière est tout. Comment expliquer ce mystère si l’on n’admet pas que l’homme contient ces tout sous son propre toit. Pourquoi parler des calculs qui ne sont rien, qui ne créent rien ; les problèmes techniques étant contenus dans la forme. Est-il nécessaire de contrôler les volumes lorsqu’ils sont accomplis ? Sans doute pour la satisfaction, pour le plaisir de se répondre : « oui ». Et s’ils vous répondent : « non », que faut-il conclure, faut-il recommencer, revenir sur l’œuvre ? Je dis moi que rien n’a existé dans le cerveau de l’infirme, que l’homme de métier n’existe plus ou qu’il n’a jamais existé. Les calculs sont une preuve, ils ne seront jamais un moyen. Le premier bâtisseur savait-il compter ? non. En revanche il avait un but, une intention : celle de s’abriter » [34].
Chez Bonafair, il n’y a aucune intention du tout, pas même celle de compter. Pas de but précis non plus, à part celui de malaxer le temps en le ponctuant par des lampées de café et des parties de belote contrée.
Toute construction est performance, nécessité et utilité. Jamais un lieu n’a été construit pour la paresse. En voilà donc une machinerie ! Chez Bonafair, vous en avez un tout chose devant vous.

Il faut dire, en outre, que c’est un lieu continument ouvert : au bord de la route nationale W251, deux énormes entrées toujours béantes permettaient de créer une continuité avec le dehors et le passage des bagnoles. Le commun de la route de bailek [35] se prolongeait alors dans l’espace clos du privé et le désenclavait comme par nature. Les gens s’y sentaient donc à leurs places car ils étaient, à la fois, nulle part et partout, à la fois dehors et dedans ; ils devenaient nomades mais d’un nomadisme dont l’énergie, bien que temporaire, altérait le lieu traversé jusqu’à en changer profondément les forces y procédant. C’est un espace et un temps où le capitaine Némo aurait pu se poser pour boire un coup. On s’y sentait bien car agencés et immergés dans des états de passage qui portaient nos corps comme une poussée marine. On y trouvait abri parce qu’en ce lieu il n’y avait pas lieu à « prendre place ».

D’ailleurs, n’allez jamais chercher, avec des idées quelles qu’elles soient, des gens qui ont éclaté leurs plans de consistance ! Vous avez, là, à faire à des interritoriaux qui créent des langages avec des postures du corps. Ils ont déjà assez à faire comme ça car il leur faut constamment régler leurs antennes [36] :

Là, à l’autre bout du comptoir c’est Nafaa. Il s’était cassé le nez en tombant sur le bord d’un lavoir, à la fontaine du village. Il a arrêté d’être policier communal car la police tout court n’arrêtait pas de l’emmerder.
Les policiers communaux sont un corps très à part dans le milieu des hnouchs [37]. Les communaux n’avaient pas arrêté, en ces années là, de faire des manifs qui tournaient souvent à l’émeute à partir de 1996. L’État les avait obligés à restituer leurs armes de service alors qu’ils étaient, dans les communes isolées pendant l’ère antiterroriste, les derniers remparts pour repousser d’éventuelles attaques nocturnes.
Nafaa a, un matin, été mordu par un chien enragé. Le chien mourut quelques jours plus tard dans d’atroces souffrances.
Nafaa ne pouvait, certes, nommer aucun membre du gouvernement, aucun journal, aucun musée d’arkontomporin ou film de Jean-Luc Godard, mais il pouvait t’expliquer au degré près la trajectoire d’une balle de 12 au sortir du canon jusqu’à son impact final. Il avait arrêté l’école très tôt, ce qui ne l’avait pas empêché d’approfondir son rapport à la balistique.

Lui c’est Dda Meziane, alias One Perkich !, aboyeur de soirée loto, alias Dix Mimi aux dominos. Yeux vert, esprit ouvert, béret délavé, refɛa de chique calée sous la lèvre comme une tique derrière l’oreille. Ancien ouvrier, à Paris puis à Marseille, rentré au pays. Il fallait se marier.
Il travaille dans les champs des autres et s’est bousillé le bassin à force de se pencher, à force de se coltiner la faux, à force de se forcer à tout : dire bonjour les jours de cafard, compter les sous qu’il n’a pas. Dda Meziane. Je le voyais souvent en profondeur de champs de blé, quand j’allais m’allonger en plein cagnard, entre les épis. Dès que je levais les yeux, je faisais le point sur sa silhouette entre les brindilles volantes, très proche du tranchant de la faux, courbé sur son talus comme dans Les Moissons du Ciel  [38]. Il s’entraînait à la tombe, chaque jour encore un peu plus. Ça le rassurait.
Je n’ai jamais vu quelqu’un aiguiser une lame comme lui : il la rendait tellement subtile qu’il lui suffisait de suggérer une coupe pour que l’herbe s’allongeât par terre. De la coutellerie fine. J’ai observé les couteaux qu’il fabriquait : de la pointe au tenant, taillé à mesure de l’empan, la chose était une unité parfaite et objective. One Perkich était un maître d’arme avec un nerf sciatique qui partait en vrille. Un stratège.

À côté de lui, assis sur la première table près de l’entrée, je te présente Dda Amar. 1 m 50 en débordant sur les marges. Ancien capitaine de sous-marin. Il avait personnellement exfiltré Yasser Arafat alors qu’il avait un contrat sur le dos, dans les années 80. Sa hiérarchie lui avait, par la suite, tendu une embuscade sur la route de son village, vers Assif Ouserdoun. Il en a réchappé de justesse. Il a encore la trace des billes de chevrotine lui ayant réaménagé toute une partie de l’abdomen. Il avait refusé de serrer la main du ministre de je ne sais quelles affaires.
Il faisait parfois travailler One Perkich. Il avait des chantiers et embauchait quelques gens du village. Ca lui permettait de se sentir important..., un aristocrate. « Je te paye à chaque fin de mois comme un épicier de luxe, alors vient pas me casser les burnes ! Tu devais te défausser de tes atouts au tours précédent ! », disait-il aux gens, à la cafette. Il avait piqué la réplique à Jon Polito dans Miller’s Crossing [39]. Ca lui servait d’argument répétitif. Mais, comme il ressemblait vraiment à Johny Caspar, tout ce qu’il disait devenait crédible.

Enfin, entre la route et l’entrée, assis sur la terrasse, il y a Seddik. Stoppeur dans les tournois de foot du village. Il jouait pieds nus. Les autres, en bottes en caoutchouc et en Super Fouhou [40]. Les matchs se jouaient comme au rugby et finissaient à minuit avec des scores de basket.
Seddik est berger. Il ne reste jamais longtemps dans une cafette. Il est, là, juste assez pensif pour que ses ouvertures et ses pensées n’aillent pas trop près de l’os. Et les souvenirs du service militaire lui saturent le peu d’espace qu’il s’est agencé dans la tête. Seddik est gardeur de troupeaux : il anticipe les mouvements du bétail pour pouvoir les contenir et limiter leur dissémination sur 70 km². C’est pas évident. Il faut avoir une bonne vision du jeu pour savoir qu’un groupe satellite, s’extirpant du troupeau, prendra forcément tel sentier pour contourner tel ravin, trouver tel enclos dans le bois, échapper aux loups..., etc. Il faut connaître le terrain, et pas au simili ; il en faut une connaissance pratique, à la fois organique et territoriale d’un paysage qu’on a tellement vu et revu que l’ennui en rend souvent les subtilités invisibles.
Gardeur de troupeaux c’est pressentir le mouvement des masses, de l’eau, synthétiser le relief alentour, y nommer faune et flore, en savoir le comportement, à quel moment de la saison, du mois et de la journée les bêtes sauvages sortent se nourrir, distinguer une trajectoire parmi des centaines d’autres, suivre des traces et repérer des chemins de nuit, au milieu des forêts de chênes zéens, ou bien repérer les symptômes d’une maladie animale. Vous rendez-vous compte de la quantité de savoirs à mettre en co-efficience pour une pratique qui ne sera jamais enseignée à l’université ? Et qui n’aura donc jamais de valeur sur le marché du savoir...
Gardeur de troupeau c’est l’école de l’oralité et du poème où les gens qui y en usent les gradins deviennent des êtres atmosphériques. Observez-les bien, vous verrez que se développe, dans leurs yeux, la même lueur fuyante et intranquille s’échappant par particules fines vers le cosmos. Est incarnée en eux, et de manière mille fois plus synthétique, cette intention de minéralité et d’aérographie dont Mark Frechette fut le véhicule dans Zabriskie Point  [41].

Dans chaque berger.e, chez tout gardeur de troupeau, il y a un dieu sous THC qui se roule dans de la poussière d’étoile.

Ici, que des des déglingués de la vie,
des hommes qui marchent sur la lune,
que des gens sur qui se sont exercées les gouvernances.
Tu joues, tu mises ou tu te couches ! Et le dernier fermera la porte.
Voici l’un des coins de Kabylie, comme tant de coins de ce pays, défiguré par deux siècles de francaouisme, boumédiennisme, wahabolibéralisme. Tu faisais encore la queue pour blé et sucre en 1995. Les habitants y sont tous des stalkers, évoluant dans un microcosme où le chiendent pousse au dessus d’assiettes en béton armé. La corde y à été trop longtemps tirée. Jusqu’à la rupture. Les gens ont germé de fatigue et ont développé des antennes. Alors on les empêche d’être à l’un l’autre soignant malgré cette potentialité de « veillance » qu’ils couvent les uns envers les autres. La peste managériale a infiltré toutes les arcanes de la chose sociale et a démolit la nature désintéressée des rapports. Fini le temps où le simple « ca va ? » portait en lui un élan vers l’autre. Il a été homologué, usiné et est, comme son locuteur, un objet parmi d’autres.

— Toujours se méfier du langage cumulatif, de sa stratification technique qui incube entre nous et distend nos liens comme une ponctuation charcute la continuité d’une parole et brise l’aile de l’oralité. —

Des espaces comme celui-ci, il y en a des milliers. Créés de toute pièce comme décors de western, à la mesure de nos renoncements, pour importer des ersatz de régie urbaine dans les sociétés tribales, en façonnant des « centres communaux » où commissariats et administrations allaient se partager la sueur des gens. Des routes de bailek, des antennes de télécommunications, des pizzerias où ca sert des Margheritta sur lit de mayonnaise, des zaouias, des vitrines de commerce et des « espaces publicitaires » balafrent l’une des plus grandes forêts d’Afrique.

Rues, rides, arrachements, ouvertures, nomades
70% des gens de cette région sont parti.es en Europe, en Amérique du nord, en Australie, chassé.es chez l’ennemi d’hier par une guerre ou une autre. Ils, elles y perpétuent maintenant la tradition migratoire de bradage de la force de travail et de boucs-émissaires occidentés. S’il y a vol, c’est eux, si une voiture brûle c’est eux, si les chiens aboient c’est eux. Persécuté.es, humilié.es, paterné.es, victimisé.es, nassé.es dans des cages en béton entourées de feux de circulation et de consignes à suivre. Récupérant cartes de séjour et récépissés en s’entassant devant d’énormes immeubles haussmanniens comme des déportés. Ils-elles sont « émigrés » d’un côté, « immigrés » de l’autre, « migrants » depuis peu... Un nom pour le départ, un nom pour l’arrivée et encore un autre pour la traversée dont on fait durer le statut : rétention d’identité pour des personnes à trajectoire nomadique.
Parfois, il leur arrive, une fois papierisés et affublés de CDI et de crédits bancaires, de revenir au pays. D’ailleurs, souvent en été afin de devenir vacanciers. Ils se rendent compte, alors, que tout a changé dans les espaces de leur enfance. Personne ne les reconnaît comme c’était encore le cas, quelques années auparavant. Les gens qu’ils connaissaient ne sont plus là : les vieux et les diseuses de contes ont disparu et ceux de leur génération sont, comme eux, partis, mariés, salariés, pieux ou fous. Ils se sentent alors de plus en plus étrangers. Le vertige nomadologique commence, en prenant les mêmes sentiers que celui de l’exil, en faisant vibrer les mêmes cordes. L’alcool, l’errance et le mutisme surviennent quelques temps plus tard. Car au début, on pense très fort à l’ailleurs et on l’accroche au centre du désir. On fait l’exode afin de tenter un autre sédentarisme, afin de se rapprocher du mouvement de l’histoire, de son centre, toujours dans le « là-bas ». On réalise, ensuite, que rien ne sert de rejoindre le continent car, pour des gens comme nous, le mouvement de l’histoire est centripète. Bannis des lieux, barbares, étrangers, en dehors des terres, nomades. Pour celles et ceux d’entre nous qui se sont rendus compte de leur devenir nomadique, faire de l’histoire signifie subir de face le vent des choses, de la culture, des époques, des pouvoirs. Nous ne serons jamais continentaux. Nous ne serons jamais insulaires. Notre mouvement est dans le courant sous-marin car nous demeurons processionnels. Sachant qu’il n’y a d’autres chemins à part celui, inévitable, de devoir accoucher d’un monde pour survivre.
Toute l’histoire des tribus s’étant disséminées dans le désert est encore là pour le dire. Les trajectoires des aissaouas, zenètes, griots guinéens (gnawis), bambaras, peuls, du Gourara à la Casamance et de bout en bout de l’Afrique tutoient aujourd’hui celles des minorés politiques au sein de nos sociétés hypertechniques.
Il ne reste que cela à faire : éprouver notre histoire à partir de nos devenirs nomadiques. Et cette histoire n’est pas monumentale, monolithique, n’a pas d’églises et de figures officielles, n’est pas enseignée ou connue même de nos amis. Elle est déjà en partage et se répand avec le cours de l’eau : elle infiltre les parois des officialités et des centres névralgiques de concentration et de transformation du pouvoir ; elle en pirate les vaisseaux et en détourne les caps. Elle est « oralité » et ne cesse de se transmettre là où l’œil scrutateur ne se pose pas : elle est dans les angles morts de l’histoire écrite.

Graphie de l’espace et du corps
Dans les rues du « centre-ville » (aussi bâtarde soit la ville), Bouzeguène en l’occurence, rare est la présence féminine immobile. Car s’arrêter, se fixer même pour un sédentarisme éphémère, c’est être en prise dans un maillage de micro-pouvoirs (architecturaux, corporels, symboliques) qui met constamment les corps en jeu. Les femmes passent. Elles sont dans un nomadisme permanent à travers les espaces partagés : This is a man man’s world dude ! Et encore plus profondément que cela en a l’air. L’administration coloniale indigénisante, la morale religieuse et le parti unique (tout ceci pouvant être ramassé en le champ sémantique du mot « État ») ont parachevé d’écrire en nous leur récit : un récit de substitution, de prise en otage et de mise en jeu de nos présences dans l’espace. Ils ont écrit leur utopie en nous, par nous, car nous en sommes devenus ou plutôt avons accepté d’en devenir les graphèmes. Nous avons donc été surcodés selon une écriture qui nous a altéré et nous a assigné des places, des rôles, des trajectoires, des normes et des fonctionnalités.
Créer de façon coactive des sociétés de régie urbaine, que cela soit des grands pôles urbains ou des périphéries urbanisées, y empiler les gens et les contraindre, pour le rendement, à des sédentarismes à dessin économique, systématise la prédation à tous les niveaux de la société (il s’agit là de sédentarisme macroscopique, c’est-à-dire hypermassif, non pas celui de la révolution néolithique des sociétés de labours et d’élevage ricochant de la division du travail).
Ceci est donc bien une « écriture » : une « graphie » que les agencements dont nous sommes composants forme et densifie. À l’intérieur de cette écriture, nous trouvons, comme dans toute écriture, des machines stylistiques qui lui servent de pilotis : le chômage en est une, le racisme en est une, l’information y est à la fois machine et étier, la prédation corporelle symbolique en est également une. Et le corps qui, au-delà d’être plus souvent mis en jeu, y est le plus systématisé est celui appelé « corps féminin ». Il ne s’agit pas, ici, de « présence dans l’espace publique » (formulation fautive) mais de quelque chose qu’on pourrait qualifier de « systématisation et d’enclenchement de corps dans l’espace ». Ce sont les machines stylistiques de l’écriture gouvernementale, outils qui politisent « positivement » ou « négativement » ce sur quoi elles transcrivent leur récit, qui forment ce qu’on pourrait appeler des « corps systématiques ». C’est cette programmation, ce sur-codage que nous lisons quand nous entrons en interaction au sein de nos sociétés. Ce sont ces mêmes procédés d’automatisation qui, à travers l’histoire des mouvements sociaux, ont rendus les corps passifs donc sujets à marquage.

Il y a donc une graphie de l’espace et du corps que l’on développe, de laquelle on participe en tant que composants, et elle trouve son inspiration dans chaque espace où nous nous sommes auto-réalisés (à fortiori en tant qu’hommes), en y ayant planté un drapeau, établi des marquages, en y ayant donc fermé à minima l’espace.

Mais il est des moyens heureux d’y faire basculer les rapports de pouvoir. L’un d’entre eux est de quérir une autre graphie, une « hétérographie », et de la décrire de l’intérieur, comme expérience pratique et sensation. Une apparition.

Et quel aura été mon enchantement quand je découvris, à propos, ces mots de Sylvia Wynter :
« First, it is true with respect to a range of other, also performatively enacted roles, and therefore of their respective ontologies of class substance, sexual orientation substance, and of course and centrally so, of the closely correlated ontologies of “race substance,” and as well, of the also projected to be genetic nonhomogeneity of “Rich (eugenic)/Poor (dysgenic) substance” 19—with Darwin advising in this respect, the nonprocreation of the Poor, who because, by implication, naturally dysselected are not able to “avoid abject poverty for their children.” While at a world systemic level, the also ostensible ontology of developed/underdeveloped substance,” correlated with that of the also projected eugenic/dysgenic nonhomogeneity of substance between we who inhabit the planet of the suburbs/exurbs on the one hand, and those who inhabit the planet of the slums 20 on the other.
Finally, however, it is true, only because of the larger truth of which all such performatively enacted roles are mutually reinforcing functions. The truth, that is, of our being human as praxis. » [42]

« This golas, our goal, is that of continuing to validate the conception of our present genre of the human, Man, not in terms of its being sinful by nature or even of its being potentially irrational by nature but, rather, in the terms in wich we have been socialized to experience ourselves to be. And that is, as a being who is always already dysselected by evolution, until it proves, by its success in the real world, and therefore, a posteriori, that he/she and/or his/her group of race has indees been selected ! It is here that we can regconize the enormous fallacy, the dangerous absurdity of our present form of ethno-class humanism. As if human beings could ever, outside the terms of our present biocentric/genre conception, be any less selected (dysgenic) or more selected (eugenic) than a woman can be more or less pregnant !
Neverthless, the, we, can be, and indeed are now, stably produced and instituted as if indeed they/we were, whether at the level of the color line, the class line, the sexual orientation line, the gender line, the West/Rest line, the developed/underdeveloped line, and so on. So why do we so institute ourselves ? Because the nature of our dilemma as humans is that, within the terms of our present biocentric conception of the human (and, therefore, whitin the discourse of biological absolutism to which its necessarily adaptive and thruth-for order of knowledge gives rise as the reciprocal condition of validating the mode of being human in which we now are), there is no way, none whatsoever, by which we can put a stop to the processes which we collectivelly put into play, as long as we continue to behave in the prescribed ways needed to realize ourselves as good men and women of our kind in the terms in which we have been socialized, inscripted to be. How then can we espcape this closure, this circularity ? What seemed to me to be an answer came in its completed form in 1997 when I was taking part in a debate whith feminists over the ritual practice of female circumcision, including its extreme form of clitoridectomy. Now, feminist writers had seen this ritual practice from their/our normal, adaptive and biocentric perspective as ’’genital mutilation’’. But what became clear to me was that what they were looking at, but not really seeing, was/is one of the earliest forms of human autopoesis, of its self-inscripting. One of the first forms of writing in the larger sense, therefore, to wich Derrida has so genially alerted us. Yet in spite of the illuminating nature of his thesis, we note that Derrida does not himself move, in any fundamental sense, outside the limits of monocultural field of the West, outside the limits of what it now calls human. But if you move outside of these limits, look at other cultures and their other conceptions, then look back at the West, at yourself, from a trans-genre-of-the-human perspective, something hits you. What you begin to recognize is that what the subjetcts of each order are everywhere producing is always a mode of being human, what Nietzsche [in Genealogy of Morals] saw as ’’ the tremendous labour of man upon itself ’’ by which it was to make itself calculable, its behaviours therefore predictable. This at the same time as we repress from ourselves that is what we are doing : that we are, as humans, self-inscripting and inscripted flesh ». [43]

Ici, marchés de l’effacement corporel
Avec ces greffes de plastiques urbaines, il y eut évidemment l’implantation de la dynamique continentale et du contrôle punitif dans les périphéries paysannes et ouvrières qui, celles-ci, n’avaient encore jamais été acquises ni à la réaction, ni au fascisme, ni au néolibéralisme. Ils y ont donc été injectés progressivement, humiliation après autre. – Faire naître le ressentiment est, soyons en sûrs, une stratégie –

Ici, l’État, loin d’être une bouée de sauvetage pour une économie protectionniste, s’est toujours montré le plus prompt à se porter garant du game, à être le mur porteur le plus robuste du capitalisme. L’État, ses institutions, son fonctionnement, son administration demandent aux administrés exactement ce que leur ont demandé les législations religieuses et les doctrines capitalistes : décorporation et décorporalisation.
Il y a un passage coranique, dans le verset 111 du Repentir (Sourate Al Tawba) condensant littéralement la chose : « Certes, Allah a acheté des croyants leurs personnes et leurs biens en échange du Paradis. » [44](إِنَّ اللَّهَ اشْتَرَىٰ مِنَ الْمُؤْمِنِينَ أَنفُسَهُمْ وَأَمْوَالَهُم بِأَنَّ لَهُمُ الْجَنَّةَ يُقَاتِلُونَ فِي سَبِيلِ اللَّهِ فَيَقْتُلُونَ وَيُقْتَلُونَ ۖ وَعْدًا عَلَيْهِ حَقًّا فِي التَّوْرَاةِ وَالْإِنجِيلِ وَالْقُرْآنِ ۚ وَمَنْ أَوْفَىٰ بِعَهْدِهِ مِنَ اللَّهِ ۚ فَاسْتَبْشِرُوا بِبَيْعِكُمُ الَّذِي بَايَعْتُم بِهِ ۚ وَذَٰلِكَ هُوَ الْفَوْزُ الْعَظِيمُ ). Il n’y a pas besoin d’être un exégète professionnel de type Imam Malek ou ultralibéral comme Al Albani (l’Albanais) ou Ibn Taymiya pour voir, ici, une subsomption très particulière du corps à l’économie du capital. Ca continue plus loin : « Réjouissez-vous donc de l’échange [de la vente [45]] que vous avez fait : Et c’est là le très grand succès. » [46]( فَاسْتَبْشِرُوا بِبَيْعِكُمُ الَّذِي بَايَعْتُم بِهِ ۚ وَذَٰلِكَ هُوَ الْفَوْزُ الْعَظِيمُ ).
Quelques siècles auparavant, dans l’Évangile, il y a ceci dans les Corinthiens : « Ne le savez-vous pas ? Votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous et que vous avez reçu de Dieu. Vous ne vous appartenez pas à vous-mêmes, car vous avez été rachetés à un grand prix. Rendez donc gloire à Dieu dans votre corps et dans votre esprit qui appartiennent à Dieu » [47].
Dans le Chant de Salomon il est dit : « Ton cou est comme la tour de David, Bâtie pour être un arsenal ; mille boucliers y sont suspendus, tous les boucliers des héros. » [48], ou encore quelques siècles auparavant dans l’ancien testament : « Lorsque cette année fut écoulée, ils vinrent à Joseph l’année suivante, et lui dirent : Nous ne cacherons point à mon seigneur que l’argent est épuisé, et que les troupeaux de bétail ont été amenés à mon seigneur ; il ne reste devant mon seigneur que nos corps et nos terres. » [49].
D’abord mon corps et ma force vitale, puis mon âme et mon imaginaire, enfin ma puissance créatrice de richesses en échange (vente donc) de « succès » et de jouissance dans un lieu, un arrière-monde, un « au-delà » où mon corps n’aura d’ailleurs plus lieu.

Il y a donc une opération où il y a énonciation de valeur d’échange. Mon corps et mon âme, acquis donc à Dieu et aux rapports marchands, ont-ils pris dans ces rapports une considération d’usage ? J’use mon corps pour une entité divine ou pour la perpétuation du salariat. Cela revient exactement à la même opération : le corps est non seulement échangé lors de l’opération mais surtout visé par une industrie de l’effacement.
La mécanique étatique, par le truchement de ses institutions, ne nous demande-t-elle pas plus pernicieusement la même chose ?

« L’élément décisif » [50], écrivait Walter Benjamin, est l’empathie créée pour la valeur d’échange de la marchandise, voire pour la pulsion mortifère que celle-ci induit.
La marchandise va des tapis roulant des usines aux tapis de prière. La marchandise, qu’elle soit matérielle ou symbolique, est venue se substituer à celle du tapis comme jardin volant [51]. Ces tapis, véhicule du manufacturé, trame de lecture, de l’usine au tapis de prière en passant par l’écran de défilement de nos téléphones et de nos ordinateurs, ne sont autre chose que des invocations d’un système politique, d’un système d’idées. On vend nos corps au rêve d’en être libérés.
Car il [notre corps] n’appartient plus désormais au monde du vivant mais au monde du commerce : on le vend à ce monde des régies managériales où il devient « placement ».
– De « placement dans l’espace » à « placement économique », ce terme de« placement » est encore un mot, une poétique, volée par le monde managérial au monde physique du vivant, en le réduisant, le purgeant de sa poétique et l’épurant jusqu’à qu’il soit intégré dans l’imagerie d’une opération mathématico-boursière. –

Mais ceci va plus loin que le simple rapport marchand : le capitalisme d’État promeut, en même temps, les marchandises et les affects qu’il pose dessus (technos, industrie de la culture, nation & dérivés, partis, héritage, héros, sacrifice, muséification de la lutte, réseaux sociaux..., l’intervalle est large). Si bien que notre rapport social en est au moins imprégné sinon composé : il y a, dans notre rapport à nos corps et aux autres, un fragment « d’économie de l’affect », une médiation marchande qui nous en fait miroiter l’appropriation. Nous pensions avoir main sur nos corps mais nous n’avons même plus pied dans les profondeurs du corps de substitution que l’on fantasme et qui nous fascine de transcendance ou d’apologie de notre propre dégradation. Cette dégradation est incarnée par les marchandises que l’on désire.

Observez bien comment sont les gens au sortir d’une usine, d’un bureau, d’un supermarché ou d’un lieu de culte. Je les ai beaucoup observés à Bouzeguène : leurs corps s’engagent dans un processus d’effacement et se diluent dans une obéissance de groupes. Non pas qu’il y ait un corps collectif qui émerge mais il y a, à cette étape, une désubjectivation qui commence. C’est alors, rognés des agencements qui leur confèrent une présence corporelle active, qu’ils deviennent et sont traités comme « sujets » et source d’épuisement organique. Et ce n’est certainement pas un hasard si les vulgates capitalistes et religieuses itèrent souvent ce terme de « sujets » en parlant du travailleur ou du ’’pratiquant’’.

Ne nous demande-t-on pas la même chose à longueur de partis politiques et d’institutions ? N’es-tu pas à la fois un votant, une âme et un numéro de chomeur.euse ou de sécurité sociale parmi d’autres ? N’es-tu pas toi-même devenu une zone où n’adhère plus l’expérience du monde ? Es-tu devenu un glissement ?

Mais, vient très vite pour ton salut une étape de saturation, où ton engagement décorporisé dans une dynamique de groupe se fracture et laisse place à une conscience vive de ta présence dans ce monde : ta présence comme singularité quelconque. C’est d’ailleurs à ce moment précis que tu vas te faire des ennemis et que les structures gouvernementales te deviendront hostiles.

J’en ai vu des gens à cette étape de leurs transformation. Une balle, une disparition, un récupération ou une maladie soudaine viennent les cueillir à leur mûrissement. Car deux, trois loups au fait de leurs singularités, éparpillés dans les bosquets n’ont jamais réussi autre chose qu’à se faire massacrer. En revanche, un enchevêtrement de ces singularités, aussi petit soit-il, peut profondément refaire le paysage.

III- Phénoménologie de la barricade

Entre sa [L’espace du paysage] présence obscure et sa présence claire, s’inscrit toute l’histoire de l’étonnement qui est une histoire de dévoilement de l’être. Le réel c’est toujours ce qu’on n’attendait pas, mais quand l’inattendu se produit, on le découvre comme toujours déjà là. L’espace du paysage est d’abord le lieu sans lieu de l’être perdu. […] Nulles coordonnées. Nul repère. « Du paysage, il n’y a pas de développement qui conduise à la géographie ; nous sommes sortis du chemin ; comme hommes nous nous sentons perdus. » [52]


Prima venne il visibile

Il nous fallait donc inventer le désert.
Écoles et hôpitaux fermés depuis des mois. Nous étions en plein cours d’histoire-géo quand une voix dans la cours avait propulsé : « Bande de chiens ! On vous tue ! On vous vole tout ce que vous êtes et vous ne désertez pas encore ?! Rendez-vous dans une heure devant la brigade de gendarmerie ! Il commence à y avoir du grabuge ! Un étudiant a été tabassé à mort par les gendarmes, il y a deux jours ! On va pas encore laisser passer ! ».
Je me souviens que le professeur d’histoire-géo avait dessiné une carte sur le tableau, en faisant crisser sa craie pour bien démolir mon oreille interne. Il avait tracé une carte découpant l’Algérie climatiquement. Sur le tableau, il pleuvait, les saisons s’enchaînaient et faisaient pousser des millions de plantes, alors que dehors, il faisait des températures staliniennes, pas une abeille à l’horizon et le maintien de l’ordre était en roue libre.
Tout commença donc par une désertion.
Nous avons déserté histoire et géographie, école, professeurs, corpus d’enseignement et sommes allé.es domicilier notre patience dans la rue. La rue qui, contre toute attente, a toujours attendu, là, près de nous, entre nous, qu’une poussée accélère le rythme de ses artères.

— Il est très ardu d’avoir conscience du sens que prennent nos mouvements dans la rue. On ne s’y attarde pas assez car notre comportement d’hommes et de femmes pressés, de passagers ou de flâneurs s’arrêtent à la superficie de la rue, à sa première couche et au fait-même des directions, des circonscriptions et des trajectoires indiquées par une architecture utilitaire. Il y a pourtant bien d’autres rues à ouvrir au sein de la rue : des obliques coupant les droites, des verticalités à trouver, des rythmes de marches souterraines ou aériennes, des zones où le compas et l’œil fonctionnel de l’architecte deviennent caduques et inopérant car zones exigeant de très grands, de très rapides changements d’échelle. —

Sortis des camps d’enseignement de la république, il nous restait dans les 1500 mètres à parcourir entre le collège Hammadi Md Saïd et la brigade de gendarmerie. 1500 mètres sur la principale allée de la commune jonchée de commerces fermés qui, chemin faisant, nous rapprochaient de plus en plus de l’horizon des événements.
Le corps, jusqu’à présent avant-corps passif, commençait déjà à être agi, à être altéré par l’atmosphère et à s’en ambiancer.
L’agir advient très vite par la suite et le corps entre dans sa phase active, conférant par là-même à nos gestes une portée, une profondeur et une influence dans le champ des forces en présence.
D’autres personnes, l’air très décidé, sont venues silencieusement se joindre au groupe.
Sur la route, nous avions croisé Si Laz, le médecin généraliste exerçant à côté du collège. Maraboutages, exorcismes, injections de pénicilline ; il est dans la place ! Chimio ? Cialis ? Tramadol ? C’est 500 dinars + les charges. Il est là dès qu’il y a une maladie rodant autour d’un petit billet. Mais il n’avait pas du tout l’air officiel et était en civil ce jour là. Il portait même un blouson et des santiags pour ressembler à un chicano. Il devait penser que la mode courrait toujours. « Les gros fils de putes ! Ils l’on tué ?! », avait-il lancé au passage, avant de rejoindre le mouvement en cours.

D’agrégat en agrégat, ce que charriait cette petite trotte commençait à devenir une énorme vague silencieuse concentrée sur le point d’arrivée.

Aux abords de la brigade, à quelques centaines de mètres, les gens affluaient par processions vers une zone légèrement excentrée, permettant d’observer de loin et de dominer le site.
Hmitris, un étudiant du village, était aux portes du bâtiment fortifié, au contre-bas des meurtrières, faisant face aux gendarmes et les deux mains en l’air comme pour invoquer la foudre. Il prenait son élan, courait puis sautait les deux pieds en avant contre le portail en fer. Il était convaincu qu’il pouvait défoncer un portail blindé d’une tonne avec des chaussures à crampons.
Il reçut une première lacrymo en plein ventre.
Chaabane Grosse Tête arriva, lui aussi, en courant. Il attrapa, avec un chiffon mouillé, la bombe lac et la mit à l’intérieur d’un fut métallique à bondes. Il referma le couvercle. Cela se passa en quelques secondes, comme lors d’un accident de voiture.

La partie était maintenant ouverte. Les premières pièces étaient sorties, elles se faisaient face et s’agençaient très évidemment.

Le premier plan d’immanence actionnait ses machines abstraites, et les machines abstraites mettaient en place leurs quadrillage afin de reconnaître tout ennemi de l’ordre. Tout débutait, là, comme une évidence, une première levée de voile : « Un coquelicot qui s’épanouit quand apparaît la voie lactée » [53].

Corps de contrainte

La brigade était, comme tous les établissements hébergeant des représentants de l’ordre, fortifiée et blindée. Elle se composait d’un haut bâtiment central jouxté par deux annexes dont l’une sert de bagne pour le dégrisement, et l’autre, sans fenêtres, abritant les armes lourdes. Il y avait une cours intérieure dans laquelle étaient garés des véhicules blindés qu’on surnommait « les Azraëls » (« les princes de la mort » ou « les archanges venant questionner les morts » selon les croyances musulmanes). À côté d’eux, se trouvaient un immense groupe électrogène ainsi qu’une cuve à fioul. Sous la surface, prenait racine un sous-bassement où des portes dérobées permettaient l’évacuation de secours, où des munitions supplémentaires étaient stockées en plus des nombreuses saisies d’argent, de cannabis, de bouteilles de vin, de produits de luxe, de photos et de documents compromettants impliquant de nombreux élus. Toute cette physique de la surveillance était entourée par des murs de 4 mètres de haut, avec un glaçage en barbelés et des bouts de verres en agréments. Enfin, quatre miradors et une casemate sortant de terre comme un affleurement servaient d’anges exterminateurs, mirant les confins les plus paumés. Les miradors (du verbe mirar en Espagnol) ont pour première fonction d’éliminer tout angle mort et d’avoir la main sur tous les points cardinaux. Ils mirent tout côté afin de créer un « œil omniscient », « un œil suprême ».

Ce nid grouillait de frelons géants [54] armés de Kalashnikov, de AK47, AK12, RPK74, de Makarov, de RPJ7, de grenades, de balles explosives, à fragmentation, à têtes creuses, à chemise anti-blindage et de systèmes de surveillance sonore Oktawa, estampillés made in Tallinn, arrivant emballés des alentours de Tchernobyl – l’État, la police, Tchernobyl..., même combat ! – Bien évidemment, il ne faudra pas en douter car c’est obligatoire, toute cette artillerie est au service du citoyen. On pourra même avancer, au besoin, que tout ceci est à usage récréatif. Armer des gendarmes ou des policiers comme des yankees au Vietnam, sur-militariser, dans une commune de paysans est bien-sûr une entreprise à visée démocratique.

(Dans une gare européenne, j’ai même observé, durant le Plan Vigipirate, un officier portant un fusil-à-pompe sur lequel était collé le sigle « Bio ». De là à ce que les clients de Naturalia se disent « On peut y aller alors, non ?! », il n’y a même pas un pas. Ce qu’il y a de plus vicieux dans la collusion « industrie militaire-économie du capital » tient dans ses runes attrapant les gens par leurs affects positifs. Comme, par exemple, faire la guerre (massive) au nom de la paix, pour« libérer » des pays de leurs dirigeants, de leurs « dictateurs », de leurs « gérants » en un mot. Gérants qui sont, bien entendu, à prendre comme employés remerciés.)

La brigade, bien que composée, est donc un monolithe, une construction qui remplie une fonction unique et représentationnelle ; c’est un véritable château où des nettoyeurs gouvernementaux sont dieux sur terre, comme les rois et la noblesse au moyen-age (« représentants de Dieu sur terre »).
Depuis qu’État et Appareil d’État ont décidé de sensiblement dire la même chose, la forme absolue de la domination tient alors dans le radicalisme étatique. Car le radicalisme étatique et ses airs de dirigisme managérial sont la forme cellulaire du capitalisme. Ceci a totalement réenveloppé l’idée de politique « publique », ancienne préoccupation de la « chose publique ». « Chose » est, d’ailleurs ici, à propos. Car des choses comme, par exemple, l’autorité sont de surcroît dites publiques.
Intérêts de classe obligent, faut-il encore rappeler que les régies et les autorités n’ont précisément rien de publique et que les intérêts des « agents dépositaires de l’autorité publique » sont exactement les mêmes que ceux de l’ultraminorité bourgeoise dont ils sont les agents de sécurité.
Beaucoup de marées informatives subventionnées tendent d’ailleurs à intimer qu’il y aurait une solidarité de classe entre le « bon peuple » et le champ de la flicaille, car ils et elles seraient de la même « extraction populaire ». En plus d’un usage à dessin, ces considérations sont fausses et manipulatoires : il n’y a pas en soi « d’extraction » car les rapports de classes sont à concevoir de manière dynamique : selon leur contribution ou non à instaurer, garantir et faire prospérer les dominations et les gouvernances, dans l’intérêt des gouvernants au détriment des dominés. Il leur faut, pour une plus ample vision, être corrélés aux stratégies de pouvoir.
« Extraction de classe » ou « creuset commun » essayent d’instiller dans les esprits un mensonge comme état de fait par le truchement de fonctions phatiques, conatives et métalinguistiques du langage.

Disait Rabah El Getta, venu de la banlieue algéroise, du quartier de Hussein Dey pour être plombé aux Caillols, à la banlieue de Marseille, en mai 2015 : « Tu sais ce que c’est le capitalisme, mon frérot ? C’est un boss de réseau qui envoie un gérant qui, lui, envoie un choufe sur un scoot pour faire quelqu’un et que, sous le comptoir, la police touche un billet dessus. T’as vu ? Le shit c’est une institution de l’État et on est tous membres du gouvernement, t’as compris ?! Y aura toujours une balle perdue pour toi et moi, mais jamais tu verras de billet perdu dans ce monde ! ».

Ces visions monolithiques, centrales et continentales de l’architecture, panoptiques et concentriques de la surveillance toutes réunies dans des lieux appelés « brigade », « caserne » ou « commissariat » nous disent les choses suivantes :

  • Parade permanente des forces telluriques de l’État, plus précisément de l’État bourgeois. — l’armement a toujours été le fard de la microsociété bourgeoise au pouvoir , c’est son esthétique intime et son fétiche quasi sexuel. Les forces de maintien de l’ordre étant en réalité des forces de maintien de la catastrophe.
  • Rappel à peine voilé que les corps de contraintes (comprendre Corps d’État spécialisés dans la contrainte et la prise d’otage de nos corps par un chantage permanent à la sécurité et à la paix civile) ont vraiment pour fonction de « contraindre les corps » sortant des lignes de marquage. D’ailleurs, afin de mieux les cerner, il est nécessaire de les coupler avec le rapport qu’ils ont à nos corps, ce pour quoi ils ont été machinés. Car dans le processus de formation d’un mode gouvernemental, le supplice corporel y précède et y sous-tend la phase disciplinaire. La contrainte corporelle et psychologique y est une technique. La surveillance y est un système agençant des modes opératoires et des conditionnements et qui, dans sa forme hypertechnique, devient Contrôle. Le contrôle y est cette membrane qui renveloppe toutes ces étapes en les transmuant en paradigme, en machine de production de sujets sous contrôle. Gouverner y consiste donc, d’un côté, à assurer un « management favorable » des techniques de contrainte, des modes opératoires disciplinaires, des systèmes de surveillance et des régies de contrôle. D’un autre côté et de manière concomitante, cela consiste à créer des accélérations permanentes au sein de la société où ces facteurs peuvent être réunis et influer sur le plus grand nombre possible. De tout ceci, le corps de contrainte, qui est une machine comme une autre dans le champ du Contrôle, est garant.
  • Technicisation intensive et généralisée. Car le perfectionnement de l’industrie policière et autoritaire ne peut servir autre chose que le maintien des schémas de pouvoir. L’introduction de nouvelles techniques et machines à l’intérieur de la régie disciplinaire la rendant de plus en plus efficace, comme tout mécanisme de production, ne profite qu’aux réseaux qui en ont le pouvoir d’administration.
    Dans un écrit de Sismondi [55] repris par Marx, concernant les progrès techniques des machines de production, il est écrit que l’introduction de celles-ci ne peut satisfaire que le patronat car surproduction visant surprofits et répondant à la dynamique de cumul du capital. Celles-ci impliquent à la fois saturations et surinverstissements. Transposées au marché sécuritaire, ces logiques fonctionnent sensiblement de la même manière. La sécurité, la surveillance, le flicage étant des objets de marketing produits par les industries du Contrôle, des placements. Le champ de leur influence va de la caméra de surveillance aux rondes de véhicules de police, passant par le traçage sous toutes ses formes, la biométrie, les politiques antiterroristes, la délation, le pass sécuritaure/sanitaire, le codage, la collecte de données, la surinformation …, etc.
  • Gestion et administration des mouvements massifs ou satellitaires de la communauté.
  • Contribuer, par la micro-administration des communautés, à une macro-administration de la société
  • Médier, comme toute machine de pouvoir et en l’occurrence par la contrainte, les connexions sociales afin de distendre leur organicité et shunter les canaux de dissémination d’idées au moins velléitaires sinon radicales. Canaux transformant déjà les rapports de subordination en rapports de co-existence et pouvant saboter ce qui est décrit plus haut comme « management favorable ».
  • Générer du hors-la-loi. — la loi elle-même étant créée, maintenue et garantie par tous ceux qui sont donc« en-la-loi », façonnant les textes de loi à leur image, eux-mêmes façonnés à l’image de ces textes (exemples des lois votées avec extrême empressement telles le 49-3 en France, les lois sur la vidéosurveillance partout dans le monde, celles sur la biométrie, celles sur l’enregistrement et l’usage de données personnelles, celles sur le contrôle sanitaire global, comme auparavant celles portant sur l’antiterrorisme, l’état d’urgence ou d’atteinte à la sûreté de l’état. Toutes des lois votées en conciliabule d’alcôve et en un temps record).
  • Maintenir par la force la création du Pauvre.— Celui-ci n’ayant bien-entendu pas les moyens de supporter les lois en cours à fortiori celles le régissant.
  • Maintenir le statu quo des politiques capitalo-républicaines, c’est-à-dire la chose capitaliste publique, en d’autres termes : le capitalisme pour tous.
  • Paterner les citoyens et leur enlever leurs réflexes directoires, la souveraineté de leurs corps, leur sentiment d’insouciance.
  • Maintenir toutes sortes d’états d’urgence qui justifient des « manœuvres d’exception » comme par exemple le meurtre légal, la suspicion et le contrôle au faciès, le viol ou l’usage injustifié de munitions de guerre sur les populations..., etc.
  • Punir. Et non pas ce qui est hors-la-loi mais punir d’abord en masse, à commencer par la punition symbolique de la surprésence des moyens de contrôle policiers. Est pliée dans l’usage du terme « Punir » comme un soubassement sémantique ayant attrait au mérite. « Mériter un châtiment » comme « mériter un salaire », une augmentation ou une promotion. Dans la nappe sociale, Pouvoir, Punition et Mérite sont trois notions consubstantielles, constamment renflouées, justifiées, prolongées par l’idée de loi.

Non loin de la barricade, les personnes arrivant de toute part et ayant été, jusqu’à présent, à la périphérie des premiers projectiles, dans une sorte de bandeau ou de membrane, commencèrent à ramasser des pierres. Des gens comme Nafaa, Seddik et One Perkich, s’étaient avancés. Les premiers gestes hostiles avaient commencé à surgir car plusieurs personnes avaient essuyé des provocations et des tirs gratuits. Un vieil homme brandissant un bâton qu’il avait probablement taillé pour l’occasion s’approcha des miradors : « Pose ta Kalash et vient à mains nues putain de ta mère ! », avait-il crié à l’un des frelons géants. Le vieil homme reçut, deux secondes plus tard, un tir au niveau de la tempe. Chaabane Grosse Tête s’était précipité près de lui et l’avait tiré par le col de la chemise. Il fut frappé par une bombe lacrymogène à l’oreille. Il déchira un bout de t-shirt et se fit un pansement. Son tympan avait été troué et il n’aura d’ailleurs plus rien entendu après ça.
Saïd, qui s’était penché pour ramasser une pierre, eut à peine le temps de se relever quand il essuya une douille en pleine bouche. Je me souviens du son de ces putains de balles ! Elles avaient une sorte de double détente : une au sortir du canon et la deuxième au contact de la chair. Il n’a pas eu le temps de voir venir ni dans sa vie, ni à l’instant où un projectile de guerre lui coupa le visage en deux. Je me souviens du moment précis où il fit du stop et monta dans un Renault Trafic pour se rendre à Bouzeguène afin de dire, par la pierre, une chose très simple : Je suis en colère ! Quelqu’un derrière lui, lui criait : « Où est-ce que tu vas ?! Reviens ! ». Samir La Goumme avait ramassé son cadavre et ne l’avait pas reconnu, alors qu’ils étaient voisins. Quelques années plus tard, La Goumme partit en Europe et ne revint plus jamais.

Nous nous repliâmes vers le village à la nuit tombée. Le lendemain, nous enterrions Saïd dans une ambiance surchauffée à blanc. Les gens venaient maintenant de tous les villages. La rage transparaissait sur les visages. Mais pas cette rage éparpillée qui déborde d’elle-même ; c’était une rage qui allait s’affiner et commencer à réduire ses besoins. La rabia !
Les gens voyaient rouge, comme celui d’un amour naissant entre inconnus. Hériter d’une colère, d’un amour ou d’une lutte, c’est déjà commencer son propre sauvetage en se délestant de tous les à-côtés qui nous ont été adjoints et parmi lesquels : notre vanité.

« Quello che veramente ami rimane,
il resto è scorie
Quello che veramente ami non ti verrà strappato.
Quello che veramente ami è la tua eredità
Il mondo a chi appartiene, a me, a loro
o a nessuno ?
Prima venne il visibile, quindi il palpabile
Elisio, sebbene fosse nelle dimore d’inferno,
Quello che veramente ami e’ la tua vera eredita’
La formica e’ un centauro nel suo mondo di draghi.
Strappa da te la vanità, non fu l’uomo
A creare il coraggio, o l’ordine, o la grazia,
Strappa da te la vanità, ti dico strappala ! »
Ezra Pound [56]</quote]

Le rouge dans les yeux des gens était une colère qui allait déblayer tout sur son chemin, et dont le seul besoin d’espace et d’air frais serait plus fort que toute haine [57]. Maintenant, les gens n’allaient plus chercher à savoir ce qui se substituera à ce qui aura été détruit.
Tout le monde voyait rouge, et voir ce rouge là transcendait l’aire exiguë de la vengeance et du ressentiment ; c’était le processus de mise au monde d’une autre écriture de l’histoire, celle qui ne passerait plus désormais par le pouvoir de l’écrit.

Après les chants funèbres narrant les 4 émissaires de la mort et la mise en terre, des milliers de personnes descendirent en silence vers le chef-lieu. En cours de route, Slimane me croisa sur le chemin et me dit : « Casse-toi à la maison pauvre petit trou du cul ! Y a plus de larmes pour en pleurer un de plus ! ». C’est qu’en l’espace de 15 jours, ce sont plusieurs villes qui se sont enflammées et plus de 250 personnes abattues à l’arme lourde dont certaines devant chez elles (Tizi-Ouzou, Béjaia, Sétif, Bouira, Jijel ..., etc.).

Voyant les gens tomber les uns après les autres, toutes les personnes qui jusque là restaient en retrait, se ruèrent sur la brigade à coups de caillasse, de bouts de taule, de bouteilles, avec tout objet usuel pouvant maintenant se transformer en objet de lutte.

« Ah, les murs et les objets quotidiens
Sont sensibles comme des harpes de vent
Et comme un champ où pousse la douleur
Et ils ressentent en toi ton alliance avec la poussière.
Construis, quand le sablier ruisselle
Mais ne pleure pas les minutes
Parties ensemble avec la poussière
Qui recouvre toute lumière »
Nelly Sachs [58]

( Ce qui restera une énigme est le fait que, dans une région où la majorité de la population est armée, durant toute cette période, aucun citoyen n’a usé d’arme à feu en direction des autorités. Il y a peut-être, dans un rapport de violence abouti, le refus de lutter avec l’esthétique d’en face. Peut-être nous a-t-on intimé des esthétiques de lutte, des techniques qui, au delà des outils, recouvrent des rapports de subordination entre les objets. Peut-être qu’à l’intérieur d’un rapport de force, l’usage peut changer la nature de l’objet. En outre, peut-être que la pratique de cette activité liée aux « choses de l’esprit » par des gens qui n’étaient pas prédestinés à le faire peut changer la nature des pouvoirs qui y sont contenus. Peut-être, enfin, qu’au lieu de surveiller la population, il faille trouver des objets permettant de surveiller l’État par la population. Il y a tellement de « peut-être » engouffrés dans un jet de pierre ).

Je me souviens qu’il ne restait quasiment plus de pierres sur les lieux. J’ai vu quelqu’un de démolir le trottoir à coup de marteau pour fabriquer de la caillasse.
Puis...

Quindi, venne il palpabile

Puis là, tout a pris une autre tournure.
Les choses, comme par instinct, se sont organisées d’elles-mêmes, comme si des agencements immanents en elles étaient devenus extérieurs :
Il y avait, en première ligne et à une vingtaine de mètres, entre 40 et 50 personnes munies de bouts de taule et de grandes planches faisant rempart aux tirs de lacrymos. Ils étaient les uns à côté des autres, en phalange très resserrée. Chaabane Grosse Tête était à l’agachon, derrière eux, avec sa barrique et sautait sur toutes les sources de fumée. Nafaa s’était démerdé un bidon et était parti faire le deuxième récupérateur. Il connaissait, ayant été flic communal, les techniques de nassage et savait mener une unité, la rendre compacte. Il n’arrêtait pas de crier aux mecs de la première ligne : « Restez en mouvement ! Restez en mouvement ! Maintenant ! Vite ! On ouvre la ligne ! On récupère ! Couvrez Grosse Tête ! Ah les fils de putes, ils changent de munition ! Couvrez-moi ! ».
Derrière la première ligne, des gens commençaient à mettre d’énormes pierres, des pneus, des poteaux électriques abattus, des breloques et des tracteurs sur la route afin de créer un premier rempart et contenir un éventuel assaut. D’autres creusaient de mini-tranchées à même le goudron.
Tout ça s’agençait de manière très naturelle. Comme un beau geste sportif, sans excès de technicité, une libération de puissance, une courbe de coup-franc ou de revers à une main.
Je ne pourrais dire d’ailleurs si c’est une mémoire refoulée d’anciennes luttes qui fait à ce qu’agriculteurs, forgerons, infirmiers de campagne et éboueurs développent au besoin une connaissance spontanée des méthodes de combats, résurgence d’un savoir faire des opprimés, ou bien si c’est essentiellement de l’improvisation. Mais tout se mettait en place comme lors d’une réminiscence, une impression de déjà-vu, un plan d’immanence qui ne se manifeste qu’après avoir tout sacrifié, tout perdu, même la vie.

Mon arrière-arrière-arrière grand-mère disait que la lumière fixe n’éclairait que des chemins obscurs. Que c’est l’obscurité qui se frayait alors un chemin à travers la lumière. Mais clairvoyant est celui qui, avec la lumière, dessine des paysages perdus et circonscrit les ténèbres.

« Sur la route de la nuit tressés
dorment les perdus
dans les couloirs tonitruants en bas,
mais où nous sommes est la lumière
[…]
Sur les chars glorieux de la lumière,
même veillant, nous sommes perdus,
sur les champs des génies en haut,
mais où nous ne sommes pas est la nuit.  »
Ingeborg Bachmann [59]

Derrière le premier rempart élaboré, Metouchi, proprio de la station essence du coin, avait crié : « Suivez moi ! ». Et nous voilà en train de remplir des bidons de 20 litres chez Metouchi. Les gens amenaient des bouteilles de bières, de vichy citron, des pots...

L’ensemble des personnes, des objets et des forces en présence dans ce champ de tensions n’arrêtait pas de préciser les parades, les mouvements, la répartition des tâches, à la manière dont des cellules adoptent et améliorent un comportement de survie. Cela s’observait heure après heure.

Après le plein de gasoil et de retour derrière la première barricade, trois équipes distinctes étaient maintenant bien formées et avaient l’air d’avoir développé, chacune, un mode opératoire et une symbiose collective :

Première équipe  : première ligne de défense légèrement améliorée, composée :

  • Des boucliers mouvants
  • De ramasseurs, comme Nafaa, Chaabane Grosse Tête et d’autres hommes-paniers-à-pain qui ramassaient les lacrymos afin de ne pas suffoquer.
  • Un aboyeur qui, en retrait, observait les mouvements d’en face et anticipait les trajectoires.

Deuxième équipe : on l’appelait l’Équipe Gasoil, et était composée par :

  • les remplisseurs : responsables de faire le plein de sachets d’essence
  • les transporteurs : avec des brouettes, ils ramenaient les sachets par centaines aux jeteurs qui, eux, étaient derrière la première ligne.
  • Les jeteurs : ils jetaient, en flux continu, des sachets d’essence sur le toit du bâtiment afin qu’intervienne ensuite la troisième équipe.
    Troisième équipe  : alias Équipe Molotov, elle avait la charge de l’usinage de cocktails Molotov en un temps record afin de les balancer sur le toit et sur les meurtrières.

Les djadarmis [60] étaient, pendant plusieurs jours, dépassés par l’ampleur de la vague qui s’abattait sur eux. Ils avaient beau canarder, la foule s’étant organisée n’était plus foule mais sections de combat.
Les enterrements se succédaient et, avec eux, des vies entières pleines de rêves, de projets, de sourires et de folies disparaissaient.

Les mères se barricadaient et attendaient le retour de leurs enfants, jour après jour. Elles étaient à leurs fenêtres, dans la peur que le prochain cercueil soit le leur, mais aussi dans la détresse d’être écartées d’une participation à leur propre histoire. Car il y a, bien entendu, une sexualisation de la guerre et de la poussée insurrectionnelle, de ses moyens, de ses instruments et de son organisation. Jusqu’à 1962, année de liberté conditionnelle de l’Algérie, ç’avait été l’organisation masculine qui se fardait de l’arsenal guerrier et de l’esthétique révolutionnaire, et ç’avait été l’organisation féminine, entre autre villageoise, qui cachait les maquisards, leur apportait de la nourriture en évitant embuscades et contrôles, qui développait une poésie de la lutte, qui conservait une culture orale attaquée par l’oubli et les tentatives de spoliation.
Il y a, dans l’histoire commune, une frontalité qui a été intimée aux hommes par leurs propres systèmes de sauvegarde (systèmes monumentaux et monolithiques). Il y a, autour de cela, une latéralité qui, dans l’organisation des luttes villageoises, a été progressivement féminine. Cette latéralité a dû développer un biais afin de déjouer énormément de pièges et de batailles à armes inégales. Plus tard, elle a été invisibilisée car comme le plan d’une bâtisse, la vue latérale donnant relief et profondeur dans l’espace est moins spectaculaire que la vue de face décrivant, elle, puissamment et avec précision la construction. Pourtant, les deux vues agencées, forment un point de vue plus complet. Il y a là la moitié d’un peuple qui manque.

Les enterrements se succédant, les affrontements redoublaient d’intensité.
Des barricades étaient, depuis le début de l’embrasement, posées un peu partout sur les routes. Il y eut, à même le trottoir, quelques réunions spontanées et sans aucun besoin de guides ou de meneurs afin de décider des endroits stratégiques où placer chaque barricade. Il fallait empêcher le ravitaillement en munitions des frelons géants. Mais encore, ca discutait des manières de faire et des comportements à adopter lors des prochains accrochages. Des manifestations étaient également en cours d’organisation. Dans ce cadre, il fut dit que :

Concernant les cas de défense de petits groupes : 

  • Quand les ADAP (Agents Dépositaires de l’Autorité Publique) avancent, se scinder en deux unités ; l’une devant et l’autre derrière : premier groupe, en repli, récupérant, éloignant, neutralisant les bombes lacrymogènes et repérant les éventuels tireurs. Le deuxième groupe ripostant, c’est-à-dire tenant les ADAP en respect en imposant toujours une distance nécessaire à un éventuel repli.
  • Lorsqu’un groupe d’ADAP encercle une ou plusieurs personnes :
  1. Se disséminer en sous-groupes et éviter l’affrontement de bloc-à-bloc afin de juguler le nassage,
  2. Constituer dès que possible, en intégrant les récupérateurs de bombes lacrymogènes, des unités pour encercler les ADAP et être en surnombre afin d’inverser le rapport de force et éloigner la menace.
  • Quand les forces de répression encerclent des lieux de rassemblement, des places, des rues :
  1. Considérer et étudier toute issue, manière ou stratégie pour casser l’encerclement.
  2. Définir les points stratégiques et les routes par lesquelles passeront les agents des forces répressives. Ainsi éviter la souricière. Si affrontement inévitable il y a, affronter alors sur terrains connus et maîtrisés où il y aura toujours une possibilité de semer l’assaillant et/ou d’utiliser les données architecturales et urbaines à son avantage
  • Protéger, appuyer, défendre et faciliter la fuite des autres personnes en lutte, activistes, manifestants blessés en évitant les mouvements de panique et les fuites massives : toujours fuir de manière disséminée, de tout côté afin semer les poursuites en se protégeant les uns les autres.
     

Concernant les confrontations et les manifestations massives : 

  • Manifester et faire face en privilégiant le « système de phalanges » au détriment du « défilé de carrés », car un carré ne sait pas, ne peut pas, n’est pas fait pour se protéger et s’interprotéger. Dans une disposition de phalange, je protège, au besoin, la personne se trouvant à ma gauche ou à ma droite, elle-même protégeant de la même manière la personne à côté d’elle d’éventuels coups, en combat rapprochés, et de projectiles en affrontement distant.
    Est appelée ici “phalange” de combat et, le cas échéant de défense, toute agglomération compacte de personnes entraînées ou pas, faisant face à une attaque en adoptant trois modes opératoires : 
  1. Se protéger les uns les autres,
  2. Fonctionner à la fois en blocs et en sous-groupes,
  3. Avoir une plasticité : être capables de se disséminer en individus, unités et sous-ensembles et de se reformer au besoin.
  • Ne pas se scinder, dans le cas de manifestations de masses, en sous-groupes si les forces de répression chargent frontalement, car le but-même de la charge, ici, est de diviser un ensemble en sous-ensembles afin de mieux l’isoler et l’encercler. Il est alors nécessaire d’encercler l’assaillant.
  • Ne pas succomber aux violences gratuites et incontrôlées. ’Gratuites et incontrôlées’ c’est-à-dire toute action ne se justifiant ni stratégiquement, ni politiquement, et ne visant qu’à nourrir les dynamiques passionnelles des foules en détournant de leurs objectifs les luttes en cours.
  • Faire valoir, manifester, faire entendre, affronter, partager, crier, bazarder, procéder et, in fine, acter de manière efficace, concrète et jusqu’au bout nos revendications : justice, équité, révisions des lois scélérates mettant le citoyen à la merci des ADAP. Dès lors, toute personne qui exerce une violence désorganisée et sortant de ce cadre sera soit un élément perturbateur soit un agent de l’État très aisément repérable.
  • Ne tolérer ni ne répondre à aucun média.

« La forme existe tant qu’il nous est difficile de la percevoir, tant que nous sentons la résistance de la matière, tant que nous hésitons : est-ce prose ou vers, tant qu’on a « mal aux mâchoires » […] Il nous reste à envisager un dernier aspect, sous lequel le poème apparaît comme système ouvert, en progression dynamique du début à la fin. »
Roman Jakobson [61]

Après trois semaines, les autorités avaient donné l’ordre d’user de « tout moyen afin de ramener les choses à la normalité ». L’obsession de la norme avait amené les donneurs d’ordres et leurs exécutants à sortir armes lourdes et véhicules blindés. Des paramilitaires avaient été déployés en renfort et arrivaient, malgré tous les efforts consentis, à nous nasser et nous neutraliser.

Lors d’un rush à coups de blindés et d’une sortie brusque des brigadiers, nous nous repliâmes encore à 30 mètres plus haut, derrière le Souk. Ce jour-là, ils se sont totalement lâchés. C’était une véritable battue de sangliers. Nafaa, coursé de très près, essayait d’échapper aux attaques. Il escalada un poteau électrique et une balle logée derrière le crâne le fit chuter de 7 mètres de haut. Il se cogna la tête au rebord d’un muret et entraîna dans sa chute une deuxième personne dont je n’ai jamais réussi à trouver l’identité. Ce deuxième homme, les frelons géants sont venus le ramasser à même le sol. Il avait essayé de se débattre mais pas moyen de s’échapper. Ils l’engouffrèrent dans un blindé, l’emmenèrent à l’intérieur de la brigade et le balancèrent vivant du toit du bâtiment principal.

« All cops are bastards » n’était pas exactement l’expression adéquate à ce moment là, elle ne suffisait pas.

Puis très vite, est venue l’étape revendicative et les luttes programmatiques. Elles aussi, tant de fois trahies. Parmi les ritournelles de cette étape : « - Jugement de ceux qui ont exécuté froidement de jeunes gens. - Départ inconditionnel des ADAP de nos villages et de nos villes ». Voilà. C’est simple. Nous nous estimions capables de nous organiser seul.es afin de garantir notre harmonie sociale et jugions largement à notre portée de beaucoup mieux vivre sans ces corps de contrainte dont notre consentir social est, jusqu’à présent, lesté.
Aucune de ces exigences n’a été pourvue. Bien au contraire.
L’État avait fait appel à des commissions de militants professionnels dont beaucoup étaient dans le renseignement, afin de nous représenter lors de pourparlers impliquant des sortes de coordinations de mouvements citoyens et le Ministère de l’Intérieur. Ca parlotait entre professionnels de la république dans des conclaves, adoptant des chartes lors de plates-formes. Ca reproduisait tout le catéchisme administratif et politicien qui avait mis ce pays dans la fange. Le piège récupérateur était efficace. Une trahison encore une fois par le haut et par la médiation, pendant que les barricades continuaient et que, mois après mois, les affrontements s’intensifiaient. Ceux qui espéraient le pourrissement avaient quand même attendu longtemps. Mais ils auront eu gain de cause, car au bout de deux ans, ce fut l’amnésie, la fatigue et le refus de penser le monde qui auront eu raison des aspirations. L’État et les étatistes avaient triomphé au détriment de la vie. Et parmi eux, les habituels gardiens du temple de la droite hypernationale alliés aux barbus (milieu des affaires de droite, patriotisme administratif, frondeurs résiduels) voulant éradiquer les particularismes et faire enfler l’appareil d’État. Mais également toute la gauche centraliste (étatistes, libéraux, progressistes, la gauche des affaires, éradicateurs, humanistes républicains, lambertistes...) s’accrochant à l’idée de nation et de politique comme à un objet transitionnel.
En somme, les prête-nom de la machine capitaliste avaient réussi, encore une fois, à retenir la levée du voile et à faire perdurer le système duquel ils ont ricoché.

Sur la ligne à haute tension, les trois rouges-gorges étaient partis. Je ne m’en étais même pas rendu compte. Plus de couleur. À travers le blanc, la fumée, l’amnésie et le brouillard, nous marchions.

Tout ça a fini par un écrasement et par être négocié sous le comptoir avec promesses et contrats. Volet le plus pauvre et le plus méprisable d’un mouvement. La chute fut terrible et il ne restait à présent que l’image persistante de mères attendant à leur fenêtre des enfants qui ne reviendront plus.

Des hommages furent rendus, des stèles construites, des portraits accrochés... Rites et coutumes de l’échec momifiant le souffle de vie dans un musée des soulèvements.
On disparaît au moment même où l’on totémise.

Plusieurs centaines de vies, hommes et femmes, chacun.e avec sa complexité, ses rides, sa manière de pousser un rire, de regarder avec tendresse, de se mettre debout, avaient été aspirées vers une dimension d’oubli.

Un mode d’organisation spontané contrecarrant l’orientation des rues, des axes, endiguant les grands flux, ré-aiguillant les trajectoires de nos corps, leurs directions, était né ou bien avait resurgit. Comme une île engloutie trop longtemps dans les profondeurs du maillage social, émergeant sous l’effet d’une marée profonde, d’une poussée brutale. Cette mémoire qui avait resurgit entre les artères enfumées de la commune, ayant le désir profond de faire advenir d’autres mondes, avait été, à nos corps défendant, aplanie, cartographiée, fixée à des connexions qui l’ont déviée, liée à des arborescences de pouvoirs et rendue inopérante.

Mais tout ceci avait bien montré que ça ne relevait ni de géographie, ni d’histoire, ni d’ailleurs de sociologie que de faire surgir des formes spontanées de vie et non d’organisation, de résonance collectives et non d’ordre, de réminiscence de lutte et non d’histoire de révoltes. Il y a, lors de ce genre de surgissement, l’invocation commune d’une faculté permettant une stabilité au moment d’agir. Un consentir ! Ceci ne va certainement pas de soi mais advient par la mise en dialogue et en équilibre de nos forces, de nos tensions, de nos compressions ; c’est notre capacité à tenir dans des états de tenségrité en refusant la pure géodésie.
Ce qu’on appelle « nos volontés d’agir » ou « nos potentialités agissantes » sont beaucoup plus porteuses vues sous un angle physique qu’axiologique. Elles sont libérées au sein même de la membrane formée par nos zones de confluences. Elles évoluent, grandissent et se précisent comme le fait le fœtus entouré par les membranes amniotiques. Ces volontés, mises les unes à côté des autres, se protégeant les unes les autres, développent des mouvements incalculés, simples, comme le ferait un corps à son stade prénatal ou bien une plante, qui par héliotropisme, regarde le soleil. Ce sont précisément ces membranes qu’on est urgemment requis.es de considérer, appelé.es à en ramifier une méthode, et qui sait peut-être une jour « une science », un « savoir », une « noésie ».
Nous sommes appelés à développer, dès maintenant, une manière de leur conférer une hétérographie. Celle-ci ne ressemblerait pas à la peinture, à la musique, à la littérature... etc., dans leurs processus stylistiques, mais elle ferait miroiter des espaces, des sensations et des perceptions typiques à ces pratiques-là, elle en peindrait, chanterait et écrirait le voyage.

« Imaginons un peuple d’aveugles aux couleurs, ce qui pourrait fort bien se produire. Ils n’auraient pas les mêmes concepts que nous […] Il n’y a bel et bien aucun critère généralement reconnu de ce qui est une couleur, si ce n’est que c’est une de nos couleurs. Dans tout problème philosophique sérieux, l’incertitude descend jusqu’aux racines.
Il faut toujours s’attendre à apprendre quelque chose d’entièrement nouveau. »
Ludwig Wittgenstein [62]

Nous n’aurons bientôt plus besoin d’analyser, de préciser à chaque pas que nous faisons, la positivité ou la négativité de nos affects (nous n’en avons d’ailleurs pas besoin actuellement), car le corps de ce que l’on construit déjà (corps positif) commence par l’esquisse des traits, des arrêtes et des angles qui le circonscrivent (corps négatif). Ce qui est précis peut-être faux, et la vérité se montrer imprécise. Pour le moment, nous n’en n’avons que des flashs, comme de brèves présences photographiques, mais cela forme d’ores et déjà notre mur porteur. Car le palpable de la photographie commence par le travail de dévoilement de son invisibilité. Que la photographie elle-même, nécessitant « négatifs », « chambre noire », hyposulfite, signifie dans son étymologie : « écrire avec de la lumière », que tout son processus peut être réuni dans l’expression « façon de dire la lumière ». Il nous faut dire ce l’on voit avec ce que l’on ne voit pas.

Et viendra le jour – bien plus tôt que prévu – où nos enchevêtrements « sociaux », nos communautés du sensible, aujourd’hui baignant dans un océan technique, seront transfigurés par des poussées mémorielles, des échappées, des résonances, des pontages et appelleront de leurs vœux quelque chose qui relève profondément d’une poésie du corps et de l’espace.
Nous nous sédimentons pour devenir l’affleurement augurant nos écritures cachées.
Nous ne nous soustrayons pour autant aucunement au regard, bien au contraire ; nous constituons notre présence sédiment sur sédiment.
Nous formons des membranes afin d’abriter des manières de nous mouvoir qui nous transforment nous-mêmes en chemins, en voyages, en expériences du sensible.

Nous sommes, depuis nos positions de rejetés par La Marchine, de malvenus, de « corps de refus » où se manifestent entre nous et La Machine des rejets mutuels, des bugs, en cours de devenirs membranaires.

Tout ceci est le signe avant-coureur que nos transformations sont déjà en cours.

Ce que nous apprendrons de ces transformations sera une chose entièrement nouvelle car totalement incertaine.

C’est une bonne nouvelle.

Tahar Kessi

Image : photogramme extrait du long métrage La Vache et le Penalty ( The Outlandish ) de Tahar Kessi. Prise en VHS-8 le 28/03/2002, Oued Aissi. A.K ©

[1Walter Benjamin, in. Expérience et pauvreté, Œuvres. Vol. 2, extraits pages 366,367, 372, Paris, Gallimard, 2000

[2Lounès Matoub, extrait de Taɛkwemt n tagrawla (le Fardeau de l’insurrection), in. Tiɣri n yemma (Complainte maternelle), album, 1996, éd. Izem

[3Durant les dernières canicules (2020, 2021, 2022), plusieurs enregistrements vidéo montrèrent des oiseaux tomber en plein vol à New-Delhi et à Bombay. Affectés par la chaleur, les oiseaux s’évanouissent et perdent la capacité de vol.

[4« Gazouz » est une appropriation par le langage parlé algérien du terme « [boisson] gazeuse ». Appropriation, comme le disait Kateb Yacine, qui ne se fait qu’en agressant la langue qui, concernant la langue française, est selon lui « un butin de guerre ».

[5En Kabylie, comme un peu partout en Algérie, beaucoup de gens fixent un pneu sur des ferrailles d’attente, sur des arrachements, lors de la finition d’un étage de maison. On peut observer cela quand les propriétaires finissent la construction d’un étage. Il y a toujours des trillés soudés, des poteaux en attente qui augurent la construction d’un hypothétique étage à venir. L’idée de « réussite » étant inconsciemment liée à celle du nombre d’étages, les maisons restent donc éternellement en chantier. On se met alors à y suspendre des pneus car la forme circulaire de ceux-ci renvoie à un œil qui reflète et contrecarre le « mauvais œil » de gens malintentionnés, envieux, ou des esprits malins. L’Islam ayant tiré la mythologie du « mauvais œil » d’anciens rites animistes (liés à « l’œil de Tanit » bien avant l’œil au centre de « la Main de Fatma »), il n’en demeure pas moins que cette façon de marquer une construction existe chez de nombreuses civilisations ( que cela soit pneu, fer à cheval, miroir, statuette, marquage par le sang ou des organes d’animaux qui sont faussement attribués à la sorcellerie par les croyances monothéistes) et remonte à des temps très lointains dans l’histoire humaine.

[6Album 7 titres de Can sorti en 1972.

[7Pièce musicale des Doors, écrite par Jim Morrison et interprétée en live, à partir des années 1970. Composée de plusieurs parties (’Lions in the Street’, ’Wake Up !’, ’A Little Game”, ’The Hill Dwellers’, ’Not to Touch the Earth’, ’Names of the Kingdom’ , ’The Palace of Exile’), elle été introduite parfois, sur scène, par l’intro Horse Lattitudes.

[8Référence au monologue d’Epaminondas Raimondakis, dans l’Ordre (1973) de Jean-Daniel Pollet, tourné sur l’île de Spinalonga (île-prison et mouroir à lépreux) : « […] Peut-être qu’en vous, il y a des sentiments de pitié. Vous nous plaignez pour la maladie, pourtant je crois que c’est nous qui devons vous plaindre, car si nous, une muraille nous sépare de la jungle, de la vie, nous avons cependant trouvé la cible et le but de la vie, ici, dans la fournaise de la maladie et de l’isolement. Je vous plains, je dis cela sincèrement. [Pour votre indifférence] Un jour, vous deviendrez vous-mêmes des détersifs et vous habiterez dans les ordures. »

[9« Anza » est un terme en Tamazight, en l’occurrence en Kabyle, signifiant « son qui habite un territoire ». Remarquons ici, comme c’est le cas dans beaucoup de dialectes, sabirs et pidgins africains, qu’un mot ramasse en les conciliant la notion d’espace, de territoire, d’habitat et de sonorité. Ce mot est voisin d’autres déclinaisons tels izzif ou anazaɛ (décrivant les sons typique de complaintes ou de douleurs). Le terme « anza » invoque des voix que l’on entend en passant près d’un lieu-dit étrange (rappelons qu’étrange comme étranger vient de l’expression « en dehors des terres »), des voix fantomatiques dont la source ne peut être vue ou identifiée. Ce terme décrit non pas la signification ou le propos tenu par ces voix mais incarne directement la nature orale de ces voix, et dit leurs sons : voix sans corps, voix qui vont de soi, qui s’étalent de tout côté et qui, pour être comprises, n’ont nul besoin d’être écoutées mais juste entendues.

[10réf 1. Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, éd. Aubier, 1958.
réf 2. Entretien sur La Mécanologie, de Jean Le Moyne avec Gilbert Simondon, 1968 : « […] Cependant une relation réelle [entre les modes d’individuation et les modes d’existence des objets techniques] me paraît exister, en ce sens qu’un objet technique existe, se constitue d’abord comme une unité, une unité solide, un intermédiaire entre le monde et l’homme, un intermédiaire, peut-être, entre deux autres objets techniques, et que la première phase de son développement est, avant tout, une phase de constitution de l’unité, une phase de constitution de la solidité. Prenez un outil : qu’est-ce qui fait l’essentiel d’un outil ? C’est qu’il est un rapport, bien-sûr, un intermédiaire entre le corps de l’opérateur et les choses sur lesquelles il agît. Mais c’est aussi qu’il doit d’abord, pour être un bon outil, être indémanchable ».

[11Vers la fin des années 90, il y avait quelques rares réunions qui se tenaient en dehors des cercles et des partis politiques, entre anciens militants communistes et insurrectionnalistes locaux. Lors de l’une de ces réunions, et concernant la création de zones désétatisées, un vieux paysan alcoolisé lança cette phrase qui n’a pas échappé à mon oreille : « Il faut rendre l’État improspère ».

[12Le tawhid (unicité) qui était cantonné au principe monothéiste d’unicité de Dieu a beaucoup inspiré le tawhid politique du parti unique, de la cause unique qui poussée à son paroxysme justifierait le massacre et l’effacement de toute autre culture vernaculaire africaine non assimilable dans cette « unité ». Unicité politique, territoriale, ou divine veut plus dire « assimilation » ou « entrée dans les rangs ».

[13Pier Paolo Pasolini, in. La Stampa, 1975, republié sous le titre L’Ultima intervista di Pasolini, en 2005, éd. Avagliano

[14Artane : médicament antiparkinsonien qui appartient à la famille des anticholinergiques (atropiniques). Il est utilisé dans le traitement de la maladie de Parkinson et des syndromes parkinsoniens induits par les neuroleptiques. Durant des années, les jeunes se shootaient à l’Artane, à l’Haldol, au Lcxomil, au Tramadol LP... etc, qu’ils surnommèrent entre autres La Fusée (El Saroukh), Madame Courage, L’Art Tan, El Mort Fine..., etc. L’État garantissait la libre circulation de ces médicaments car beaucoup d’entre eux étaient des camisoles chimiques.

[15« Roumi » est encore un mot issu de ce butin de guerre langagier : « roumi » renvoie à « romain » qui est l’ancienne appellation du colon. Les collons français et l’administration coloniale ont été, ensuite, appelés les roumis par ceux qu’ils appelèrent « indigènes », « zouaves »..., etc. Aujourd’hui, ce terme est entré dans le langage de tous.les jours et désigne quelqu’un de nationalité française, voire issu d’Europe de l’ouest.

[16Le « café spécial » est servi dans les cafétérias algériennes : fait à la presse à piston, extrêmement serré, auquel est ajoutée une dose de poudre de cacao. La chose devient alors plus fluide que liquide.

[17réf. Henri Maldiney, Regard, parole, espace, p 143 : « Sans doute pouvons-nous sortir du paysage pour entrer dans la géographie, mais nous y perdons notre Ici. Nous n’avons plus de lieu. Nous n’avons plus lieu. ’’La totalité de l’étant devient thème’’ ».

[18in. Le Caractère Destructeur, p 331, Walter Benjamin, Œuvres. Vol. 2, Paris, Gallimard, 2000.

[19Constant Nieuwenhuys, New Babylon (1959-1969). Ce projet d’urbanisme utopique développé par Anton Contant Nieuwenhuys est à la fois une critique politique et esthétique radicale de l’architecture (dont le concept fut très rapidement renveloppé par celui d’urbanisme) en mêlant plusieurs disciplines artistiques. Ce projet s’intéresse par un abord radical au « delà » des tensions existant entre politique et esthétique. Le thème de « tension » ayant jalonné le travail de Constant.

[20« Le mot psychogéographie, proposé par un Kabyle illettré pour désigner l’ensemble des phénomènes dont nous étions quelques-uns à nous préoccuper vers l’été de 1953, ne se justifie pas trop mal. Ceci ne sort pas de la perspective matérialiste du conditionnement de la vie et de la pensée par la nature objective. La géographie, par exemple, rend compte de l’action déterminante de forces naturelles générales, comme la composition des sols ou les régimes climatiques, sur les formations économiques d’une société et, par là, sur la conception qu’elle peut se faire du monde. La psychogéographie se proposerait l’étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus. L’adjectif psychogéographique, conservant un assez plaisant vague, peut donc s’appliquer aux données établies par ce genre d’investigation, aux résultats de leur influence sur les sentiments humains, et même plus généralement à toute situation ou toute conduite qui paraissent relever du même esprit de découverte. Le désert est monothéiste, a-t-on pu dire il y a longtemps. Trouvera-t-on illogique, ou dépourvue d’intérêt, cette constatation que le quartier qui s’étend, à Paris, entre la place de la Contrescarpe et la rue de l’Arbalète incline plutôt à l’athéisme, à l’oubli, et à la désorientation des réflexes habituels ? », Guy Debord, in. Introduction à une critique de la géographie urbaine, publié dans Les lèvres nues n° 6, Bruxelles, 1955.

[21Henri Nouveau (alias. Heinrich Neugeboren), Représentation plastique de la fugue en mi bémol mineur de Jean-Sébastien Bach (mesures 52-55), maquette, 1928, Bauhaus, Dessau. Accompagné du commentaire : « Deux plans, l’un derrière l’autre, montrent par une réalité plastique : (1) horizontalement, le déroulement constructif, (2) verticalement, l’éloignement de chacune des notes de la note tonique, (3) d’avant en arrière – aussi bien à la base que s’élevant en oblique à 45° – l’éloignement des voix les unes des autres. ».

[22Invasión, film long métrage de Hugo Santiago, 1969, scénario par H. Santiago, Luis Borges et Adolfo Bioy-Casares, dont la trame sonore, quasi indépendante, dessine à elle seule les artères de la ville imaginaire d’Aquiléa.

[23Réf. Michel Foucault, Hétérotopies, in. Des espaces autres, 1967

[24Le principe de tenségrité (« Tensegrity » : tensile integrity, ou « réseau tendu et continu ») est la capacité d’une structure architecturale, physique, biologique ou microbiologique (géode, construction, cytosquellette ..., etc.) à être stable grâce à des tensions qui l’équilibrent. Buckminster Fuller rendit célèbre ce principe avec ses considérations géodésiques (dômes géodésiques de la Biosphère de Montréal, 1969) et un brevet fut accordé à celui-ci en 1949. Cependant, l’idée d’une structure équilibrée sous trois dimensions remonte aux travaux du sculpteur russe Karl Ioganson et son œuvre nommée Construction Systématique (Самонапряженная конструкция) datant de 1921.

[25Safotage : agression nécessaire caractérisée du mot « échafaudage » par l’argot local.

[26Pierre Kropotkine (Piotr Alexeyevitch Kropotkin, Пётр Алексеевич Кропоткин ), Esprit de révolte in. Parole d’un révolté, p 285, éd. Marpon & Flammarion, 1885.

[27Double-blanc ou doubles-blancs est une variante de jeu de dominos consistant à placer la pièce « blanc-blanc » au milieu du jeu et à ramifier ensuite d’autres pièces. Le but étant de marquer des points en constituer des multiplicateurs de 5. À la différence des dominos classiques (le jeu du double six), le double-blanc se joue sur quatre côtés et nécessite une dimension supplémentaire de calcul prévoyant les multiplicateurs selon les pièces distribuées.

[28Les Saisons (Tarva YeghanaknèreVremena goda), film court métrage d’Artavazd Pelechian (Artavazd Achotovitch Pelechian, Արտավազդ Փելեշյան ), 1975.

[29Heaven’s Gate, film long-métrage de Michael Cimino, 1974

[30in. La grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf, fable de Jean de la Fontaine.

[31À nos amis, éd. La fabrique, 2014

[32Ibid. pages 22, 23, 24.

[33Paul Virilio, in.Vitesse et politique (essai de dromologie), p.p 137, 138, éd. Galilée, 1977.

[34in. Les pierres sauvages, Fernand Pouillon, Seuil, 1964

[35« Route de bailek » est une expression qui, en Kabylie, signifie dans quelques sabirs : « la route commune », dans d’autres « route publique » ( non pas nationale ). « Bailek » renvoie aux « Beyliks », anciennes provinces sous La Régence d’Alger et les beys ottomans. Sachant que les ottomans ne se sont jamais implantés ailleurs que sur les littoraux, les routes, les pistes et les chemins menant vers les montagnes avaient été taxées. La régence envoyait alors des caïds (« qayed ») afin de prélever l’impôt directement chez des vassaux qu’ils avaient cooptés au sein des tribus indigènes sédentarisées en haute montagne. Ceci afin de payer le droit de passages qu’ils ont eux-elles-mêmes ouverts. Ce fut d’ailleurs à la même période où les collons européens, en Amérique, détournèrent l’eau des tribus amérindiennes pour la leur revendre plus tard.

[36Jean Oury, Danielle Sivadon : « [...] Les schizophrènes ont des antennes », in. Constellations, dialogue entre Jean Oury et Danielle Sivadon, CD, éd. Michel Balat, 2003/2004

[37« Hnouchs » en Derdja (arabe argotique) veut dire « serpents ». Appellation donnée aux policiers par les prisonniers algériens et qui sera reprise suivant la même signification dans les pays francophones.

[38Les Moissons du ciel, film long métrage de Terrence Malick, 1978.

[39Miller’s Crossing, film long métrage des frères Cohen, 1990.

[40Appellation donnée aux chaussures Adidas modèle Nastase de contrefaçon qui étaient, dans les années 90, vendues par centaines de milliers aux Districh. « Fouhou » est dérivé de « fouh » c’est-à-dire : « empester », mais il se rapprocherait plus de « schlinguer » en argot.

[41Zabriskie Point, film long métrage de Michelangelo Antonioni, 1970.

[42Sylvia Wynter, in. Human Being as Noun ? Or Being Human as Praxis ? Towards the Autopoetic Turn/Overturn : A Manifesto, p.8

[43Sylvia Wynter, in. Re-enchantment of Humanism : An interview with Sylvia Wynter, p.p. 205, 206. Interview avec David Scott publié dans la revue Small Axe en 1999.

[44in. Verset 111 du Repentir (Sourate Al Tawba), Le Coran

[45« Bayɛ » en arabe se traduit par « vente » et non par « échange » comme écrit dans le texte traduit.

[46Ibid. suite du verset

[47Les Corinthiens 1 : 19

[48Cantique 4 : 4

[49Génèse 47 : 18

[50réf. Walter Benjamin, Le Livre des passages, in. Paris, capitale du xixe siècle, éd. du Cerf, 1997, p. 404 : « L’empathie pour la valeur d’échange de la marchandise, pour son substrat égalisant, voilà l’élément décisif »

[51Le tapis, dans tous ses états, particulièrement le tapis de prière qui est inspiré du tapis perse, est un emblème graphique et monogrammatique renvoyant aux jardins d’Eden. Le tapis, par les dessins et les symboles qui apparaissent dessus décrivant une végétation luxuriante et de l’eau, c’est l’idée-même du voyage écrite sur du tissu, sur lequel on se prosterne plusieurs fois par jour. Les médias, l’audiovisuel, l’informatique et les religions de l’événementiel sont venus d’ailleurs remplacer cette symbolique en s’inspirant, en condensant et en transcrivant de la même manière, sur des supports différents, d’autres mythologies. Il y a dans un film court-métrage de Johan Van Der Keuken (je crois...), un voyage immobile d’un homme rêvant de se déplacer sur le dos d’un tapis perse.
Ce support est une icône et un miroir cryptique d’un système d’idées.

[52Henri Maldiney, in. Regard, Parole, Espace, p. 143, éd. l’Âge d’Homme, 1973.

[53Fernando Arrabal : « Si le désir cupide (et stupide) de gagner est une inépuisable source de souffrance, une combinaison brillante sur l’échiquier est une découverte : le coquelicot qui s’épanouit lorsque apparaît la Voie Lactée », à propos des échecs et de Bobby Fischer.

[54réf. Lounis Aït Menguellet : « Ikcem waɛreẓ taɣrast, la t-ttru tzizwit mi truḥ / Le frelon [ou la guêpe] entrant dans la ruche, l’abeille pleurait en partant », extrait de Tizizwit (l’abeille), in. Amjahed (Le Combattant), album, 1977). Cette chanson tissée d’allégories traite de faits éminemment politiques, à savoir l’invasion du champ social par les structures militaires (sous Boumédiene), l’interdiction des langues vernaculaires, l’introduction de langues techniques au sein de l’enseignement et la militarisation de la société civile par la création et le placement, en masse, de toutes sortes de corps de police, d’armée, de gendarmerie et de renseignement.

[55Jean de Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique, ou de la richesse dans ses rapports avec la population, 1819, livre II p. 317, ainsi que dans le tome VII
*J’ai un doute concernant le tome VII, à vérifier. Ceci est issu d’’une prise de note et donc recopiée sur mon cahier comme suit : « En règle générale, toutes les fois où la demande pour la consommation surpasse les moyens de produire de la population, toute découverte nouvelle dans les mécaniques ou dans les arts, est un bienfait pour la Société, parce qu’elle donne les moyens de satisfaire des besoins existants. Toutes les fois, au contraire, que la production suffit pleinement à la consommation, toute découverte semblable, dans notre organisation actuelle, devient une calamité, puisqu’elle n’ajoute aux jouissances des consommateurs autre chose que de les satisfaire à meilleur marché, tandis qu’elle supprime la vie elle-même des producteurs ». Je m’excuse de ce doute auprès du lecteur.trice.

[56Ezra Pound, in. Canti pisani (Cantos Pisans), Ezra Pound, canto LXXI : Quello che veramente ami rimane ou Strappa da te la vanita.

[57réf. « le caractère destructeur », in. Le Livre des passages, Walter Benjamin

[58Nelly Sachs, extrait de À vous qui bâtissez la nouvelle maison, in. Dans les demeures de la mort, Eclipse d’étoile, éd. Verdier, 1999.

[59Ingeborg Bachmann, in. Toute personne qui tombe a des ailes, p 139, éd. Galimard, réponse à Paul Celan.

[60Djadarmis : Gendarmes en argot.

[61Roman Jakobson, in. Huit questions de poétique, p 13, p 184, éd. Seuil, 1977.

[62Ludwig Wittgenstein, in. Remarques sur les couleurs, p 10, éd. GEM Anscombe.

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