Netflix, nouvelle étape du capitalisme ?

L’industrie culturelle à l’assaut du sommeil

paru dans lundimatin#380, le 27 avril 2023

Netflix est l’une des figures de proue du capitalisme attentionnel, celui qui cherche à nous accaparer toujours plus de temps de cerveau disponible, et dont la data constitue la matière première. Les agents du capitalisme, Netflix en tête, se sont obstinés à développer de nouveaux outils pour retenir toujours plus longtemps leurs utilisateurs, qu’on pense à la possibilité de visionner une série en accéléré, à passer le générique de début ou au lancement automatique de l’épisode suivant...

La plateforme compte plus de 200 millions d’abonnés à travers le monde, et sa dernière série phénomène en date, Squid Game, a cumulé 2,1 milliards d’heures de visionnage – soit 240 000 ans. Accusée tour à tour de promouvoir des contenus réactionnaires, misogynes ou woke, on est bien en peine de déterminer quelle est l’idéologie de Netflix – si ce n’est celle du profit. Armés des textes qu’Adorno a consacré à l’industrie culturelle, nous tâcherons d’y voir plus clair et déterminerons quel est le projet derrière la plate-forme qui cherche à « combattre notre sommeil ».

« We actually compete with sleep. »
Reed Hastings (PDG de Netflix)

L’industrie culturelle ou la fin de l’art

Dans La dialectique de la raison, Adorno et Horkheimer affirment qu’il ne peut pas y avoir d’authentiques œuvres d’art dans l’industrie culturelle, car celles-ci sont insérées dans un système rationalisé, véritable « cage de fer » qui soumet tous les maillons de la chaîne, du producteur au consommateur, à une logique d’efficacité et de rentabilité. L’industrie culturelle, terme préféré par les auteurs à la culture de masse, de façon à ne pas donner l’impression qu’il s’agirait d’une culture produite par la masse, mais que nous avons en réalité affaire à une industrie réalisant des produits dans une perspective top down, est pour eux anti-Aufklärung et opposée aux individus. Elle ne cherche pas à satisfaire les désirs spécifiques de ces derniers, mais à conditionner leur goûts et préférences de façon à vendre ses marchandises industriellement produites, transformant les individus en une masse de consommateurs qui deviennent malgré eux les rouages de la machine capitaliste. Symbole de l’industrie culturelle, les films ne font bien évidemment pas exception.

L’art est pensé chez Adorno comme une force critique négative et autonome de tout pouvoir politique : sa vocation a toujours été de proposer une contre-utopie à la société présente. Selon lui, l’art se doit d’être « contradictoire et dissonant » [1], et rendre le spectateur étranger à lui-même : « Il faut façonner des perspectives qui déplacent et rendent le monde étrange ». [2] Au fond, l’art est la « négation déterminée de la société déterminée » [3], il se refuse à dialoguer et consiste en une non-communication. [4]

Mais à l’ère de l’industrie culturelle, le particulier (le détail), qui faisait la spécificité des grandes œuvres d’art en subvertissant l’universel (le style général), et qui s’inscrivait comme une confrontation avec l’ordre établi, a disparu. L’industrie cherche à faire de l’universel la norme en uniformisant les goûts des individus devenus simples consommateurs, et transforme les œuvres d’art censées défier l’individu et la société en une marchandise rapidement consommée. De telle sorte que chaque œuvre produite au sein de l’industrie culturelle n’est rien de plus qu’une célébration du statu quo. Il symbolise ce déplacement en prenant l’exemple de la tragédie, qui exprimait dans l’art traditionnel « un mouvement de protestation négative qui exposait la souffrance humaine » [5], et qui a été transformé par l’industrie culturelle en « destin »  : « La tragédie se réduit à la menace de détruire qui ne coopère pas… le destin tragique devient juste châtiment ce que l’esthétique bourgeoise a toujours tenté d’en faire. » [6] L’œuvre d’art, dont la fonction est d’être une « finalité sans fin » pour parler comme Kant, n’est plus vraiment une œuvre d’art puisqu’elle possède une fonction : générer du profit. L’intégration de l’art à la société marchande, de même que la disparition de la sphère d’autonomie des individus qu’avait auparavant permis la société libérale, ont conduit à la disparition de la négativité et de la contestation du statu quo au sein d’une société que Marcuse qualifie d’ « unidimensionnelle ». [7]

Netflix et la pseudo-individuation

Mais revenons à Netflix. La plateforme se présente comme un service personnalisé en proposant des suggestions à ses abonnés, service rendu possible par une base de données référençant des dizaine de milliers de genres. Le succès de la multinationale ne doit rien au hasard, en effet : «  son fondateur et directeur, M. Reed Hastings, diplômé en informatique de l’université Stanford, le berceau de Google, sait tirer le meilleur parti des traces laissées par les utilisateurs : observer les comportements, classer les préférences, recommander des parcours dans son catalogue, bref, nourrir des algorithmes. » [8]

L’entreprise cherche toujours plus à adapter son offre à son cœur de cible, à savoir une « une population jeune, urbaine et connectée, particulièrement réceptive aux thématiques de société développées par l’entreprise. » Néanmoins, si Netflix porte autant d’attention à ses clients en leur offrant un contenu personnalisé, ça ne signifie pas pour autant qu’il les considère comme des sujets : « Le consommateur n’est pas roi, comme l’industrie culturelle le voudrait, il n’est pas le sujet de celle-ci, il est son objet. » [9] L’abonné Netflix est ainsi l’objet de l’attention de l’entreprise. Il ne s’agit nullement d’un service personnalisé, dont le but consisterait à prévoir et connaître à l’avance les besoins du client, mais d’une pseudo-individuation [10], c’est-à-dire de l’établissement d’un profil type de l’abonné de façon à le faire rentrer dans des catégories types et lui proposer un contenu générique adapté à son profil.

Les algorithmes disent qui vous êtes, ils affirment : « vous êtes comme ceci, alors voici ce que vous devriez aimer », sous-entendu ce qu’une personne comme vous, normalement constituée, est censée aimer. Sous ses apparences de diversité et de fun, la plateforme étasunienne contribue ainsi à figer les identités en enfermant chaque utilisateur dans une « bulle de filtres » où le contenu proposé le cloisonne toujours plus de l’extérieur. Comme l’explique Adorno : « Les distinctions emphatiques établies entre des films de catégorie A et B, ou entre des histoires publiées dans des magazines de différents prix ne se fondent pas tant sur leur contenu même que sur la classification, l’organisation des consommateurs qu’ils permettent ainsi d’étiqueter » [11], ou encore : « Chacun doit se comporter pour ainsi dire conformément à son niveau déterminé préalablement par des statistiques, et choisir les catégories de produits de masse fabriqués pour son type.  » [12]

Quelle est l’idéologie de Netflix ?

La plateforme est sans cesse sous le feu des critiques. La critique réactionnaire s’offusque du « progrès social » promu par Netflix, voyant dans «  le multiculturalisme et le progressisme promus par la plate-forme un véritable danger civilisationnel  », et s’inquiète de l’influence des valeurs diffusées au sein de la société. Ainsi, des politiciens et médias conservateurs pro-Trump se sont mobilisés contre la diffusion sur la plateforme d’un film dont la campagne marketing présentait de très jeunes actrices prenant des poses de danse suggestives. Accusée d’hyper-sexualiser les enfants et de pédopornographie, une polémique s’en suivit qui appela au boycott de Netflix, diffusé sur les réseaux sociaux sous le hashtag #CancelNetflix, ce qui provoqua une vague de désabonnements aux États-Unis. [13]

La seconde critique provient du pôle « progressiste » qui dénonce les discours à géométrie variable de la plateforme. Ainsi en octobre 2021, la diffusion du one-man show de Dave Chappelle, jugé transphobe et homophobe par des associations LGBTQ+, provoqua une vague de critiques aussi bien dans les médias qu’au sein de l’entreprise. La plateforme afficha néanmoins son soutien à l’humoriste en invoquant le principe de la liberté d’expression, et, afin d’éteindre la polémique, le co-directeur général de Netflix déclara croire « fermement qu’un contenu sur un écran ne se traduit pas directement en violence dans le monde réel » : ce qui constituait une contradiction flagrante avec la volonté affichée par la plateforme d’œuvrer en faveur du changement social. Empêtré dans ses contradictions, il fut contraint de rectifier ses propos quelques jours plus tard : « Bien sûr, la narration a un impact réel dans le monde réel. Je le répète parce que c’est pourquoi je travaille ici, c’est pourquoi nous faisons ce que nous faisons. Cet impact peut être extrêmement positif, et il peut être très négatif.  » [14]

Dès lors on peut se demander pourquoi Netflix, pilier du capitalisme attentionnel dopé aux algorithmes, diffuse tout et n’importe quoi – y compris la critique de la technologie (The Great Hack, The Social Dilemma, etc.) et du système capitaliste ? S’agit-il uniquement de générer du profit, de satisfaire ses différentes catégories d’abonnés, et ce, peu importe le contenu ? En somme : Netflix mange-t-il à tous les râteliers du moment que c’est rentable ?

L’américanisation du monde

A travers Netflix c’est tout le soft power étasunien qui se met en branle, poursuivant l’américanisation de nos imaginaires. L’immense majorité des contenus proposés sont évidemment hollywoodiens, mais la plateforme s’infiltre également au sein des productions culturelles locales, comme le revendique Reed Hastings : « Netflix devient un producteur français majeur et plus seulement une machine à exporter des contenus hollywoodiens. » [15] S’ensuit une hollywoodisation des contenus locaux produits par Netflix : «  La série La Révolution, qui évoque les prémices du bouleversement de 1789, s’apparente entièrement à une œuvre hollywoodienne fantastique et anachronique ; c’est en vain que l’on y chercherait la moindre vraisemblance historique, ou le moindre intérêt politique, alors qu’elle renvoie à un épisode fondamental de l’histoire de France. Dans la même veine, Marseille (produite en partenariat avec TF1), une série avec Gérard Depardieu, est davantage inspirée par la série House of cards sur la Maison blanche, que par la réalité sociale, politique ou géographique de la ville, réduite au rang de carte postale. » [16]

Depuis ses origines, l’industrie culturelle constitue le cheval de Troie du soft power US, qu’on pense au rock’n’roll, au jazz ou à ses séries TV, tous autant de supports à la diffusion de l’american way of life et ses valeurs à l’échelle planétaire. Dans le monde bipolaire de la guerre froide, ce soft power a servi à gagner les cœurs et les esprits, comme le relate l’ouvrage de Frances Stonor Saunders au sujet de la guerre culturelle menée par les USA. [17] Dans sa guerre contre l’URSS, le « monde libre » avec à sa tête les États-Unis cherchait à démontrer que l’Occident était l’endroit où les artistes étaient libres de s’exprimer – par opposition à l’URSS où primait la censure d’État –, l’idée étant d’éloigner les intellectuels et artistes du communisme en démontrant que New-York constituait l’épicentre artistique et culturel mondial. A travers la création de dizaines de publications ainsi que d’un organisme chargé d’exporter l’art étasunien, la CIA promu ce dernier partout dans le monde, faisant de l’expressionnisme abstrait un courant artistique majeur.

Dénoncée de longue date, cette américanisation se poursuit par le biais des plateformes numériques (GAFAM) et de VOD (Netflix, Amazon Prime, etc.) qui exportent, pour le meilleur et pour le pire, tout un tas de concepts étasuniens : Cancel Culture, Woke, Gender Studies, etc.

The medium is the message

S’il est si difficile de trouver une cohérence dans les contenus diffusés par Netflix et de définir quelle serait son idéologie, c’est parce que cette dernière se trouve juste sous nos yeux : dans la plateforme elle-même. Au fond, on pourrait dire avec MacLuhan que « the medium is the message  ».

Là où Walter Benjamin vantait le cinéma comme une expérience collective capable de réunir les « masses » – les prolétaires – en un seul et même endroit, ce qui constituait en soi un potentiel révolutionnaire, et proposait une « théorie du choc » de ce nouveau médium où le montage et ses sauts dans le temps et dans l’espace créait des effets de sidération chez le spectateur en lui faisant percevoir le monde différemment (le rendant étranger à lui-même comme chez Adorno), choc censé conduire à un effondrement des catégories de perception produites par la bourgeoisie qui ferait voir au prolétaire le monde tel qu’il est, inhumain, Netflix propose une expérience individuelle, chez soi : exit les conversations d’après séance ou les (rares) moments d’échange avec un.e inconnu.e. La plateforme symbolise la dynamique du capitalisme qui cherche à individualiser toutes les expériences de la vie : de la trottinette en libre-service au logement Airbnb, en passant par Deliveroo, il s’agit toujours de consommer – mais de consommer seul. L’isolement des individus est une condition nécessaire au développement du capitalisme car il permet de bloquer toute force sociale d’opposition, mais aussi d’accroître le contrôle et la discipline. En somme la poursuite de l’atomisation de la société. La thèse 29 de la Société du spectacle ne dit rien d’autre : « Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé. » Ainsi, après avoir démantelé un à un tous les liens qui unissaient entre eux les individus au sein d’une société moribonde, le spectacle se trouve désormais au centre de toutes les relations interindividuelles : on est incapable de parler d’autre chose que de son boulot, du dernier iPhone ou de l’énième série Netflix qu’on a regardé.

Tout ce temps passé devant un écran, à se « vider la tête », c’est autant de temps qui ne sera pas consacré à la réflexion, qu’elle soit politique, poétique ou philosophique, autant de temps qui ne sera pas passé à rêver, aimer, sentir, découvrir, autant de temps tenu à l’écart du reste de la société au profit du confort artificiel du spectacle / Netflix. En somme, on pourrait paraphraser Bourdieu et dire que : le divertissement fait diversion. Le capitalisme, à travers la propagation continue de marchandises en tous genres, a dû constamment faire face au problème de l’attention qui en a résulté chez le sujet. La réponse a consisté à imposer un régime disciplinaire de l’attention [18], c’est-à-dire à immobiliser les sujets de façon à pouvoir les rendre davantage contrôlables, et qui trouve son illustration paroxystique dans le dispositif Netflix. Dans une société où tout va toujours plus vite et où tout est sans cesse en mouvement, le dispositif Netflix individualise, immobilise et sépare inéluctablement.

D’autre part, en diffusant des films ou séries « réalistes » (Adorno dirait « naturalistes »), on ancre dans le crâne de l’individu que la société est comme elle est, et que rien n’y pourra changer, toute considération politique est écartée, il n’est question que de l’individu et de son empowerment  : « sois qui tu veux être, cela ne dépend que de toi. » Netflix et l’industrie culturelle se font donc les agents du néolibéralisme, défendant l’idée que « there is no such thing as society ». Bien plus que de simples divertissements, les contenus Netflix sont avant tout des mots d’ordre. On parle bien d’industrie car, d’une part ces marchandises sont produites industriellement, mais aussi parce que leur contenu est industrialisé, dupliqué, répliqué, cloné, uniformisé... De sorte que toutes les productions Netflix finissent inlassablement par se ressembler : «  Dès le début d’un film, on sait comment il se terminera, qui sera récompensé, puni, oublié ; et, en entendant de la musique légère, l’oreille entraînée peut, dès les premières mesures, deviner la suite du thème et se sent satisfaite lorsque tout se passe comme prévu. La longueur moyenne d’une short story est décidée une fois pour toutes et on ne peut rien y changer. Même le nombre des gags, des effets spéciaux et des plaisanteries est prévu comme le cadre dans lequel ils s’insèrent. » [19]

Julien Champigny

[1Bernard, C. (2005). L’art de l’aporie : penser l’impensable avec Adorno et Benjamin. Études anglaises, 2005/1(Tome 58), pp. 31-41.

[2Ibid.

[3Lachaud, J-M., Neveux, O. (2009). Arts et révolution. Sur quelques éléments théoriques et pratiques. Actuel Marx, 2009/1(N°45), pp. 12-23.

[4Ibid.

[5Adorno, T., Horkheimer, M. (1947). La dialectique de la raison. Paris, Gallimard.

[6Ibid.

[7Marcuse, H. (1964). One-Dimensional Man : Studies in the Ideology of Advanced Industrial Society (1st Ed.). Beacon Press.

[8Henneton, T. (2019, février). Les recettes de Netflix. Le Monde Diplomatique, p. 27.

[9Adorno, T. (1964). L’industrie culturelle reconsidérée. Communications, n°3, 1964, p. 12.

[10Adorno, T., Horkheimer, M. (1947), op. cit.

[11Ibid., p. 183.

[12Ibid.

[13
Wiart, L. (2022). Quand Netflix fait de la diversité son meilleur argument commercial. Nectart, 14, 72-83.

[14Ibid.

[15Touzé, V. (2020, décembre). Netflix : main basse sur l’audiovisuel français. Le vent se lève.

[16Ibid.

[17Saunders, F-S. (1999). Who Paid the Piper ? : CIA and the Cultural Cold War. London : Granta.

[18
Crary, Jonathan. « Chapitre 1. Le capitalisme comme crise permanente de l’attention », Yves Citton éd., L’économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ? La Découverte, 2014, pp. 33-54.

[19Adorno, T., Horkheimer, M. (1947), op. cit., p. 186

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