Nécessaire, la guerre… ?

Benjamin Lévy

paru dans lundimatin#481, le 24 juin 2025

La guerre nécessaire… La guerre justifiée… Justifiée, préventive et nécessaire… Légitime, préventive et justifiée… Ce refrain, cette ritournelle… Qui, loin de bercer, inquiète…

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À Gaza, depuis des mois déjà, Israël ne combat plus… Israël massacre. Ce n’est plus une lutte, c’est un carnage. Seulement par métaphore l’on y parlerait de bataille, qui implique courage plutôt que la veule lâcheté d’une tuerie de civils affamés venant chercher un carton de nourriture pour leurs enfants et eux-mêmes.

L’instrumentalisation de la mort est la racine des idéologies. Chaque idéologie change la mort et les morts en arguments, outils, instruments qui, la justifiant, servent une fin. Ecrire judéo-fascisme m’écorche la peau, pourtant c’est le terme idoine. Une idéologie judéo-fasciste, pour laquelle la mort et les morts du 7 octobre 2023 servent d’outils et de justification. Une idéologie messianique, celle de Netanyahou et de sa clique, construite en miroir, par imitation d’un islamo-fascisme tout aussi fanatique et amoureux de la mort : on y reconnaîtra le Hamas, le Hezbollah et les ayatollahs, apôtres iraniens du martyr.

Il y a un fascisme messianique en Israël : un messianisme qui promet de reconstruire le Temple à la place de la mosquée Al Aqsa, tout comme les fanatiques hindous en Inde, menés par Modi, détruisent des mosquées pour les remplacer par des sanctuaires. Les grands-remplaçants sont toujours les fascistes. En Israël, leur messianisme célèbre aujourd’hui les hommes providentiels, les guerres nécessaires et l’élection morale d’un peuple. Chez Netanyahou et ses sbires la République judaïque d’Israël décalque fantasmatiquement la République islamique d’Iran.

Bien sûr, je sais, il y a toujours ceux qui vous accusent d’avoir oublié de dire quelque chose dans votre texte : « Tu n’as pas parlé de ceci », « Oui, mais tu ne dis rien de cela » – comme si la parole ou l’écrit pouvaient (devaient ?) être complets, totalisés. Panoptiques.

Il y a un ferment de messianisme mélancolique dans le judaïsme. Il apparaît chez Walter Benjamin, chez Jacques Derrida avec son « messianisme sans messie » et de longue date dans la tradition hassidique. Mais il existe aussi dans le judaïsme une tendance au messianisme maniaque qui reparaît à intervalles : au XVIIe siècle chez le faux messie Sabbataï Tsevi qui, dit-on, finit par se convertir à l’islam, ou chez l’escroc Netanyahou, converti au Hamas par ambition, agissant en terroriste afin d’éviter la prison qui lui tend les bras.

Dans le messianisme mélancolique, l’attente prédomine. Dans le messianisme maniaque, c’est en agissant – et par la transgression – qu’advient la rédemption. Le netanyahisme, c’est le messianisme actif + les avions de combat. C’est la promesse d’une ère messianique « réalisée » et non « attendue », avec sans cesse – depuis trente ans déjà – cette idée que, ça y est, « on touche au but ». Encore quelques bombes et le Hezbollah, le Hamas, l’Iran, que dis-je, l’ennemi terroriste mondial, sera vaincu. Certains y croient. Certains le disent, qu’ils y croient. Depuis trente ans, l’advenue de la totalité pacifiée est imminente. Alléluïa.

Et ceux-là parlent en termes religieux. Ce n’est plus une question politique, c’est la lutte contre Amalek, l’ennemi mythologique des Hébreux, dans la Thora. Etrange ! Les mêmes qui, hier, décriaient « les musulmans » en disant qu’ils ne savaient pas, eux, « interpréter leur texte », donc les accusant, eux, d’être « littéralistes » dans leur abord du Coran et par conséquent « paranoïaques » (je n’invente rien, c’est ce qu’ils disaient hier) sont aujourd’hui devenus intégristes de la Thora, lisant les événements avec des yeux qui littéralisent son texte.

Moi qui naïvement pensais jusqu’à récemment que le dispositif de lecture et d’interprétation nommé Talmud constituait une protection – bâtie siècle par siècle, chaque génération y apportant sa pierre – afin que jamais le texte ne se referme sur lui-même, que jamais il ne se littéralise, se mythologise… Quelle naïveté. Aucun Talmud ne résiste aux trous-du-cul messianistes, quelle que soit leur confession.

J’emploie l’expression trous-du-cul en hommage à quelqu’un qui, s’y connaissait. Il s’agit du jeune homme qui nous a hébergés dans sa famille, à Mashhad en Iran, quand à l’été 2019 nous avons séjourné quelques jours dans cette ville - la plus sainte de la République Islamique. Il s’appelait Mohsen, et nous avait accompagnés, ma compagne et moi, dans la visite du tombeau de l’imam Reza, où régnait une impressionnante hystérie religieuse collective. Il y avait foule, pourtant nous étions venus là à minuit passée, pour échapper à la grande canicule. Le lendemain nous allâmes visiter le tombeau de Ferdowsi, l’un des plus grand poètes de langue persane. Depuis lors, Mohsen s’est exilé en Grande-Bretagne. Son oncle, disait-il, était gardien de la révolution, tenant une armurerie célèbre dans la ville. Et Mohsen, qui avait traduit des pièces de Shakespeare en persan, avait souvent le mot « asshole » à la bouche pour désigner les idiots néfastes. L’assholisme, c’est l’ivresse des abstinents. Une addiction sans religion fixe.

On nous dit qu’Israël est une démocratie. Comment une démocratie peut-elle laisser le même homme aux manettes (à quelques interludes près, du genre insignifiants) durant trois décennies ? Il faut voir ou revoir le film d’Amos Gitai, Le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin, pour se souvenir qu’en 1995 déjà, Netanyahou aimait la mort, et qu’il aimait l’utiliser comme l’arme de ses succès.

Ou n’est-ce aujourd’hui, ainsi que le soutiennent certains, n’est-ce « que » la vengeance des Sefardim, des Mizrahim - les juifs du Maghreb, du bassin méditerranéen et d’Orient, longtemps méprisés par la classe gouvernante ashkenaze ? Certains aiment à proclamer que, maintenant qu’ils sont au pouvoir, ces juifs d’Orient et du bassin méditerranéens, eux qui « savent y faire avec les Arabes » [sic], enfin Israël aurait le courage d’affronter les vrais problèmes en y donnant les bonnes solutions [re-sic] ? Il faudrait remonter plus loin, loin en arrière, dans l’histoire, pour discerner comment les haines jalouses, les rivalités envieuses entre juifs d’Europe et juifs d’Orient et de Méditerranée se sont attisées ; et comment l’histoire des colonisations puis des décolonisations a soufflé sur les braises de rivalités entre juifs et musulmans. Infini récit, dialectiques sans terme…

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À quelques jours près, j’ai passé plus de temps dans ma vie en Iran qu’en Israel. Mes pensées vont ces derniers jours à la survie des amis qu’avec ma compagne nous avons là-bas : Mahyar et Guiora, à Téhéran, Razieh et son mari Hussein à Shiraz. Leur vie, déjà, était difficile. Pénurie de médicaments vitaux pour la première. Impossibilité de voyager et d’acheminer des livres depuis l’étranger pour le deuxième. Renoncement à concevoir des enfants pour les troisièmes, de peur que leur progéniture ne soit endoctrinée. Tous, ils vivent maintenant dans un pays en guerre.

Pour avoir écrit les lignes qui précèdent, il m’a été reproché de montrer trop d’empathie envers les Iraniens, et trop peu envers ceux qui, en Israël, sont sous les bombes des mollahs. Alors, trop ? Ou trop peu ? Empathie, compassion. Compathie, empassion. J’y travaillerai. C’est promis. J’ai de la compassion et de l’empathie, certes, pour ceux qui en Israël sont atterrés par tout ce qui se passe à Gaza ; et ils sont nombreux. J’aurai aussi de la compassion et de l’empathie, autant qu’on voudra, pour tous ceux qu’on voudra, y compris pour ceux qui veulent que j’en aie, mais pas toujours pour les raisons que l’on voudrait.

Pour donner mon humble avis, je dirai que la guerre menée par Israël contre l’Iran n’a rien d’étonnant. Elle n’a rien qui me surprenne. Supposons qu’en France un gouvernement théocratique, mené par un conseil de hauts-évêques, détourne les richesses au profit de la clique au pouvoir, persécute les femmes, muselle l’opposition, fricote avec tous les autocrates de la planète et, depuis des décennies, sur tous les tons, chaque jour, accuse un pays situé à l’autre bout du continent - appelons-la la Tolpakie, un petit État fictif qui serait situé entre la Pologne, la Hongrie, l’Ukraine et la Slovaquie - d’être un germe du diable. Supposons que dans ces conditions, les hyperthéocrates français au pouvoir créént des milices qui déstabilisent et noyautent la Hongrie, l’Ukraine et la Pologne, assassinant leurs ministres s’ils sont gênants, et y installant des groupes militarisés (nommons-les le Hazbollah et le Hemas) pour y garder la main, tout en finançant et bâtissant des bases de lancement de missiles afin de bombarder et harceler la Tolpakie, jurant sa perte et promettant sa disparition à moyenne échéance. Supposons enfin que dans ces conditions, la lointaine Tolpakie en vienne à assassiner des hauts-évêques et de nombreux responsables de programmes militaires français, puis à tenter de renverser ces intégristes manu militari. En tant que français, je me dirais : « OK… ! Il ne faut pas non plus s’étonner, cela fait un demi-siècle que les trous-du-cul qui nous gouvernent emmerdent jour et nuit les Tolpaks. »

Je craindrais bien sûr que la France, suite à l’interventionnisme militaire des Tolpaks sans nul doute soutenus par les Américains, ne sombre dans le chaos pour devenir une nouvelle Lybie (où l’on trouve aujourd’hui des marchés aux esclaves, oui messieurs, oui mesdames) ou une Irak post-2003 (sachant que l’apparition de Daesh n’a été permis que par le ralliement d’anciens cadres militaires irakiens à cette organisation). Il n’empêche que cette guerre-là des Tolpaks n’aurait rien d’étonnant. Le dire ne reviendra jamais à affirmer qu’elle est bienvenue. Elle n’est, hélas, que sans surprise.

Pour avoir écrit cela, encore, il m’a été reproché mon manque de zèle et d’enthousiasme. Dire que la guerre ne me surprenait en rien était très insuffisant. Il aurait fallu que j’affirme avec force qu’elle était nécessaire. Mais je ne suis pas un expert militaire, moi, pour dire ce qui est nécessaire, et ce qui ne l’est pas. Expert militaire, je ne le serai jamais. Triomphaliste non plus.

***

À dix ans, j’étais beaucoup trop jeune pour saisir, même de loin, les enjeux du discours que prononça mon frère aîné lors de sa Bar Mitsvah. À cette occasion il affirma, je crois, qu’Israël n’appliquait pas toujours les principes d’accueil envers les étrangers prônés par la Thora. Vaguement, je me souviens que cette déclaration avait fait grincer des dents, et se lever quelques sourcils courroucés parmi l’assistance.

Cinq ou six ans plus tard, je n’y ai toujours rien compris – rien pigé du tout – lorsqu’un soir de juillet, dans la belle nuit étoilée de la Haute-Loire, entre les tentes, les tables et les feux de bois d’un camp scout, aux Eclaireurs israélites de France, les débats sont montés d’un cran jusqu’à provoquer un vif affrontement verbal. La question en jeu était de savoir si lesdits scouts juifs de France devaient soutenir Israël ou soutenir inconditionnellement Israël. J’avais une quinzaine d’années et, de ces épineuses discussions, je n’avais rien saisi. Aucun intérêt pour ces arguties.

Lors de mon premier voyage en Israël – il s’agissait d’un voyage de groupe – nous n’avions pas encore vingt ans, mais nous fûmes nombreux à nous moquer de la propagande débitée en tranches épaisses pendant la visite d’une ancienne base aérienne de Tsahal, où nous fûmes conviés à regarder un film qui vantait les louanges des héros militaires. Et nous ne fûmes pas moins nombreux à nous moquer de cet intervenant qui décrivit les juifs habitant en dehors d’Israël comme des « Ferrari en dehors d’un circourt de course ».

Encore quelques années plus tard, j’étais un petit plus structuré intellectuellement lorsqu’à Kippour, en cette synagogue où je me rends en théorie une fois par an (et, en pratique, plutôt toutes les deux ou trois années) le rabbin a souligné, dans son discours de ce jour-là, combien le soutien à Israël était central, important, fondamental. Ce rabbin-là n’était pourtant pas tout à fait un con. Du moins l’avais-je pensé jusqu’alors.

J’étais enfin un jeune adulte quand, en séjour d’études dans une ville universitaire d’Angleterre, je passai un vendredi soir – pour le repas de shabbat – dans une maison communautaire juive. Il y avait là une tradition d’inviter un conférencier à intervenir autour du thème qui faisait l’objet de ses études. Quand ladite personne, ce soir-là, se fit un devoir de défendre, à coups d’arguments juridiques et d’outils du droit international, la pertinence des guerres préventives menées par Israël, je regardai à la ronde. Personne ne semblait partager ni mon ironie, ni mon scepticisme. Je me suis cassé vite fait.

Alors quoi, nécessaire, la guerre ? Je n’en sais rien du tout. Je ne veux pas avoir à le savoir. Ce que je sais : elle n’a rien de surprenant. Rien d’étonnant. En aucun cas. Je sais aussi, et enfin, combien les enjeux de nationalisme nous abîment. Combien le mélange de politique et de religion nous amochent, nous ébrèchent, finissant par nous faire mettre un pied à terre. Puisse le messianisme des uns, le fascisme des autres, et l’idéologie, et les fantasmes charriés, avec tout ce qu’ils font passer pour des nécessités, entrer bientôt dans les livres d’histoire. Et j’espère retrouver alors Hussein, et Razieh, et Guiora, et Mahyar, autour d’une tête de mouton frite dans l’huile, pour réciter quelques ghazals de Sa’adi et Hâfiz.

Benjamin Lévy

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