Naviguer en eaux troubles

Gouvernement, présence et salut - Platon, De Martino et Noé

paru dans lundimatin#236, le 30 mars 2020

1. Le navire de Platon.

Kubernêtikê  : la « cybernétique » est art de gouverner, et son outil est le gouvernail. De sorte que dans la philosophie classique, sont une seule et même chose le gouvernement et la navigation et, par extension, le navire et la Cité.

Ainsi, au début du livre VI de la République, Socrate reprend-il cette homologie, et affirme-t-il que le philosophe se distingue par sa connaissance de la bonne manière de commander – connaissance lui permettant de « devenir le bon capitaine » (archikos esesthai, formé ici sur la base du mot arkhè, le commandement principiel) –, ainsi que par sa connaissance de l’art du pilotage (kubernêtikê).

Il doit donc à tout prix éviter que le navire ne soit abandonné aux matelots, qui pourraient s’enivrer et le perdre – en d’autres termes, éviter qu’ils ne s’enivrent à leurs propres passions, ou aux discours qui excitent leurs passions ; et en particulier ceux des sophistes, qui sont comme un alcool pour la raison.

Ce qui est frappant avec la pandémie que nous traversons actuellement, c’est que ce navire prend l’eau. Le rapport du gouvernement au virus est similaire à celui d’une barque percée dans un lac, ou d’un navire à la coque fendue dans l’océan. L’exploit physico-mathématique sur lequel repose le flottement du bateau (la poussée d’Archimède) est provisoirement suspendu, car le dispositif comporte une faille, un imprévu, qui annule la perfection de son modèle géométrique abstrait.

De même l’État n’apparaît-il plus alors que comme un frêle esquif qui, jusque-là, flottait sur le monde, sur le réel, sur la matérialité du monde, et qui subitement se trouve submergé par lui – ou par la possibilité même de sa submersion. Disons en tous cas que le caractère de pure artificialité du gouvernement est mis négativement en évidence par le fait que l’État doit gouverner de l’ingouvernable : telle est l’eau qui s’infiltre dans une cale, tel est le virus qui ne connaît ni autorité ni frontière.

Le gouvernement gouverne des Sujets, il ne gouverne pas des virus. Or, ce sont des Sujets qui transportent les virus. Gouverner les Sujets, est-ce alors gouverner le virus ? Confronté à l’infiltration d’eau et à la possibilité du naufrage, le timonier continue de jouer son rôle, et à faire exactement comme si le navire flottait encore : assurer l’étanchéité de son navire, assigner des tâches aux Sujets (vider l’eau, colmater les brèches), et surtout faire obéir les Sujets. Le virus, en tant qu’il n’est ni un Sujet, ni un Être dont on dispose par domestication, n’est donc pas maîtrisé en sa qualité fondamentale d’agent infectieux (« en son être »), mais toujours par attribution, par ce qu’il contamine.

Mais parce que sa présence est irréductible, et parce que le gouvernement des contaminés n’est qu’une mesure temporaire (ainsi colmater les fuites), le virus (ré-)instaure en fin de compte l’hétéronomie du réel-Nature, jusque-là tenue sous le boisseau, jusque-là fictivement dominée, dans le quotidien du Sujet autonome moderne et dans son devenir historique. Le cours de l’humanité est aujourd’hui infléchi par une forme de vie non-humaine, non-consciente, non-rationnelle : cauchemar de l’universalisme kantien. Aussi n’oublions pas que le capitaine coule d’ordinaire avec son navire.

Mais d’ordinaire seulement. Car, comme lors de la peste de 1720, du choléra de 1832, de la grippe espagnole en 1918, ou plus récemment du SIDA, l’État a trouvé les ressources pour organiser une réponse biopolitique efficace, et a même trouvé là l’occasion de franchir de nouveaux seuils cybernétiques, et ainsi consolider son emprise. Le virus, en tant qu’être, est-il donc la difficulté à laquelle se heurte le gouvernement ?

Le philosophe, nous l’avons dit, se distingue par sa maîtrise de l’art de commander (arkhô), et l’une des choses fondamentales dont il doit s’assurer est l’obéissance de ses matelots. Cela est particulièrement vrai lorsque se laisse pressentir le naufrage, puisque les matelots, ivres, pourraient se décider de plonger à la mer, avec une bouée, avec une planche de bois ; peut-être construire un radeau, dériver, et s’entre-dévorer, comme il arriva à l’équipage déchu de la Méduse, en juillet 1816, au large des côtes mauritaniennes.

L’inversion du rapport de domination Humanité / Nature dont nous faisons l’expérience lorsque nous sommes perdus en haute mer, à plus forte raison dans une tempête, n’ouvre pas seulement à un recul de nos certitudes d’êtres rationnels et autonomes. Les fondements de l’ordre, de la discipline et de l’autodiscipline, sont ébranlés dans le même mouvement, et le recul des uns laisse place au ressac des insubordinations et à l’insurgence possible des manies – à des états progressivement aigus d’ivresse.

Nous avons vu ces manies s’exprimer dernièrement : rayons de papiers toilettes dévalisés, échauffourées dans des supermarchés autour d’un paquet de pâtes, achats compulsifs de lait, de farine, d’eau, de sucre – et, bien évidemment, fuite massive des métropoles vers les campagnes. Tout cela nous apparaît comme naturel, comme un ensemble de réflexes contenant leur part de rationnel – peur du manque, incertitude. Mais cette façon de vivre le sentiment de fin du monde est propre à notre époque, et l’on n’en tire pas de parti judicieux si l’on se cantonne à penser ces réflexes comme la seule expression d’une anxiété liée à l’avenir, à la fermeture possible des magasins, ou à l’indétermination relative de la durée du confinement. Ces manies expriment une certaine façon, historiquement située, de vivre la possibilité de fin du monde – ou la possibilité d’un naufrage.

2. La Nef des fous.

À la mi-juillet 1518, à Strasbourg, une femme anonyme se met à danser jour et nuit devant la cathédrale, et est progressivement rejointe par cinquante, puis par près de quatre cent personnes, qui dansent sans discontinuer. Hieronymus Gebwiller, qui assiste aux événements, relate dans sa chronique :

« N’était-ce pas là une grande punition de Dieu et un rappel à l’ordre que cette maladie contagieuse que beaucoup ont contractée rien qu’en regardant d’autres danser, si bien que le Conseil de la ville de Strasbourg leur a payé des compagnons qui dansaient jour et nuit avec les pauvres gens. (…)  ».

Les autorités municipales reconnaissent en outre le caractère « contagieux » et « épidémique » de la danse. Mais, à l’inverse des cas précédents (car il y en eût, en 1374 notamment), elles ne le considèrent pas comme une possession démoniaque. Les médecins de Strasbourg concluent plutôt à « une maladie naturelle », provenant de l’« échauffement du sang  ». Ils informent alors les autorités qu’il convient de faire « suer » les corps dansant des mauvaises humeurs afin de les en débarrasser – ce qui font les édiles, envoyant sur place danseurs et musiciens (mais uniquement des joueurs de fifres et d’instruments à corde, les tambourins étant proscrits), afin de maintenir cet état de transe jusqu’à purgation des humeurs.

Toutefois, comme le note Sebastien Brant dans ses Annales  :

« …les ‘pauvres gens’ souhaitaient qu’on dise des messes pour eux. Le Conseil s’est adressé au vicaire épiscopal qui a répondu : cela lui semble inutile. Puisque les médecins pensent qu’il s’agit d’une maladie naturelle, qu’on essaie des remèdes naturels.  » Or, ajoute-t-il : « Le Conseil, moins éclairé ou peut-être plus poussé par la population superstitieuse, ordonne des exercices religieux. Les malades ont été envoyés à Saint-Guy, et comme ils sont revenus guéris, on a décidé de lui offrir une image en cire pesant un quintal. »

Saint-Guy, ou Saint-Vit, martyre sicilien du IVe siècle, était associé au « mal de Saint-Guy », c’est-à-dire à une sorte d’agitation incontrôlée des membres. On considère aujourd’hui que ce « mal » désignait en fait la chorée de Sydenham, une maladie infectieuse du système nerveux central, identifiée par le docteur Thomas Sydenham au XVIIe siècle, ou peut-être même la maladie de Huntington.

Quoi qu’il en soit, dans l’espace rhénan, ce « mal » était connu et courant, et de nombreux rituels étaient en lien avec le saint patron. À proximité de Strasbourg notamment, à Saverne, au Hohlenstein, existait une grotte consacrée à Saint Guy, qui était un lieu de pèlerinage pour les personnes souffrant de ce mal.

Selon Grégoire Horstius d’Ulm (1578-1636), la pratique du pèlerinage curateur était encore courante aux XVIe et XVIIe siècles dans l’espace rhénan :

« Je me souviens d’avoir parlé au printemps dernier avec quelques femmes qui, chaque année, visitent la chapelle de Saint Guy qui se trouve à Drefelhausen, non loin de Geislingen, près de Weissenstein, dans le territoire d’Ulm. Cette femme dansait jour et nuit, avec les sens altérés, jusqu’à tomber en extase, moyen par lequel les malades semblent se guérir, afin de ne pas subir des troubles le reste de l’année, au moins jusqu’au prochain voyage, mois pendant lesquels apparaît l’agitation des membres, comme l’on dit, et qui donc les oblige de nouveau à se porter au temps de la fête de Saint Guy au dit lieu de danse. Une de ces femmes a ainsi dû danser tous les ans dans la chapelle de Saint Guy pendant vingt ans et plus, une autre pendant trente-deux-ans…  ».

Ces propos sont rapportés par Ernesto De Martino dans son enquête menée en 1959 sur le tarentisme (intitulée La Terre du Remords), desquels il conclut que l’épisode de 1518 révélait les caractères d’une catharsis musicale. Certes, on ne saurait passer sous silence le problème de l’intercession avec le saint, à la fois cause du mal et guérisseur (pharmakôn), que requéraient d’ailleurs fortement les danseurs – et intercession à laquelle les autorités se montraient au départ hostile. Et l’on ne saurait oublier non plus que, contrairement au « classique » mal de Saint-Guy (ou encore contrairement à des cas « classiques » de tarentelle), l’épisode de 1518 était exceptionnel du fait de son caractère collectif.

Toutefois, il semble bien que le processus dans lequel s’étaient engagés les « danseurs fous » (les « choréomanes ») relevait en effet d’un désir d’expurgation. Ce fait est également suggéré par le succès conséquent qu’avait rencontré l’ouvrage de Sébastien Brant La Nef des Fous, paru quelques années plus tôt, vers 1493. Dans cet ouvrage « satyrique », croisant la tradition antique aux mœurs chrétiennes conservatrices (et en particulier le livre de Qohelet), Brant dépeignait l’itinéraire d’un navire peuplé d’hommes touchés par tous les vices de la terre, et naviguant vers « Narragonia » (la Terre de la « folie », Narren en Allemand).

Le but visé était de montrer les folies des hommes (et leurs conséquences), afin de produire un effet moralement purgateur sur les lecteurs. La laideur de la comédie antique rejoignait ainsi l’effet de terreur visé par la tragédie, dans une optique socialement conservatrice – de sorte que le carnavalesque, auquel l’ouvrage empruntait beaucoup, se voyait largement amputé de sa dimension festive et potentiellement subversive.

L’épidémie de danse de 1518, à laquelle avait assisté Brant, empruntait au carnavalesque d’Europe septentrionale, mais aussi aux rituels magico-religieux de guérison. Le mal dont souhaitaient se débarrasser les strasbourgeois est, et demeurera longtemps sans doute, inconnu. Mais nous pouvons néanmoins faire nôtres quelques conjectures, appuyées sur les réflexions contenues dans La Fin du Monde, du même Ernesto De Martino. Ainsi, le caractère collectif de l’épisode chorémaniaque de 1518 peut sans doute être expliqué par la conjonction entre la connaissance collective d’une certaine forme mythico-rituelle de guérison individuelle d’un mal (danse de Saint-Guy, et sa guérison par pèlerinage) et un état d’anxiété collectif, se caractérisant par un besoin de manifester cette anxiété sous une forme physique non-conflictuelle. Mais nous ajoutons l’hypothèse suivante, selon laquelle la clé de cette conjonction se trouve dans la dimension temporelle de cet épisode chorémaniaque.

En effet, Saint-Guy est fêté le 15 juin, un peu avant la Saint-Jean (24 juin – ce saint étant d’ailleurs lui-même associé à la danse, voire considéré comme guérisseur du mal de Saint-Jean, l’équivalent du mal de Saint-Guy, dans certaines régions d’Europe, comme à Molenbeek), soit deux dates qui encadrent le solstice d’été. Or, même si l’épisode de manie collective n’a pas lieu le jour de la fête de la Saint-Guy (il a lieu à la mi-juillet), il se situe toutefois dans la séquence calendaire traditionnellement réservée aux fêtes des moissons, et ravive ainsi les souvenirs des anciennes célébrations païennes et paysannes.

Qu’importe ce qui a pu causer cet état d’anxiété collective, il est probable que cet épisode chorémaniaque ait pu constituer une forme collective d’expurgation, se traduisant à la fois par une demande de guérison-intercession auprès d’un Saint, et à la fois par l’unification du temps collectif autour d’une célébration cyclique. Comme l’écrit E. De Martino :

« La déshistoricisation du négatif (passé, actuel, possible) résorbe la prolifération du devenir humain, avec ses moments d’incertitude, de précarité, de conflits sans issue, dans l’itération rituelle d’un même acte de fondation mythique ».

En d’autres termes, lors d’un épisode de « crise de la présence », causé par une obstruction soudaine de l’« horizon » (de nos certitudes ou de nos anticipations rationnelles quant à l’avenir), les individus peuvent être conduits individuellement à des épisodes névrotiques (se traduisant physiquement par une catatonie, ou au contraire par des tremblements du type de la tarentelle) ; ou collectivement au recours à d’autres formes du temps – cyclique, ici, au lieu de linéaire ou eschatologique –, qui viennent ruser avec la forme temporelle dans laquelle la présence de l’être n’est plus assurée.

Sortir de l’histoire est alors un des modes de réponse à l’anxiété. Et ceux qui en font l’expérience, se trouvant comme coincés dans la prison du présent, peuvent être incapables de bouger (catatonie), ou tentent de rejouer des scènes de fondation du monde. La tarentelle est ainsi l’expérience au cours de laquelle le tarentulé revit sa première piqûre, la chorémanie strasbourgeoise est l’expérience au cours de laquelle la collectivité revit le commencement du monde à travers la fête estivale, associée aux cycles agraires.

3. L’Arche de Noé.

Nous sommes nombreux à avoir (eu) le sentiment de vivre dans un « film d’anticipation », comme si le futur avait rattrapé le présent – et ce, quand bien même de nombreux experts nous montraient que la pandémie résultait de la poussée du passé (ou plutôt : d’un passé obstrué) sur le présent. La vérité se situe sans doute entre les deux : notre insouciance quant à l’avenir était arrimée à nos insouciances passées.

Toutefois, la certitude de cet épisode de crise est la suivante : la linéarité du temps a volé en éclats. Le temps de l’économie, malgré ses anticipations, malgré ses futurologies, s’est heurté à de l’événement. Non pas sur le mode de la crise économique de 2008, résultat en dernière instance de mécanismes rationnels de décisions, mais sur un authentique imprévisible, en tant qu’élément non-humain, non-compris dans les logiciels d’anticipation des banques ou de la moindre entreprise. La Nature, qui d’ordinaire est rangée au compte des externalités négatives, est devenue agent économique : mise à l’arrêt de la production, baisse des indices boursiers, gel des investissements.

Le temps de l’Être, celui dont il tire sa qualité ontologique (amoindrie toutefois par la synchronisation du temps des êtres et du temps de l’économie – mais en cela aussi plus vivement exposée à de tels événements), s’est heurté à une crise de la présence sans précédent, à une obstruction immense et soudaine de l’horizon. Crise du passé, car nous ne possédions pas de repères comparables ou de modèles auxquels se référer ; crise de l’avenir, car le souci se trouvait désemparé ; crise du présent enfin – présent continu et infini, journées si longues et si courtes à la fois, quotidiens désorientés.

Aussi est-ce au cours de cette crise de la présence que sont apparues les manies collectives – et ce dans un contexte qui, pour beaucoup, signifiait faire l’expérience du sentiment de la fin du monde. Si tant est que l’on ait effectivement eu à faire à des formes mythico-rituelles, ayant eu pour objectif inconscient de répondre à la destruction brutale de nos certitudes et de notre horizon, quels en étaient les référents ? quels en étaient les effets cathartiques ou curatifs attendus ? Se peut-il que, comme les choréomanes de 1518, nous ayons cherché à rejouer des scènes originaires ? Et si oui, lesquelles ?

Répondre à ces questions mériterait un travail immense, et l’on ne peut qu’évoquer quelques pistes. Il vient en premier lieu en tête l’idée que nous ayons agi en fonction de ce que nous avons pu entendre sur la dernière guerre en Europe, comme si ces récits formaient un champ inconscient qui s’était réactivé. En second lieu, il semble que l’ensemble des spectacles dits « catastrophiques » ou d’« anticipation », et en premier lieu la science-fiction, nous ont involontairement habitués à un répertoire de réflexes ou d’images toutes prêtes – comme si nous n’avions eu qu’à endosser les costumes de ces personnages de fiction, dans un contexte qui nous paraissait à nous-mêmes comme irréel. Enfin, mais c’est là une association dérangeante, certaines scènes de bagarre entre clients dans les supermarchés faisaient fortement penser à celles que l’on peut voir lors des soldes (ainsi lors des émeutes pour la promotion sur le Nutella en 2018), conflits associés à ce que l’on pourrait appeler une « manie de la rareté » ainsi qu’à un certain fétichisme de la marchandise.

On ne peut pas vraiment dire qu’il y ait là une quelconque matière permettant de retrouver une scène de fondation originaire, ni même que soit lisible un quelconque processus de « déshistoricisation du négatif », ou encore la réorientation des activités humaines vers une autre forme de devenir historique. Dans l’ensemble, ce que les manies liées à la pandémie semblent révéler, c’est que nous semblons persuadés de pouvoir nous en sortir par le seul jeu de notre rationalité instrumentale.

Ainsi la disparition de notre horizon (ontologique) au cours de cette crise, si elle a révélé d’une certaine manière l’œuvre diffuse de destruction de notre sens du souci, a en même temps grandement affecté notre capacité à proposer au sentiment de fin du monde une réponse qui soit autre qu’une fuite en avant technologique. Le comptage des rations alimentaires se justifie in ultima ratio par l’indétermination de la durée du confinement ; la présence des drones dans le ciel se légitime in ultima ratio par le risque de contamination lors de contrôles de police. Les possibilités techno-cybernétiques proscrites en temps normal apparaissent désormais légitimes, parce que dans la crise du confinement, la confiance en la technologie est la seule certitude qui se prolonge. Le continuum techno-scientifique est apparemment le seul régime temporel qui, semble-t-il, ait survécu à la disparition de notre horizon ontologique.

Pour prendre la mesure du caractère anormal de cette situation, il faut essayer de la penser en dehors d’elle-même. Ainsi, prenons l’épisode du Déluge dans l’Ancien Testament. Au chapitre 6, verset 5 de la Genèse, on lit :

« L’Éternel vit que les méfaits de l’homme se multipliaient sur la terre, et que le produit des pensées de son cœur était uniquement, constamment mauvais.  »

Dieu regrette en outre d’avoir créé les hommes et dit :

« J’effacerai l’homme que j’ai créé de dessus la face de la terre ; depuis l’homme jusqu’à la brute, jusqu’à l’insecte, jusqu’à l’oiseau du ciel, car je regrette de les avoir faits.  »

Mais alors, le récit biblique ajoute que

« Noé trouva grâce aux yeux de l’Éternel. Ceci est l’histoire de Noé. Noé fut un homme juste, irréprochable, entre ses contemporains ; il se conduisit selon Dieu.  » (Gen., VI-8-9).

Poursuivons :

« Or, la terre s’était corrompue devant Dieu, et elle s’était remplie d’iniquité. Dieu considéra que la terre était corrompue, toute créature ayant perverti sa voie sur la terre. Et Dieu dit à Noé : ‘Le terme de toutes les créatures est arrivé à mes yeux, parce que la terre, à cause d’elles, est remplie d’iniquité ; et je vais les détruire avec la terre’.  » (Gen. VI, 11-13).

Commence alors le récit des modalités techniques de la construction de l’arche, et de ce que Noé doit emporter avec lui. On lit un peu plus loin, en VI-19 :

« Et de tous les êtres vivants, de chaque espèce, tu en recueilleras deux dans l’arche pour les conserver avec toi, ce sera un mâle et une femelle.  »

Rachi ajoute ce commentaire curieux : « Et de tout ce qui vit : y compris les démons (Berechit raba, 31, 13) ». De même, au chapitre 7, nous lisons le commandement suivant :

« L’Éternel dit à Noé : ‘Entre, toi et toute ta famille, dans l’arche, car c’est toi que j’ai reconnu honnête parmi cette génération. De tout quadrupède pur, tu prendras sept couples ; et des quadrupèdes non purs, deux, le mâle et sa femelle. » (Gen. VII, 1-2).

Ici, Rachi précise que la mention des animaux « purs » signifie « pur pour Israël », d’où il apparaît que Noé avait étudié (ou au moins eu connaissance) de la Torah, ce qui lève un premier voile.

La question que l’on peut se poser est alors la suivante : si Noé avait appris qu’un Déluge devait avoir lieu, aurait-il pris soin, par ses propres moyens (et d’autant plus qu’il avait étudié la Torah) de recueillir des animaux impurs voire, comme le dit Rachi, des démons ? Comment se fait-il que Noé le Juste ait lui-même accepté de recueillir des tels êtres ? En bref, suivant sa raison et ses enseignements, Noé n’aurait-il pas, en cas de Déluge, et en l’absence de commandement divin, privilégié uniquement les animaux purs ?

L’épisode du Déluge nous interpelle en fin de compte sur un problème fondamental. La question qui est posée à Noé est de savoir quoi sauvegarder du monde. L’humanité, nous apprend la Bible, est tellement corrompue qu’elle ne mérité même plus d’être ; les hommes, abandonnés à eux-mêmes, n’engendrent que violence et corruption. Noé, certes réputé Juste et intègre, jouit de la grâce, mais est homme. Sans doute l’intervention divine vise-t-elle à rappeler au Juste que les enseignements de la Torah, la tradition, et les actions justes qui en découlent, peuvent être appliqués mécaniquement, c’est-à-dire en en oubliant ses fondements métaphysiques et éthiques. La raison des hommes, quand bien même ceux-ci sont Justes, risque, seule, de ne faire agir qu’elle-même en fonction de ce que les hommes eux-mêmes considèrent comme juste, c’est-à-dire en en fonction de leurs critères de rationalité autonomes.

Or, dans l’épisode du Déluge, Dieu vient rappeler à Noé que cette autonomie est vanité. Même le plus Juste peut, à tout moment, être conduit à sauvegarder ce qui ne lui semble bon qu’à lui, et oublier par-là que la sauvegarde du monde n’est pas une question de sélection techno-rationnelle, mais un mouvement éthique. D’où la liste qu’impose Dieu à Noé : des animaux purs, certes, mais aussi des animaux impurs. Pas fondamentalement pour leur impureté, mais parce que Noé doit se souvenir que c’est Dieu, le fondement de ce qui l’a reconnu comme juste et intègre, et donc le fondement éthique de son Être, qui en a décidé ainsi.

Enfin, il faut prendre la parabole du Déluge pour ce qu’elle est en ces temps de crise. Le Déluge, comme ce qui nous arrive maintenant, pose la question de savoir quelle relation métaphysique nous allons (et voulons) privilégier en vue de la sauvegarde du monde. Et l’alternative est simple.

Ou bien : le bunker anti-nucléaire, composé d’individus atomisés, se croyant rationnellement autonomes, perpétuant des dispositifs techniques sans appréhension éthique (drones, lopin de terre, ration alimentaire, humanité géolocalisée) censés assurer le minimum vital de bonheur. Dans cette optique, il s’agit de retarder indéfiniment le naufrage du navire, en colmatant avec les moyens technologiques les plus sophistiqués les brèches de notre forme classique de souveraineté et, en passant, les vides qui apparaissent dans notre devenir ontologique et historique.

Ou bien : l’arche noa’hique, dont la condition d’émergence même réside dans une composition éthique avec le monde, seule à même de déterminer ensuite quelque chose comme « une tekhnê de la sauvegarde ». Que peuvent signifier pour nous, aujourd’hui, ce devenir-noa’hique et cette « tekhnè de la sauvegarde » ? C’est sans doute là une réflexion à laquelle nous invitent les semaines à venir.

Amos L.

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