Nature sans fondement

Lucrèce, poésie et philosophie de la destitution

paru dans lundimatin#314, le 22 novembre 2021

« Nous voulons partager notre passion pour Lucrèce, nous voulons le lire dans la rue, nous voulons écrire son nom sur les murs, copier ses vers dans les toilettes publiques ou sur les murs des réseaux sociaux, parce que c’est ce malheureux, immense, humble poète qui nous dit que, dans le passage répétitif des jours, dans le temps vide et homogène, dans la désolation qui fut la sienne, qui est la nôtre, il est possible que quelqu’un s’arrête, commence à tourner sur lui-même. »

Il n’y a pas de Nature chez Lucrèce. Pourtant, il arrive que le poète romain personnifie la nature. Son poème, le De rerum natura, commence par un vibrant, et célèbre, hommage à « Alma Venus » ; dans d’autres vers, il évoque l’action d’une Grande Mère ou de Cérès. Lucrèce, en réalité, rejette catégoriquement l’idée d’une nature-sujet, capable d’agir intentionnellement.

Seraient-ce les contradictions d’un esprit très inquiet ? Peut-être cherche-t-il de temps en temps des noms à donner à la nature pour démontrer que rien ne naît de rien – l’un de ses postulats théoriques les plus importants – pour faire comprendre qu’il n’y a aucune intervention extérieure sur les « choses de la nature » : il existe une auto-production qui caractérise les faits naturels. Une force, une « opus infinita » que nous pouvons appeler Nature, Amour ou Cérès, les animerait de l’intérieur. Attention, toutefois : Lucrèce fait remarquer que ces noms ne renvoient à aucune vérité ; nous pouvons appeler la terre comme nous le voulons, mais elle est « en effet éternellement dépourvue de sens » (DRN, II, 652). La nature n’a pas de nom parce qu’en réalité, elle n’existe pas, et les « choses de la nature » sont donc absolument dénuées de sens.

Le De rerum natura démontre qu’il est impossible de faire dépendre la variété des productions naturelles d’un plan, d’un esprit ou d’une Nature. La nature chez Lucrèce, pour cette raison, ne se réfère pas à une Nature, mais à la spontanéité de la production des choses, à leur rencontre.

Si la nature n’existe pas, alors il y a des choses de la nature et des relations, des heurts entre elles. Si la nature est absente, Lucrèce enseigne qu’aucune fusion, aucune conciliation avec le monde n’est concevable (les pensées écologistes devraient en tenir compte…). La nature est un espace à inventer, à nommer, pour lequel il faut sans cesse se battre.

Les rencontres entre les choses ne sont pas le résultat d’une raison, elles sont absolument aléatoires. Les mondes infinis sont générés par des relations entre des atomes qui ont dévié de leur trajectoire par hasard. Cette déviation tout à fait contingente et casuelle porte un nom très connu : clinamen. C’est un néologisme latin inventé par Lucrèce, qui n’apparaît même pas dans les textes originaux grecs d’Épicure, auquel le poète romain fait pourtant constamment référence.

Le clinamen : une déviation légère, infinitésimale (« nec plus quam minimum », DRN, II, 244), un accident dans le flux continu des atomes, qui se déplacent dans leur chute vers le bas, spontanément et au hasard, et, déviant toujours spontanément de leur direction, se rencontrent/se heurtent avec d’autres atomes, produisant d’autres rencontres/heurts qui créent des corps composés et des mondes.

Le clinamen est une torsion, peut-être une catastrophe, au sens étymologique du terme : du grec « καταστροφή », composé de « katá » (« en bas, en dessous ») et « stréphein » (« tourner, se retourner »). Le clinamen serait alors le fait de se détourner d’une simple chute verticale, une forme de « basculement » imprévisible. Il n’est pas inscrit dans les choses, il n’est pas leur âme, il se révèle plutôt comme le résultat du mouvement continu des atomes qui, à un certain moment, quelque part, déraillent, commencent à tourbillonner, à ne plus suivre le flux habituel, à tourner, dévier, et vont à la rencontre d’autres atomes.

Le clinamen détruit les choses, dès qu’elles apparaissent. Il représente la collision entre les choses, effet de leur existence même. Par rapport au mouvement chaotique et éternel – la pluie intemporelle des atomes – c’est un accident fugace qui arrive à la chose : il évoque l’apparition d’une nouvelle singularité, plus durable que l’accident. Il provoque même, tourbillon-chose, l’émergence d’un nouveau monde, tourbillon de tourbillons. Si le mouvement éternel est une forme énigmatique de régularité substantielle, en tant qu’absolutisation de la différence, c’est-à-dire répétition sans différence, le clinamen libère une forme créative de destitution, imprévisible sur le plan ontologique, peut-être même impossible, qui brise l’ordre éternel : « fati foedera rumpat » (DRN, II, 254), une révocation des lois du destin ! (on pourrait considérer le clinamen comme l’irruption du négatif totalement inattendu).

Le clinamen certifie que dans le monde il n’existe pas de transcendance d’une volonté providentielle ni d’immanence d’une nécessité matérielle.

Le clinamen se produit, voilà tout. Mais, bien sûr, il peut aussi ne pas se produire. La poésie de Lucrèce, si l’on y regarde de plus près, incarne la mémoire de cet événement qui peut arriver mais aussi ne pas se produire : la poésie, sa poésie, a pour tâche d’évoquer cette aporie entre le réel et le virtuel, de laisser exister ce qui pourrait ne jamais se produire, mais qui pourrait s’être produit ou se produire à l’avenir.

Le hasard, le cas, la fortune, pour reprendre un terme cher aux Romains (et plus tard à Machiavel), est tout ce qui arrive de façon inattendue et coïncide avec l’être même. Le cas dérive de « casus », participe passé substantivé de « cadere » : tomber, la chute, d’où ensuite arrivée fortuite, circonstance, hasard, quelque chose qui arrive. Mais que se passe-t-il au juste ? Qu’est-ce qu’il y a ? Nous le répétons : il y a des rencontres entre des choses qui ont lieu sans Raison, sans Sens, dépourvues d’une Cause. Comme l’écrit Althusser, ce matérialisme peut se résumer en une seule proposition : « il y a ».

Il n’existe pas de principe dans la philosophie de Lucrèce. Les atomes mêmes, comme l’a montré Clément Rosset, ne constituent pas la matière première : ils n’ont même pas de terme spécifique qui les désigne. Le monde ne dérive pas des atomes, le monde est les atomes, il incarne le résultat de leurs rencontres qui se produisent dans le vide infini. C’est dans ce cosmos « sans fondement » que bougent toutes les choses (DRN, I, 334).

Lucrèce, comme il le fait souvent, utilise un exemple visuel pour parler de cette immensité : le trait que nous lançons vers le ciel serait-il arrêté s’il avait la force de poursuivre sa course ? Le poète affirme que le trait ne cessera de voler parce qu’il ne trouvera pas de bornes : « de nouvelles échappées prolongeront à l’infini les possibilités de s’enfuir » (DRN, I, 983). C’est une pensée d’une clarté étourdissante : elle nous offre une image de l’émancipation. Dans les mondes, entre les mondes, il y a toujours de nouvelles voies – l’infini est inépuisable ou n’est pas – il s’agit de les emprunter, jusqu’à l’épuisement : l’horizon des possibles est grand ouvert. Toute philosophie de l’infini est une philosophie de la libération. Ce n’est évidemment pas le « meta » de nos faiseurs de mondes actuels. C’est, bien au contraire, l’infini qui fait peur, à ces gens-là. L’infini que l’on cache depuis des siècles, l’infini que l’inquisition, et tout autre grand œil, condamne et censure. C’est l’infini bien réel où nos modes d’existence peuvent changer, où nos fuites peuvent s’organiser, où nous nous libérons de tout lien. Depuis Cicéron et Jérôme de Stridon, Lucrèce fait peur. Giordano Bruno également.

Une grande partie de la tradition de la philosophie antique condamne le vide parce que, dans celui-ci, un corps n’aurait aucune raison de bouger, aucun but ni lieu à atteindre, ou, plus précisément, son mouvement n’aurait aucun sens. Lucrèce, à sa manière, répond que c’est vrai, en effet le mouvement du trait n’a aucun sens : il court, point final. En vérité, rien n’a de sens dans l’infini : le monde entier n’a pas de sens, puisqu’il n’y a pas de fond (la nature est sans fondement), il n’y a pas de fin. Le De rerum natura est choquant, aujourd’hui encore, parce qu’il dévoile un monde soumis à une casualité aveugle, dépourvue de tout but.

Il nous semble particulièrement intéressant de constater que la multiplication du divers, les rencontres entre les choses se font dans un espace sans fondement. Il n’y a aucun ordre dans le monde. Dans une pluie d’atomes, qui s’écoule depuis toujours dans l’espace infini, il arrive que certains d’entre eux dévient et donnent naissance à des agrégats.

Cézanne dit à Joaquim Gasquet que l’histoire du monde commence lorsque deux atomes se rencontrent, lorsque deux tourbillons, deux danses chimiques se combinent. Cette aube, qui pour Cézanne est aussi l’occasion de la peinture, se déroule au-dessus du néant : une danse sur l’abîme.

Affirmer que l’espace où se déploient tous ces hasards, où naissent d’immenses arcs-en-ciel et des prismes cosmiques, est un abîme, est sans fond, signifie effacer toute idée d’origine. C’est ici qu’émerge, selon nous, la question de la destitution du pouvoir, de tout pouvoir, dans le De rerum natura, sa force hyper-politique, largement déguisée. S’il n’y a pas de sens, s’il n’y a pas de but, nous ne devons même pas penser qu’il puisse y avoir une puissance qui produirait le monde une fois au commencement, et ensuite, ne s’arrêterait jamais, reproduisant sans fin sa propre énergie. La pensée de Lucrèce n’est pas une pensée de la puissance, elle sort des catégories métaphysiques : c’est une pensée an-archique.

Il n’y a pas d’origine et le clinamen n’est pas une puissance, il représente simplement un mouvement déterminé par la chute même des choses. Il est produit dans la pluie des atomes et fait plier les choses (les chocs sont les « plagae »). C’est le clinamen qui destitue toute idée de Nature, d’Ordre, de Sujet, de Pouvoir, au point qu’il peut aussi arriver qu’un jour il ne produise plus rien.

S’il n’y a pas de fondement, s’il n’y a pas de puissance, puisque tout a été construit sur le néant, dans le vide, par hasard, dans une pluie répétitive et éternelle, un jour tout volera en éclats. Ne reste (jusqu’à quand ?) qu’une combinaison imprévisible de choses, de matières, de relations, d’événements, totalement fébrile, indéterminée. Un bouleversement permanent : une catastrophe qui affecte la possibilité même de la vie.

Il y a toujours l’espace et la profondeur de l’abîme où, dit Lucrèce, toutes les barrières du monde peuvent se disperser et être détruites. Les portes de la mort ne sont fermées ni à la terre, ni au ciel, ni au soleil, ni à l’eau. Au contraire, elles les attendent et les scrutent tel un vaste et immense gouffre (DRN, V, 366-376). L’abîme, le vide, le problème de l’an-archie évoquent la question de la fin possible de tout. Lisez les vers terribles du livre V du De rerum natura (surtout 93-109) : c’est précisément la tentative de penser le couple soustraction/destruction, le sans fond, le nihilisme.

Que faire dans la catastrophe qu’est la nature même des choses, leur logique (le clinamen) ? Comme Camus l’avait entrevu, la philosophie de Lucrèce, contrairement à celle de son maître athénien, Épicure, n’est jamais renonciatrice. Lucrèce ne nous apprend pas à construire des murs autour de l’homme ni à étouffer son cri. Dans les vers de Lucrèce on sent le désir de justice, l’envie de se battre, malgré tout. Sa poésie est un cri, désespéré, pour imaginer une action commune (DRN, I, 43). L’ataraxie devient alors une question problématique dans une philosophie de lutte, dans une pensée militante et jamais apaisée, comme semble l’être celle de Lucrèce. La destitution concerne l’être même, et non pas aussi ceux qui, dans la destitution de l’origine, du sens, du fondement, de l’autorité, doivent habiter.

Le sage est pour Lucrèce celui qui résiste aux lois des choses, qui est insoumis au destin, (« renitente al fato », pour reprendre un vers de Leopardi). Il n’est pas dit, semble affirmer Lucrèce, que nous devions subir les choses de la nature ; il n’est pas dit que nous devions attendre la catastrophe à genoux et les bras croisés : le clinamen est cette déviation minimale, cette toute petite catastrophe, qui nous donne aussi le sens de la possibilité d’un nouveau geste, urgent, de nouvelles responsabilités, plus élevées.

La philosophie lucrétienne nous permet de nous orienter dans la catastrophe, non pas parce qu’elle configure l’espace pour une nouvelle intervention humaine dans l’histoire (le « libre arbitre », la « liberté » ? Non, merci, ça nous rend nerveux !), mais plutôt parce qu’elle destitue, une fois pour toutes, l’idée d’histoire. En effet, le hasard préside non seulement à l’émergence de nouveaux mondes et à l’évolution des espèces, mais aussi aux mouvements de l’histoire. Il ne peut y avoir de science du processus historique car il n’y a pas de direction dans l’histoire. C’est précisément ce que le dernier Althusser cherche à expérimenter, de manière dramatique, en lisant les épicuriens avec Pascal et Heidegger ! Des faits se produisent, de la même manière que les rencontres entre des atomes. Comme ces dernières, les faits ne se succèdent pas selon une direction pacifique et uniforme, mais plutôt de façon aléatoire (tant pis pour les réformistes et les historicistes). De temps en temps, le flux des faits humains ondule, de petits tourbillons apparaissent à sa surface, tout comme cela se produit dans la nature. En d’autres termes, un revirement se produit, il y a une torsion imprévisible dans ce que nous appelons l’histoire, et son cours normal se brise et des ruines éclatent. Si cela arrive, ce n’est déterminé par personne, et surtout pas par une conscience malheureuse. Cela arrive. Il y a quelque chose. Seul le poète, cependant, est capable de rêver cette révolution et laisse voir et désirer cette rupture des choses, du monde. Et comme Pasolini, Lucrèce nous fait voir que l’on peut toujours vivre autrement que ce qui semble inévitable.

Le clinamen lucrétien n’est pas une puissance, mais un « pouvoir destituant ». Dans son long poème Lucrèce se pose une question : « Ainsi vois-tu maintenant, bien qu’une force extérieure souvent pousse l’homme, souvent l’oblige à marcher malgré lui, et même l’emporte et le précipite, qu’il y a pourtant dans notre cœur quelque chose capable de la combattre et de lui résister ? » (DRN, II, 277-280).

Les hommes et les femmes, choses de nature parmi d’autres, sont entraînées dans le flux continu. Il arrive parfois que ces fruits de rencontres fortuites entre atomes – gouttes de pluie ou grains de poussière tourbillonnant dans l’espace infini – se soustraient au flux, à un moment et dans un endroit imprévus. Ils sortent du rang, ils abandonnent la marche en avant, ils désertent, en s’insérant dans une « torsion » plus rapide, plus féroce. Ils lèvent un bras pour être vus, ils se suspendent à une branche du rivage pour se sauver, ils se mettent à nager à contre-courant (il faut de la force et de l’exercice physique, comme celui que pratiquait Kafka : je fais demi-tour, en demeurant immobile). Ils écrivent des vers, dessinent ou libèrent de nouveaux espaces pour tous.

Le pouvoir destituant, pour nous, est un de ces gestes. Ce n’est pas une décision, ce n’est pas un acte de volonté : il répète un geste soudain, inattendu, souvent inexplicable, capable, même imperceptiblement, de détourner le cours normal des choses. Il s’agit d’un événement qui tout seul ne suffit pas : il faut le recueillir et le laisser germer.

Nous voulons partager notre passion pour Lucrèce, nous voulons le lire dans la rue, nous voulons écrire son nom sur les murs, copier ses vers dans les toilettes publiques ou sur les murs des réseaux sociaux, parce que c’est ce malheureux, immense, humble poète qui nous dit que, dans le passage répétitif des jours, dans le temps vide et homogène, dans la désolation qui fut la sienne, qui est la nôtre, il est possible que quelqu’un s’arrête, commence à tourner sur lui-même. Il est possible qu’un clinamen intervienne dans les événements obscurs d’un être quelconque. Le mouvement de cette singularité, comme celui d’un atome, en spirale, dans une direction obstinée et contraire au flux, entraîne les autres, ceux qui sont à côté de lui, ses amis et ses amies, d’autres rapports se créent aussi. Un tourbillon se produit. Pourquoi ? On ne sait pas. Peut-être la force extérieure a-t-elle crié trop fort. Un cœur plus sensible en a souffert. Il se peut qu’il change de direction, que de nouvelles rencontres se réalisent. Une « turba » d’hommes et de femmes (un « tumulte », comme nous le donne à voir et entendre Maguy Marin) est maintenant là.

Il y a quelque chose : le De Rerum natura est un texte composé pour l’avenir, un avenir qui n’a pas encore eu lieu.

Cet article est une traduction légèrement adaptée de l’éditorial de K, Revue trans-européenne de philosophie et arts

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :