Naturalistes des Terres

Création d’un réseau de naturalistes pour soutenir les luttes

paru dans lundimatin#370, le 14 février 2023

Des naturalistes scientifiques, juristes ou amateur.ices, débutant.e.s ou confirmé.e.s, sympathisant.e.s ou praticien.ne.s souhaitent lancer un réseau de naturalistes en lutte.
Convaincu.e.s que la pratique naturaliste ne doit pas se résumer à la seule contemplation ou à l’inventaire du désastre, ils invitent à la réinventer, notamment en revendiquant une dimension nécessairement anti-extractiviste à leur activité.
Surtout, ils proposent de mettre leur expertise au service des luttes, voici leur appel.

Nous comptons les oiseaux, les papillons ou les chauves-souris pour documenter l’état de leurs populations. Nous militons pour protéger des petites poches précieuses d’habitats, nous documentons des listes rouges d’espèces menacées toujours plus fournies, mais peu efficientes. Nous nous épuisons en recours interminables pendant que les projets se poursuivent. Nous transmettons notre émerveillement aux petit·es et grand·es lors de sorties naturalistes, avec l’espoir d’en faire des complices relié·es à la vie sauvage. Mais l’émerveillement de nos promenades est, depuis près de dix ans, teinté par l’amertume d’un vide croissant.

Chaque printemps, nous attendons désormais avec angoisse le retour d’Afrique des oiseaux migrateurs, toujours moins nombreux. Nous sommes les témoins directs du silence qui progresse, de la diminution des éphémères ou des capricornes, des conséquences de la véritable guerre déclarée contre le vivant. Nous nous épuisons dans les instances, nous tentons d’influencer les décisions politiques. Nous usons une énergie folle pour porter une voix presque toujours dissonante, anecdotique.

Les forces extractivistes ne faiblissent pas. Face à un enjeu de développement de territoire, un potentiel profit économique, un conflit d’usage quelconque, le vivant est et reste le dernier des soucis. Avec le soutien des pouvoirs publics, le fond des océans est dévasté, les dauphins meurent par milliers.

La guerre éclate en Ukraine ? Vite, la FNSEA profite de l’angoisse généralisée pour faire cultiver de nouveau toutes les bordures des champs. Et tant pis pour les bruants. Il faut toujours plus de camions pour livrer les colis Amazon ? Construisons une nouvelle autoroute à travers les marais camarguais. On veut du transport bas carbone ? Voies navigables de France rectifie et creuse toujours un peu plus le lit de la Seine au mépris des écosystèmes alluviaux, dont personne ne se soucie. Il faut des énergies renouvelables ? Rasons les forêts pour y installer des centrales photovoltaïques, cela sera plus rentable que d’éparpiller les panneaux sur les toits.

Le profit pour les humains est la seule chose qui compte. Nous vivons une époque profondément anthroponarcissique. Les poissons sont des stocks. Le chevreuil, un gibier. La jeune pousse sauvage, une adventice. La coccinelle, une auxiliaire. La forêt, une ressource. L’utilité justifie la protection. La domination sur le vivant est totale et systémique. Même nos lois visent à « reconquérir » la biodiversité. Les mammifères domestiques sont quinze fois plus nombreux que les mammifères sauvages à l’échelle planétaire, mais ce sont les renards et les blaireaux qui doivent être régulés.

Et nous, naturalistes amateurs ou professionnels, nous nous contenterions de militer en comptant de manière presque superfétatoire les derniers traquets oreillards, mélibées ou grands hamsters ? Nous refusons ces états de fait.

Nous pensons au contraire que le geste naturaliste ne doit pas se résumer à la seule contemplation ou à l’inventaire du désastre et qu’il peut revêtir un caractère plus collectif, être un savoir partagé et accessible. Il est un outil puissant dont chacun·e doit pouvoir s’emparer dans une perspective de lutte locale. Connaître les vivants autour de soi est essentiel pour se lier plus fortement à son territoire, transformer son attention et activer les résistances. Nous appelons à un naturalisme qui soit aussi un levier d’action et d’engagement collectif, qui diffuse au-delà des cercles experts. Le lien sensible que nous avons avec les êtres vivants et leurs écosystèmes fait de nous des allié·es nécessaires et précieux dans leur défense.

À Notre-Dame-des-Landes, les naturalistes en lutte ont eu une grande influence sur l’issue victorieuse de cette résistance, en découvrant des espèces protégées qui n’avaient pas été détectées lors des études d’impacts, mais surtout en faisant communauté de lutte avec les non-humains. Dans leur sillage, nous organisons un réseau de naturalistes en lutte sur tout le territoire, « les naturalistes des terres ». Nous souhaitons par ce geste doter notre pratique d’une portée politique et en revendiquer la dimension nécessairement anticapitaliste.

Un annuaire cartographique des « naturalistes des terres » est désormais en ligne. Nous sommes déjà 200 à y être inscrits et d’autres vont nous rejoindre. Ce faisant, nous nous déclarons volontaires pour venir apporter un savoir naturaliste auprès de luttes locales qui en ont besoin, à des fins de contre-expertise, d’appropriation des enjeux écologiques du site pour les habitant·es, de transmission de savoirs. Et aussi, par la même occasion, de s’imprégner d’un lieu à défendre, de découvrir d’autres modes d’action, de mailler la résistance. Dès aujourd’hui, les activistes défendant un espace peuvent ainsi y trouver des naturalistes locaux à contacter. Nous ne nous arrêterons pas à cela.

Retrouvons-nous, discutons, inventons ensemble la manière dont nous, naturalistes et allié·es, pouvons agir de manière efficace en complément du travail déjà mené par les associations et les autres collectifs de lutte. De prochaines rencontres auxquelles seront conviés les naturalistes inscrits sur l’annuaire cartographique serviront de première étape vers cet espace de composition. Car les savoirs naturalistes, mis en commun avec d’autres, peuvent apporter énormément pour imaginer des actions joyeuses et revitalisantes, et apprendre à refaire communauté entre humains et non-humains pour s’allier contre les extinctions en cours.

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