Lorsque Montesquieu, à deux générations encore de la Révolution française, en 1748, pose le concept critique du despotisme oriental, il nomme les Turcs mais vise la Monarchie absolue qu’il voit à domicile. Contre le
Pour Montesquieu, ce n’est donc pas la République qui présente le meilleur régime : l’avenir désirable est la
Althusser (dans Montesquieu. La politique et l’histoire) a fait remarquer la réticence de Montesquieu à imaginer un régime populaire et la nécessité qu’il voyait à ce que le populaire, plèbe ou populace, demeure, en quelque sorte, à l’écart de la sphère du pouvoir. Il y a minimalement deux raisons pour lesquelles le despotisme est ennuyeux : 1) le despote s’impose par caprice en liquidant l’obstacle que constituent ses rivaux, les Grands – d’où la panique de la noblesse ou de l’aristocratie lorsqu’un despote est pressenti ; 2) il réduit la passion primordiale du peuple à l’avidité pour les « commodités de la vie » - parce que ce régime a aboli toute possibilité d’anticiper et de planifier l’avenir, de se faire un métier ou une carrière, a rendu toute la société fluide et flexible, par défaut : la vie se fait au jour le jour, dans l’instant, et le seul point de fixité, c’est la « commodité » matérielle. D’où le « consumérisme » des populations soumises au despote. Autrement dit : la société n’a plus de médiations, d’intermédiaires, mais cette absence de médiation n’est pas victoire de la présence démocratique, c’est l’avènement astructural d’un vaste désert d’atomes craintifs. « L’espace du despotisme n’est que le vide : croyant gouverner un empire, le despote ne règne que sur un désert » (Althusser, 88). C’est aussi pourquoi le despotisme, second coup de feu, est l’annonce ou l’imminence de la révolte populaire – logique de l’immédiateté abstraite, chaque instant peut être celui de l’affalement de la structure – en cela ces deux moments du despotisme, caprice de l’Un liquidant les Grands et révolution des Multitudes populaires, sont précisément ce vers quoi les quarante années qui séparent L’Esprit des lois (1748) de 1789 vont tendre. Et, au moment de la Révolution française, la modernité ne sera, en apparence, pas celle de la monarchie nobiliaire comme « belle machine », mais bien l’ère de la République démocratique et de ses soubresauts aristocratiques (aristocratie financière de 1848 si bien dépeinte par Marx), apparente monarchie restauratrice mais sans noblesse. Ce sera bientôt l’ère du patriotisme national, de l’amour de la patrie ou de la dissolution de la République dans le marché libéral aristocratique puis despotique.
Althusser a remarqué que Montesquieu pose pour idéal une forme qui, précisément, est périmée et dépassée, et, inversement, comme forme passée, romaine, archaïque, la « République » et son amour patriotique ou sa modération aristocratique. Pour Montesquieu l’avenir est précisément ce qui s’avérera l’Ancien Régime, le passé, la Monarchie nobiliaire, aboutissement du féodal ; le passé est précisément ce qui s’avérera le Nouveau Régime, l’avenir, la République démocratique ou aristocratique, qui trouve son plein accomplissement entre 1860 et 1900, soit par la fin des conquêtes coloniales d’Afrique et le massacre des Communards. Souvenons-nous que pour Montesquieu, le patriotisme républicain, fait d’amour de la patrie, et de « vertus héroïques », nous les « trouvons dans les anciens » et c’est quelque chose « dont nous avons seulement entendu parler. » La république patriotique héroïque est une chose du passé dont nous n’avons des échos que par ouï-dire. Soit : le présent ne présente pas à Montesquieu l’avenir de cette forme qui lui vient du passé. Bref, pour lui, l’avenir c’est précisément la forme périmée qui sera liquidée, la monarchie nobiliaire fondée sur l’honneur, les corps intermédiaires. Et, le passé révolu, échappant pour lui hors de toute expérience réelle, soit le patriotisme républicain à la romaine, dont on ne sait quelque chose que par ouï-dire, est précisément ce qui sortira de son archaïsme pour constituer le présent de la Révolution. Comme la ruse de l’idéal revendiqué était peut-être d’annoncer cela même qui décline tandis que la malice de l’archaïsme identifié serait, proprement, de s’avérer le visage que prend l’avenir pour ne pas se montrer. Quoi qu’il en soit, à revendiquer un idéal périmé, Montesquieu n’est pas devenu un "réactionnaire de droite", son idéal périmé demeurait, justement en tant que dépassé, antagonique au présent immédiat.
Althusser énonce alors ce verdict :
« C’est parce qu’il plaidait la cause d’un ordre dépassé qu’il se fit l’adversaire de l’ordre présent que d’autres devaient dépasser. » (121)
Et il ajoute : « Toutes proportions gardées il en est de sa pensée comme de la révolte nobiliaire qui précéda la Révolution, et dont Mathiez conclut qu’elle la précipita. » Le Montesquieu approprié par les révolutionnaires de 1792 est un « malentendu » nous dit Althusser, mais il ajoute immédiatement : un malentendu qui repose sur la vérité d’un premier malentendu – « celui qui avait jeté Montesquieu dans l’opposition de droite dans un temps où elle n’avait plus de sens. » (122)
Que faire de ce détour ?
Il existe en ce moment des indigènes que l’on rejetterait bien du côté de l’opposition de droite – ce faisant, on aurait alors raison, en cela qu’ils plaident la cause d’un ordre dépassé (Nation) à l’aide de quoi ils se font les adversaires d’un ordre présent – soit d’un ordre qui n’est évidemment plus la Nation (puisqu’ils veulent y revenir). Quant à « nous », nous tâchons, nous autres de penser la réalité de son dépassement. De nos jours, le « nationalisme » se présente comme solution d’avenir pour les décoloniaux. En cela, ils optent pour une solution de droite précisément au moment où la « droite » ne fait plus sens et où la forme-Nation est de part en part périmée. Cette péremption même de la forme-Nation lui confère une valence de Résistance et une portée destructrice. Mais cette résistance et cette destruction, énoncées dans les termes du passé présenté comme un avenir, présente trop d’anachronisme conjoncturel pour accompagner des forces préfiguratives déjà-là.
Autant vaudrait conduire son véhicule avec les yeux rivés sur le rétroviseur.
Il se peut qu’à la fin la vieille souche, au détour d’un sentier de platanes mal plantés, ne renverse le bolide du mauvais côté de l’histoire.
Il arrive très souvent que la conscience malheureuse de l’opprimé cherche dans l’oppression d’hier la forme de son salut. Ce qui, il y a un demi-siècle encore, constituait l’instrument des servitudes lui paraît, maintenant, l’instrument de sa libération. Pour cette conscience résistante et combattante, il semble de bonne guerre d’inverser le sens de l’arme que l’on braquait hier sur elle – l’ancienne conscience sous l’ancien joug se croit désormais librement détentrice de la mise en joue. Elle oublie en chemin que la servitude repose sur ses moyens et qu’il ne s’agit pas d’intervertir le rapport du dominant au dominé mais de l’abolir. On n’inverse pas un rapport de domination, on le destitue. Pourquoi la « nation » apparaît-elle régulièrement comme une image de salut à ceux précisément qui en sont les victimes ? La question se pose ici dans le contexte « français » qui est celui de l’Europe. La logique du retournement du stigmate n’est pas ici une réponse utile.
En réalité, lorsque la conscience d’une situation d’oppression, toujours en retard sur les formes d’oppression actuelles et réelles, ressent qu’un écart vient d’apparaître entre l’ancienne et la nouvelle, elle se plonge, réactive, sur l’ancienne forme, qui tient son sujet passé et la constituait comme sujet opprimé, et la revendique précisément au moment où le maître s’en défait. D’un coup, le vieux stratagème périmé laisse derrière lui une masse de subjectivités réactives que sa longue duperie a illusoirement marqué jusqu’aux confins de son désir. Au moment où elle se libère de l’illusion, qu’elle se sait désormais dupée, la conscience découvre en même temps que rien dans ses conditions matérielles n’a changé, et que la domination se perpétue, à l’aide de nouveaux stratagèmes selon de nouvelles sophistications. Mais, ce qui devrait entrer au musée des horreurs de l’histoire, dans la partie consacrée aux engins de torture et de destruction, l’ancien stratagème précisément, se change alors en ce qu’il reste, ce qu’il y a récupérer. Comme les chercheurs de trésors sur les montagnes d’ordure peuvent parfois changer les déchets en or, cette conscience désabusée, ne sachant comment imaginer un autre univers que celui qui hier encore le définissait en négatif de toute part, prend le stratagème pour une arme utile, la forme déjà morte pour celle qui la fera vivre, à la manière dont les guérilleros s’arment de trucs prélevés au noir sur les stocks à liquider des États qui renouvellent leurs arsenaux. Le problème de ce réflexe ou de ce développement réactif de la conscience opprimée n’est pas que le nationalisme serait une fausse solution et une fausse arme, de même que le vieil AK 47 est bien susceptible d’exécuter sa prévisible besogne, mais plutôt qu’il se pose comme arme désuète qui porte en lui une désuétude de monde. En quoi l’insurrection destituante contribuerait à sortir de la sophistique de l’arme.
U.T.