Peut-on aller de l’avant en regardant dans le rétroviseur ?

ou l’impasse d’une décolonisation patriotique

paru dans lundimatin#466, le 14 mars 2025

Dans une récente brève de comptoir, nous avons tenté d’approfondir et d’éclaircir les nouvelles propositions politico-stratégiques énoncées par Houria Bouteldja dans son dernier livre et développées dans une récente intervention publique. La semaine dernière, au détour d’un article plus large, nous avons poursuivi notre travail autour de cette drôle d’idée de patriotisme décolonial. Entretemps, Camille Escudero, artiste multidisciplinaire, nous a soumis une réponse au premier article pour publication. Comme nous ne comprenions pas bien où son texte voulait en venir et dans la mesure où nous cherchions d’abord à étayer et affiner les désaccords que nous pouvons avoir avec les propositions avant-gardistes de Mme Bouteldja, nous lui avons proposé de l’amender en ne négligeant pas le nœud de la discussion : les propositions faites, les oppositions formulées. Après nous avoir répondu qu’elle n’avait pas le temps, la tempêtueuse artiste a pu publier sa réaction sur le site du QG décolonial où il est donc facilement accessible. En attendant, nous poursuivons cette semaine avec un détour par Montesquieu autour d’une question à la fois simple et complexe : faut-il, pour se défaire de la domination, tenter de s’accrocher ou de s’approprier ses formes antérieures, par exemple la monarchie ou l’État-nation ? Celles et ceux intéressés par la discussion en cours, liront avec grand plaisir dans cette même édition une contributions a un débat qui n’a pas eu lieu.

Lorsque Montesquieu, à deux générations encore de la Révolution française, en 1748, pose le concept critique du despotisme oriental, il nomme les Turcs mais vise la Monarchie absolue qu’il voit à domicile. Contre le despotisme, régime du caprice et de l’instant, où tous les liens sociaux s’effondrent sans loi comme un château de sable, et où le choc révolutionnaire de la populace, s’annonce en permanence sous la terreur quotidienne de la figure du despote (sous le despotisme « tout mène tout à coup et sans qu’on puisse le prévoir à la révolution » VI, 2) ; les rapports de force équilibrés des pouvoirs séparés de la Monarchie (réglée par une « loi fondamentale » ou constitutionnelle) apparaissent à Montesquieu comme l’idéal balsamique. La « transcendance », le « rêve raisonnable » de Montesquieu est à cette époque-là la Monarchie contre le despotisme. Alors que la République doit être proclamée en 1792, et que Montesquieu sera mis du côté des révolutionnaires républicains, il récusait pourtant, quelques quarante années plus tôt, l’instabilité des vertus patriotiques de la République démocratique et l’imperfection de la modération des Républiques aristocratiques (pour lui, en effet, la République est soit démocratique soit aristocratique – la monarchie, elle, est nobiliaire). Le plus grand problème de la République, pour Montesquieu, c’est qu’il s’agit d’un régime passionnel héroïque. Sans passion héroïque, comme l’amour de la patrie, fondateur de l’amour des lois, la République tend vers le désert des licences anarchiques. L’amour de la patrie, seule vertu susceptible de faire obéir aux Lois un peuple qui se les donne à lui-même, présente le risque de sa décomposition rapide. La cessation de cette vertu amoureuse entraîne la dérégulation et la libéralisation des « gênes » de la légalité au nom de l’avarice égoïste : « lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice entre dans tous. Les désirs changent d’objets : ce qu’on aimait, on ne l’aime plus. On était libre avec les lois, on veut être libre contre elles. Chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître. (…) La république est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous. » (Livre III, ch. III)

Pour Montesquieu, ce n’est donc pas la République qui présente le meilleur régime : l’avenir désirable est la Monarchie équilibrée par sa noblesse et un « dépôt des lois ». Or, contrairement au régime passionnel héroïque, la beauté de la Monarchie repose sur son caractère de « belle machine » - probablement inspirée par les belles machines de l’administration asiatique. La Monarchie est un régime passionnel honorifique qui s’appuie sur le ressort du désir égoïste d’acquérir des titres et des statuts : ces passions permettent la neutre subsistance de l’État hors de toute fluctuation héroïque. « L’État subsiste, indépendamment de l’amour pour la patrie, du désir de la vraie gloire, du renoncement à soi-même, du sacrifice de ses plus chers intérêts, et de toutes ces vertus héroïques que nous trouvons dans les anciens, et dont nous avons seulement entendu parler » (Je souligne, nous y reviendrons). La loi fondamentale de la monarchie est le rapport de subordination et de dépendance d’une multitude d’ordres intermédiaires composés par la noblesse : « point de noblesse, point de monarque ». L’intermédiation est ce qui contribue à faire tourner la machine. Au principe de la Monarchie, il y a une passion, l’honneur, mais, en tant que tel, ce ressort est reproducteur du régime monarchique. L’honneur est la force gravitationnelle de la monarchie – sa pesanteur quasi-physique. Dans la pensée libérale, cette force, dépouillée de tout caractère passionnel avoué, refroidie, correspondrait à l’intérêt : l’honneur des distinctions, des prééminences, des rangs est à la Monarchie ce que les eaux froides du calcul égoïste est au Marché. « Vous diriez qu’il en est comme du système de l’univers, où il y a une force qui éloigne sans cesse du centre tous les corps, et une force de pesanteur qui les y ramène. L’honneur fait mouvoir toutes les parties du corps politique ; il les lie par son action même ; et il se trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers. » (ch.VII) C’est probablement cette compatibilité structurelle entre la Monarchie et le « constitutionnalisme libéral », bref, l’économie, qui porte secrètement Montesquieu vers la légitimation de ce régime, envers et contre toute vérification historique ultérieure. Pour Montesquieu l’idéal des revendications politiques futures n’est pas la République mais la Monarchie. Chez lui, les trois régimes : République, Monarchie et Despotisme sont, en réalité, des régimes différentiels : la République tend vers le Despotisme, comme chez Platon la démocratie tendait vers la tyrannie. Car le Despotisme, c’est, au fond, la décomposition individualiste de la société, la passion d’amour changée en caprice de tous, caprices de tous changés en crainte de chacun et en terreur du « bras levé » du despote, décomposition de la vertu dans la République, réduction du cercle du gouvernement, qui tenait hier par l’intermédiaire d’une vertu, et donc, d’un amour désormais changé en crainte. Aussi, la Monarchie, belle machine, machine des intérêts subordonnés et intermédiaires où les lois s’appliquent par le ressort de l’ambition et de l’honneur égoïste, se présente-t-elle comme le régime le plus stable, régime qui ne peut pas, en droit, sombrer dans le despotisme.

Althusser (dans Montesquieu. La politique et l’histoire) a fait remarquer la réticence de Montesquieu à imaginer un régime populaire et la nécessité qu’il voyait à ce que le populaire, plèbe ou populace, demeure, en quelque sorte, à l’écart de la sphère du pouvoir. Il y a minimalement deux raisons pour lesquelles le despotisme est ennuyeux : 1) le despote s’impose par caprice en liquidant l’obstacle que constituent ses rivaux, les Grands – d’où la panique de la noblesse ou de l’aristocratie lorsqu’un despote est pressenti ; 2) il réduit la passion primordiale du peuple à l’avidité pour les « commodités de la vie » - parce que ce régime a aboli toute possibilité d’anticiper et de planifier l’avenir, de se faire un métier ou une carrière, a rendu toute la société fluide et flexible, par défaut : la vie se fait au jour le jour, dans l’instant, et le seul point de fixité, c’est la « commodité » matérielle. D’où le « consumérisme » des populations soumises au despote. Autrement dit : la société n’a plus de médiations, d’intermédiaires, mais cette absence de médiation n’est pas victoire de la présence démocratique, c’est l’avènement astructural d’un vaste désert d’atomes craintifs. « L’espace du despotisme n’est que le vide : croyant gouverner un empire, le despote ne règne que sur un désert » (Althusser, 88). C’est aussi pourquoi le despotisme, second coup de feu, est l’annonce ou l’imminence de la révolte populaire – logique de l’immédiateté abstraite, chaque instant peut être celui de l’affalement de la structure – en cela ces deux moments du despotisme, caprice de l’Un liquidant les Grands et révolution des Multitudes populaires, sont précisément ce vers quoi les quarante années qui séparent L’Esprit des lois (1748) de 1789 vont tendre. Et, au moment de la Révolution française, la modernité ne sera, en apparence, pas celle de la monarchie nobiliaire comme « belle machine », mais bien l’ère de la République démocratique et de ses soubresauts aristocratiques (aristocratie financière de 1848 si bien dépeinte par Marx), apparente monarchie restauratrice mais sans noblesse. Ce sera bientôt l’ère du patriotisme national, de l’amour de la patrie ou de la dissolution de la République dans le marché libéral aristocratique puis despotique.

Althusser a remarqué que Montesquieu pose pour idéal une forme qui, précisément, est périmée et dépassée, et, inversement, comme forme passée, romaine, archaïque, la « République » et son amour patriotique ou sa modération aristocratique. Pour Montesquieu l’avenir est précisément ce qui s’avérera l’Ancien Régime, le passé, la Monarchie nobiliaire, aboutissement du féodal ; le passé est précisément ce qui s’avérera le Nouveau Régime, l’avenir, la République démocratique ou aristocratique, qui trouve son plein accomplissement entre 1860 et 1900, soit par la fin des conquêtes coloniales d’Afrique et le massacre des Communards. Souvenons-nous que pour Montesquieu, le patriotisme républicain, fait d’amour de la patrie, et de « vertus héroïques », nous les « trouvons dans les anciens » et c’est quelque chose « dont nous avons seulement entendu parler. » La république patriotique héroïque est une chose du passé dont nous n’avons des échos que par ouï-dire. Soit : le présent ne présente pas à Montesquieu l’avenir de cette forme qui lui vient du passé. Bref, pour lui, l’avenir c’est précisément la forme périmée qui sera liquidée, la monarchie nobiliaire fondée sur l’honneur, les corps intermédiaires. Et, le passé révolu, échappant pour lui hors de toute expérience réelle, soit le patriotisme républicain à la romaine, dont on ne sait quelque chose que par ouï-dire, est précisément ce qui sortira de son archaïsme pour constituer le présent de la Révolution. Comme la ruse de l’idéal revendiqué était peut-être d’annoncer cela même qui décline tandis que la malice de l’archaïsme identifié serait, proprement, de s’avérer le visage que prend l’avenir pour ne pas se montrer. Quoi qu’il en soit, à revendiquer un idéal périmé, Montesquieu n’est pas devenu un "réactionnaire de droite", son idéal périmé demeurait, justement en tant que dépassé, antagonique au présent immédiat.

Althusser énonce alors ce verdict :

« C’est parce qu’il plaidait la cause d’un ordre dépassé qu’il se fit l’adversaire de l’ordre présent que d’autres devaient dépasser. » (121)

Et il ajoute : « Toutes proportions gardées il en est de sa pensée comme de la révolte nobiliaire qui précéda la Révolution, et dont Mathiez conclut qu’elle la précipita. » Le Montesquieu approprié par les révolutionnaires de 1792 est un « malentendu » nous dit Althusser, mais il ajoute immédiatement : un malentendu qui repose sur la vérité d’un premier malentendu – « celui qui avait jeté Montesquieu dans l’opposition de droite dans un temps où elle n’avait plus de sens. » (122)

Que faire de ce détour ?

Il existe en ce moment des indigènes que l’on rejetterait bien du côté de l’opposition de droite – ce faisant, on aurait alors raison, en cela qu’ils plaident la cause d’un ordre dépassé (Nation) à l’aide de quoi ils se font les adversaires d’un ordre présent – soit d’un ordre qui n’est évidemment plus la Nation (puisqu’ils veulent y revenir). Quant à « nous », nous tâchons, nous autres de penser la réalité de son dépassement. De nos jours, le « nationalisme » se présente comme solution d’avenir pour les décoloniaux. En cela, ils optent pour une solution de droite précisément au moment où la « droite » ne fait plus sens et où la forme-Nation est de part en part périmée. Cette péremption même de la forme-Nation lui confère une valence de Résistance et une portée destructrice. Mais cette résistance et cette destruction, énoncées dans les termes du passé présenté comme un avenir, présente trop d’anachronisme conjoncturel pour accompagner des forces préfiguratives déjà-là.

Autant vaudrait conduire son véhicule avec les yeux rivés sur le rétroviseur.

Il se peut qu’à la fin la vieille souche, au détour d’un sentier de platanes mal plantés, ne renverse le bolide du mauvais côté de l’histoire.

*

Il arrive très souvent que la conscience malheureuse de l’opprimé cherche dans l’oppression d’hier la forme de son salut. Ce qui, il y a un demi-siècle encore, constituait l’instrument des servitudes lui paraît, maintenant, l’instrument de sa libération. Pour cette conscience résistante et combattante, il semble de bonne guerre d’inverser le sens de l’arme que l’on braquait hier sur elle – l’ancienne conscience sous l’ancien joug se croit désormais librement détentrice de la mise en joue. Elle oublie en chemin que la servitude repose sur ses moyens et qu’il ne s’agit pas d’intervertir le rapport du dominant au dominé mais de l’abolir. On n’inverse pas un rapport de domination, on le destitue. Pourquoi la « nation » apparaît-elle régulièrement comme une image de salut à ceux précisément qui en sont les victimes ? La question se pose ici dans le contexte « français » qui est celui de l’Europe. La logique du retournement du stigmate n’est pas ici une réponse utile.

En réalité, lorsque la conscience d’une situation d’oppression, toujours en retard sur les formes d’oppression actuelles et réelles, ressent qu’un écart vient d’apparaître entre l’ancienne et la nouvelle, elle se plonge, réactive, sur l’ancienne forme, qui tient son sujet passé et la constituait comme sujet opprimé, et la revendique précisément au moment où le maître s’en défait. D’un coup, le vieux stratagème périmé laisse derrière lui une masse de subjectivités réactives que sa longue duperie a illusoirement marqué jusqu’aux confins de son désir. Au moment où elle se libère de l’illusion, qu’elle se sait désormais dupée, la conscience découvre en même temps que rien dans ses conditions matérielles n’a changé, et que la domination se perpétue, à l’aide de nouveaux stratagèmes selon de nouvelles sophistications. Mais, ce qui devrait entrer au musée des horreurs de l’histoire, dans la partie consacrée aux engins de torture et de destruction, l’ancien stratagème précisément, se change alors en ce qu’il reste, ce qu’il y a récupérer. Comme les chercheurs de trésors sur les montagnes d’ordure peuvent parfois changer les déchets en or, cette conscience désabusée, ne sachant comment imaginer un autre univers que celui qui hier encore le définissait en négatif de toute part, prend le stratagème pour une arme utile, la forme déjà morte pour celle qui la fera vivre, à la manière dont les guérilleros s’arment de trucs prélevés au noir sur les stocks à liquider des États qui renouvellent leurs arsenaux. Le problème de ce réflexe ou de ce développement réactif de la conscience opprimée n’est pas que le nationalisme serait une fausse solution et une fausse arme, de même que le vieil AK 47 est bien susceptible d’exécuter sa prévisible besogne, mais plutôt qu’il se pose comme arme désuète qui porte en lui une désuétude de monde. En quoi l’insurrection destituante contribuerait à sortir de la sophistique de l’arme.

U.T.

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