NTBLR [3/ ?]

Robin Garnier-Wenisch

paru dans lundimatin#317, le 13 décembre 2021

Sous la semelle de ma chaussure, le sol colle comme une flaque de miel, mais un miel qui pue sa race. Les poubelles près des bancs dégueulent de canettes de bière trop fortes et, près des quelques touffes de végétation, des boîtes de kebabs en polystyrène orangés se laissent griffer par les branches. C’est le matin. C’est toujours le matin que je passe par là, le soir je coupe ailleurs un peu plus haut, mais le matin je passe sous les arbres qui pèguent sous la semelle de mes godasses. Tous les matins ça pègue et quand ça ne pègue pas, ça glisse à cause de la pluie. Tous les matins ça pègue ou ça glisse : c’est ça mon lot quotidien. Je me lève, je bois mon café, je mets mes godasses et je sors pour que le sol vienne péguer ou glisser sous mes semelles.

Sur l’esplanade le matin c’est désert, c’est froid et c’est trop grand comme toutes les places construites pour y faire tenir un régiment de connards. C’est Pépèrodin qui racontait cette histoire, avant, quand on le suivait toustes dans ses mouvements de vestes noires en écoutant bien fort parce qu’il gueulait en chuchotant le salaud, la mâchoire en train de branler son chewing-gum nicorette et le corps qui filait à toute vitesse. Il racontait que les places comme ça, les places pavées ça avait été pensé parce qu’il fallait bien un endroit pour faire tenir un régiment. Il n’avait pas dû dire « un régiment de connards », c’est un ajout de ma part. Il avait juste dû dire « un régiment », mais avec un sourire ou tu sais très bien de quoi je veux parler, un sourire qui veut dire « un régiment de connards », mais qui le dit pas parce que bon c’est gratuit d’insulter, ça s’fait pas en vrai, on en sait rien si c’est des connards ou pas. Moi je me dis que c’est drôle d’avoir pensé une place comme ça, une place à régiment de connards, en lui laissant quand même des bancs et un petit jardin pour les punkachs et leurs bières. Des bières avec des chiffres aberrants écrit en gras dessus tellement grand et tellement gras que tu sais finalement pas bien pourquoi c’était si important de l’écrire si grand et si gras. En fait tu le sais, enfin tu t’en doutes, parce que toi aussi t’as été client de ce genre de traquenards, toi aussi t’as cherché en grattant dans ta poche le glinggling des pépettes pour savoir si — rapport défonce/prix — t’allais t’y retrouver. Tu comprends le délire, c’est plus facile à repérer quant au lieu de « bière blonde d’abbaye » ou « petite ipa pas piquée des vers » y’a juste écrit « 11 degrés 6 » : c’est straight to the point ça chipote pas, ça dis pas bonjour/bonsoir, ça t’éclates la gueule.

« 11 degrés 6 » ça te fait pisser dans les buissons et sur le soldat inconnu de la place à régiment de connards et puis c’est tout. « 11 degrés 6 » c’est même plus une question de goût, c’est la caravelle du maximator dans la gueule, le goût du fer quand le papier de la roulée colle sur la lèvre et arrache un bout de bisou qui saigne. C’est le goût du lendemain quand un morceau est plus présent dans la mémoire et que le reboot permet même pas d’accéder à toutes les données. « 11 degrés 6 » c’est des manières subtiles de faire genre « on à réussi à donner du caractère à une boisson populaire » quand on veut dire « ça à le même goût à l’entrée qu’à la sortie ».

La caravelle du maximator arrive toujours à bon port, elle se préoccupe même plus de savoir si elle va rentrer toute entière, elle sait que depuis le quai jusqu’à la glotte un peu du chargement va venir se vautrer sur tes fringues et entre tes cuisses, elle le sait et elle s’en fout. Son but c’est de venir se décharger à grande vitesse sans se prendre la tête. C’est pas de la navigation pour les no-vices. La caravelle sort que les soirs de gros temps, elle se fout de savoir s’il va y avoir du grabuge, limite elle est presque OK avec tout ça, genre elle lit du Lautréamont tu vois le genre ? Elle écoute pas les vieux de la vieille, elle s’en branle de ton avis, le seul truc qui lui tient, dans son petit cœur d’alu, c’est de venir se poser sur tes lèvres et de te napper l’intérieur de son précieux or liquide. Alors souvent, on en voit des qui font les dockers sur les bancs en lamelles de ferrailles. On en voit qui finissent leurs journées par un petit détour au port et d’autres qui sont à quai depuis longtemps. La métaphore maritime c’est du Julien Gracq qui disait que la brume par ici c’est déjà des morceaux des vagues d’un peu plus loin. Il l’a sans doute pas dit comme ça, t’inquiètes, j’adapte, je ne fais pas non plus dans l’hommage en bonne et due forme. Toujours est-il que ça picole sur la place et que le confinement, la crise et le fait que la ville soit remplie aux trois quarts par des vieillards qui puent la thune et l’entre soi n’ont pas arrangé la chose.

Sur la place il y a de la picole et cette picole va dans les gueules, sur les fringues et sur les pavés, et le matin les pavés pèguent sauf quand il pleut et quand il pleut ça glisse. C’est comme ça, tu peux pas comprendre le truc si toi ton truc c’est justement pas ce truc. C’est pas le genre de truc qui s’explique, ce serait maladroit de tenter de lui donner une raison, un but ou une direction. J’veux dire, limite tu peux parler depuis ta chapelle…

Souvent sur l’esplanade il y a un peu de musique, genre de la vieille tek pas fofolle qui crachote depuis les JBL portatives des sorties du lycée. Du boomboom à 140 qui tape pas forcément où il faudrait, mais qui fait gueuler les chiens. Y a plein de chiens, y’a toujours eu des chiens, d’ailleurs passé une certaine heure y’a presque plus que des chiens, des caravelles vides et des dockers couchés. La municipale n’aime pas les chiens, les chiens ça ne vote pas. La municipale trouve que les chiens c’est dangereux parce que ça croque. C’est vrai que ça croque, que ça à déjà croqué et que ça croquera certainement encore. Alors les riverains gueulent. Ça par contre ça vote les riverains, ça gueule et ça vote, pas toujours du bon côté, mais ça vote. Ça ne se préoccupe pas tant de savoir pourquoi l’esplanade est devenue le premier port marchand du coin pour ce qui est de l’or liquide, mais plutôt de gueuler pour tous les fantômes de caravelles et de morceaux de giros sauce blanche qui traînent entre les chiens qui pissent et qui croquent à défaut de pouvoir voter. Les riverains, paraît-il, en tout cas c’est ce qui se raconte, en ont marre. Iels sont à bout, iels l’ont dit dans le journal du coin-coin, iels ont dit dans le canard que les marginaux, ça suffit. Iels en ont marre, y paraît même que ça se rêve commando pernault au milieu de la nuit, genre opération clodo au chaud si tu connais les bails sombres. Et c’est vrai qu’il y a qu’à voir les « vive le roy » qui commencent à fleurir sur les murs du cimetière d’à côté pour se dire que ce qui pue peut-être le plus dans le coin c’est l’odeur de merde brune qui est en train de remonter. Ça pue sur l’esplanade, je suis pas du coin, je connais pas les mœurs encore à fond, mais je suis sûr que cette odeur de merde elle date pas d’hier. Je suis sûr que ça pue depuis un moment, mais que la pluie avait eu tendance à laver un peu cette odeur. Maintenant, c’est comme si la pluie avait renoncé. Comme si même la pluie s’était résignée à ne plus pouvoir masquer l’odeur de la merde brune qui descend depuis les appartements chauffés jusque sur la place qui s’appelle même pas place puisque les con·ne·s de la municipale l’ont appelé « esplanade ». Une esplanade à régiment de connards.

Robin Garnier-Wenisch

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