NTBLR [10/ ?]

Robin Garnier-Wenisch

paru dans lundimatin#328, le 28 février 2022

L’histoire qui va suivre, c’est Bruno qui me la raconte, et donc à travers Bruno c’est moi qui raconte l’histoire vue par Bruno, tel qu’il me l’a raconté, avec quelques mots de Bruno et l’influence du bouquin de Nathalie Q. qui s’appelle « la cavalière » et qui parle de D.

J’ai commencé à lire le bouquin de Nathalie Q. le soir après la conversation avec Bruno, dans la salle d’attente de ma psy et du coup tout s’est aggloméré dans ma tête. Je ne veux pas dire que le bouquin de Nathalie Q. était dans le cabinet, c’est moi qui l’avais ramené parce que je l’avais commandé pour la bibli. Je ne crois pas qu’il y ait encore de toute façon des salles d’attente avec des magazines ou des bouquins maintenant que c’est plus covid friendly, mais même avant je ne suis pas sûr que les bouquins de Nathalie Q. se trouvaient sur les tables basses de ces salles d’attente parce que ça doit être frustrant de commencer un bouquin et de ne pas le finir au moment où on te dit « on peut y aller ? ».

J’ai pensé à Nathalie Q. parce que je lisais son livre avant d’aller papoter de mon dedans de mon moi et que dans le dedans du livre de Nathalie Q. il y a quelques éléments qui m’ont fait tilt, parce que je lis Nathalie Q. et qu’il se trouve que je viens de D. et que j’ai découvert, mais genre vachement tardivement que Nathalie Q. parlait de D. et qu’en fait c’est assez spécial de lire des choses sur D. quand on y a vécu. En comprenant tout cela, je me suis demandé si des gentes pourraient lire ce que j’écris comme étant un bout de ce qu’iels connaissent et si ça ferait quelque chose de particulier dans leurs manières d’appréhender la chose. Notamment Bruno, mais aussi Christine et puis plein d’autres gentes en fait qui ne me connaissent pas.

Moi je ne connais pas Nathalie Q., mais je connaissais ses bouquins avant de savoir qu’elle vivait à D. d’ailleurs, j’ai dû apprendre ça un jour au détour d’une conversation avec Benoît qui me disait que Nathalie Q. vivait à D.
Moi aujourd’hui je vis à Q. (pas Q. comme Nathalie Q., Q. comme la ville Q. qui est comme la ville D., mais un peu plus à l’ouest comme dirait Tryphon T.), en arrivant à Q. j’ai rencontré Christine qui vit un peu partout, mais enseigne ici (comme Bruno d’ailleurs, mais lui il vit à D., mais pas le même D.) et on s’est lus mutuellement et j’ai découvert « Ecoldar » qui m’a tapé dans l’œil avec sa manière juste de raconter une zone sur un temps au travers d’une personne alors ça m’a inspiré et j’ai commencé à écrire sur Q. et sur sa place parce que pour le coup elle est sous mon nez cette place. Cette place qui est une bête place, pas plus bizarre ou conne que la place de D. sur laquelle j’ai passé pas mal de temps aussi, mais moins dans les bureaux et plus au café du dessus avec les copaines de la prépa, dont le Belge, mais on s’y perd un peu.
Bref, j’écris sur Q. et sur sa place depuis quelques mois et là bim, je commande un bouquin pour la bibli de Q. et je tombe sur Nathalie Q. qui parle de D.

Ça va ?
Oui merci ça va.
On peut y aller ?

Ce qui m’a fait bizarre, hier dans la salle d’attente à lire « la cavalière », c’était de lire des prénoms que je connaissais, que j’avais même bien connu et de lire comme la suite d’une histoire dont je m’étais échappé, comme la suite d’une histoire qui n’était pas la mienne, mieux écrite aussi c’est sûr, mais avec des personnes que je connaissais à l’époque dans cette autre vie et que ces personnages racontaient une histoire beaucoup plus ancienne dont je ne dirais rien parce qu’il faut la lire merde, en plus c’est vachement bien.
Du coup c’est une histoire qui va être teintée de tout cela, l’histoire de Bruno, l’histoire que Bruno me raconte assis dans une chaise pas très confort de l’autre côté de mon bureau qui est aussi une bibli, une bibli dans laquelle il y a les bouquins de Christine, qu’ici on appelle Christine, mais que sans doute ailleurs on appelle plutôt Christine L. et les bouquins de Nathalie Q. et notamment le dernier « la cavalière » qui dort dans mon tote bag marque-pagé à l’endroit où je me suis arrêté hier quand la psy a dit « on peut y aller » et que le marque-page est venu se poser (presque comme une blague) sur le prénom Stephen que je reconnaîtrais entre milles parce que je sais bien que le Belge on l’appelle à l’état civil Stephen, mais moi, moi et Titou (qui s’appelait pas Titou, comme Carbiche, Pigo, Lanceboule, belette) on appelait le Belge.
Un marque-page fait en post-it, un post-it avec une phrase que je vous expliquerai plus bas et le dessin d’une espèce de noix de saint-jacques (parce que j’avais parlé de Polly Pocket avec une étudiante).

L’histoire de Bruno c’est celle des loups de Chine sur la place. C’est pas une contrepèterie, il a ajouté ça en riant, parce que Bruno il rit beaucoup et que c’est agréable de l’entendre rire parce que ça rappelle un peu le sud, même si son sud à lui est aussi un peu plus à l’ouest du mien, c’est le sud de M., mais pas le sud de D., mais au fond, au fond oui quand même c’est le même soleil non ? Donc Bruno pivote sur sa chaise et je me dis qu’elle est pas super confort cette chaise et qu’il faudrait sans doute que je demande si on a du budg’ pour la changer cette chaise pas confort parce que quand les étudianx viennent me taper la causette (par exemple pour me parler Polly Pocket) on finit souvent par aller chercher une autre chaise parce que celle-là elle est pas super confort quand même. Bref, on parle du bus du Glaucome, et ça non plus c’est pas une blague, sur la place en ce moment (je vous jure que c’est vrai et ça me déprime à fond, mais c’est vrai) il y’a un bus genre bibliobus, mais qui s’appelle « bus du glaucome » et donc avec Bruno on rigole de tout ça parce qu’avec Bruno en général tu rigoles. Et on parle du bus, du côté « message caché » et lui il me dit que c’est comme l’histoire des loups de Chine sur la place et moi je note sur mon post-it-marque-page pour que le soir je m’en souvienne, je note « loups de Chine sur la place ».

Et du coup le soir, ce soir-là quoi, après un détour chez la psy, lu Nathalie Q. et être rentré chez moi, après les trucs qu’on fait en fin de journée et tout et tout, je me cale, comme là maintenant je me cale (c’est-à-dire le dos pété sur le canap’ et le laptop qui ronronne sur les jambes croisées façon lotus) et je vais chercher ce que c’est que cette histoire de loups de Chine sur la place que je m’en vais vous expliquer. Cette fois-ci avec mes mots à moi, mais dans un truc d’accent des autres qui va sans doute se sentir, enfin si vous êtes attentifves à ce genre de trucs.

Pour bien comprendre toute cette histoire, il faut que je dise un mot d’abord du Quartier (qui commence par un Q. comme la ville et comme Nathalie Q., mais déjà plus trop de rapports). Il a existé de 1990 à 2016 dans ce qui est aujourd’hui le rez-de-chaussée des Bozar, un centre d’art contemporain qui s’appelait le Quartier, ce centre d’art a été fermé assez abruptement après une série de décisions dont je me garderais bien de juger la teneur parce que je suis un peu à distance de ces histoires (moi qui n’ai débarqué ici que quatre ans après), mais dont je peux dire qu’elle fut le fait d’une municipalité qui misa l’aspect culturel de sa régence sur la commande d’une Marianne à gros nichons (et je ne déconne pas allez chercher l’histoire de la Marianne de Q. ça vaut rien que ça un bon chapitre en plus). Bref, le Quartier ferme, et en fin 2016 plus de Quartier, enfin pas de Quartier quoi. Et voilà qu’au même moment, un an après, alors qu’un cortège trimballe un cercueil jusqu’à la mairie pour protester (vainement) contre la fermeture/mort du Quartier, voilà qu’un artiste Chinois du nom de Liu Ruo Wang est invité à venir installer sur la place, sous les fenêtres de l’école et du théâtre (scène nationale) et de la médiathèque, 95 loups toutes babines retroussées qui « représentent la multiplicité des contraintes que l’Homme rencontre au cours de sa vie, qu’elles soient culturelles, sociales, sociétales ou politiques. » (je cite le canard du coin) et un peu plus loin l’artiste précise quant au choix de l’animal « En Chine rurale, les paysans craignent le loup, car il constitue une menace pour le bétail. La tradition veut qu’il soit le présage d’une crise, d’une destruction. Il traduisait bien le message que je souhaitais transmettre. »
Il n’est pas dit si l’artiste était au courant de ce qui venait de se passer dans la ville de Q. au moment de son intervention. La commissaire de l’expo qui invita l’artiste et qui s’appelle Nathalie Morin elle non plus n’a pas l’air au courant dans une vidéo qu’on peut facilement retrouver en ligne et les investisseurs qui ont mis les 40 000 balles nécessaires au déroulé de l’opération non plus. Mais ce qui est drôle c’est que cette affaire s’est décidée à l’occasion d’un voyage de l’artiste et d’une rencontre avec les élu·e·s en 2016 dans la ville de Q., soit finalement au moment ou les même élu·e·s décidèrent de couper les financements nécessaires à la survie du Quartier. Et quand le Quartier galérait à collecter au cours d’une vente d’œuvres quelque 3000 balles pour tenter de faire bonne figures, 37 000 de plus étaient rassemblés pour faire venir 96 loups pesant chacun entre 300 et 400 kg chacun plus un guerrier d’une tonne soit à peu près 30 tonnes.

30 tonnes de babines et dents dehors payées par les pouvoirs publics et privés locaux sur la place qui concentre quasi toute l’offre culturelle de la ville, c’est dur de pas y voir un symbole. Alors aujourd’hui, avoir le bus du glaucome qui campe pendant plus de 4 jours d’affilé avec ses files de cheveux cinquante nuances de gris qui se queuleuleutent en attendant à qui c’est le tour de se faire dépister c’est sûr que ça fait bizarre, surtout que l’ambiance est pas à la franche histoire d’amour avec le secteur culturel, et ce depuis un moment déjà, pas qu’à Q. partout hein, mais aussi à Q.
Après — je me dis en me relisant, parce qu’on ne dirait pas, mais c’est un peu bossé ce truc quand même — je me dis que c’est sûr : une place il faut l’occuper a priori. A D. par exemple je me souviens du corso et des taureaux-piscines, des manifs et du parking souterrain qui prenait l’eau, du marché aussi et des cafés. Cet hiver j’y ai même emmené le petit croustillon voir un mec déguisé en père Noël et ses deux rennes à bout de souffle. Donc oui, une place ça s’habite (toujours pas une contrepèterie), ça s’investit sans doute aussi, ça se récupère. Mais ce que je trouve finalement assez fou, c’est que ces histoires, ces histoires de loups de Chine, de cavalière, de bus du glaucome : ces histoires existent. Elles sont là même si elles sont vives dans certaines mémoires et inexistantes dans d’autres. Pour moi D. a existé sans que jamais la cavalière ni Nathalie Q. ne s’y soit rattachée et c’est aujourd’hui que je les découvre, je découvre D. autrement qu’avec le regard de cet adolescent que j’ai été là-bas. De la même manière, le bus du glaucome aura permis le rire de Bruno et dans ce rire l’histoire des loups de Chine qui me font me dire aujourd’hui que je ne peux pas comprendre cette place si je ne comprends pas cette histoire et que sans doute milles autres histoires permettent de comprendre encore mieux cette histoire, puisque finalement (et je me sens presque con à le formuler ainsi, mais c’est la vérité) ces histoires existent.

Ces histoires existent, elles sont une matière première qui se saisit à pleines mains pour quiconque veut les chopper et que finalement les remuer comme des grains de sable dans un cours d’eau c’est peut-être futile, mais c’est ce qui aura permis de les faire danser deux secondes dans la lumière. Mais surtout ce qui est fou, c’est que ces histoires, celles des loups, celle de la cavalière préfigurent, porte en elles des éléments clefs pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui.

Et du coup me voilà à mélanger plein de choses dans mon chaudron cérébral en me demandant quel genre de soupe indigeste je vais bien pouvoir servir cette fois. Et je repense à ces histoires de Nathalie Q. et son rapport à la ville de D. et de comment elle souhaite la raconter sans la raconter et je repense à Christine et son Ecoldar qui devient une île fictive et Bruno avec son rire et ses histoires qui ne se posent pas parce qu’elles sont faites pour voler comme des oiseaux. Je pense à ces gentes qui racontent, parlent, donnent des opinions, les reprennent, s’emballent, se taisent, se trompent, se contredisent. Et je me dis qu’en fait le point commun dans ces histoires ce sont les gentes qui sont présenté·e·s dans ces histoires et qui indiquent des zones, des recoins et des bosses qui font partie d’une multitude d’histoires possibles, imparfaites et folles. Et tout cela me donne du vertige parce que j’ai mis un point d’interrogation sur la conclusion de ces affaires et que pourtant on en est au 10 et qu’en fait je me dis qu’il va bien falloir que je prenne une décision. Il va falloir que je laisse un peu de temps parce que si je veux pouvoir donner du corps à tout cela — et je veux donner du corps à tout cela — je vais devoir prendre le temps de ne pas faire qu’un long monologue sans échos.
Alors j’en étais là dans mon exploration, dans mon enquête fragmentée en épisode, qui servait un peu de moyen pour avancer dans un projet dont je n’avais pas circonscrit grand-chose à part peut-être une : parler de la place. Et je me retrouve finalement à recontextualiser un objet que je ne maîtrise pas qui essaie de prendre plusieurs formes et plusieurs visages, une narration à choix multiples, mais dont la fin ne semblerait pas pouvoir exister. Merde en fait.
Alors je crois que pour le moment je vais m’arrêter là, pas d’écrire bien sûr que non, mais de publier en direct ce qui sort, je vais prendre le temps de la respiration et de la promenade digestive. Alors je lâche le point d’interrogation et je décide d’y mettre trois petits points de suspension.

Et pour celleux qui comme moi ne savent pas ce que c’est qu’un glaucome, j’ai trouvé ça sur internet que je livre tel quel parce que je trouve que ça clôture bien ce passage : « Le glaucome est une maladie de l’œil responsable de lésions du nerf optique. Elle est le plus souvent due à une élévation de la pression interne de l’œil. Si elle n’est pas traitée, elle peut engendrer une déficience visuelle, voire la cécité. »

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