#NOUS AVONS DE LA PLACE

Pour la construction des refuges vivables, contre l’emprisonnement et la mise à mort suite à l’incendie du camp de Moria à Lesvos

paru dans lundimatin#255, le 21 septembre 2020

Dans la nuit du 8 au 9 septembre, le camp de Moria sur l’île de Lesvos a pris feu. Ce qui est surprenant n’est pas que ce soit arrivé, mais que ça ne soit pas arrivé avant. Après les flammes de l’incendie, c’est le feu des armes et le gaz des lacrymogènes qui ont été envoyés sur les 13.000 personnes qui ont dû quitter le camp et qui ne sont pas transférées (sauf quelques mineurs non accompagnés) ni même aidées en eau et apport alimentaire suffisant. Beaucoup d’associations et de collectifs de solidarité ont été empêchés d’intervenir.

En même temps, le bateau commercial danois Etienne qui avait secouru 27 naufragés, réfugiés de Lybie, subissait une interdiction d’accostage pendant 40 jours. Les 27 personnes vivaient sur un pont extérieur du bateau, sans toilettes, et recevaient de l’eau, pulvérisée à travers un pneu, par l’équipage. À deux reprises, ils ont entamé une grève de la faim avec comme demande unique de les libérer. #Etienne marque un nouveau point de bascule, cette fois ce n’est plus un bateau humanitaire, un équipage de personnes engagées, c’est un pétrolier. Point de bascule, car on assiste, de Moria à la mer, à la création d’une zone d’emprisonnement, d’invisibilité et de torture au-delà des frontières terrestres, dans les eaux internationales.

Le samedi 12 septembre, alors que son gouvernement continuait avec les débarquements des forces de l’ordre au port de Lesvos, le premier ministre grec a annoncé des gros achats en équipement militaire, dont 18 appareils français pour équiper son armée de l’air. Florence Parly, ministre des armées, se félicitait. Business as usual. Depuis plus d’une dizaine d’années maintenant, les « aides » à l’État grec distribuées à coup de mémorandums ont été accompagnées de barbelés, et de l’obligation imposée par les « aides » de poursuivre et accélérer, même, la course effrénée au surarmement. Rapporté au PIB, le budget défense de la Grèce est le plus élevé de l’Union européenne, cela fait partie des obligations de sa dette. Dans une Europe devenue forteresse pour « s’immuniser », les îles côtières grecques sont transformées en prisons à ciel ouvert. Le contexte de la crise sanitaire n’a fait qu’empirer le pire. Nous savons qu’ils préparent de nouveaux camps fermés. Comme nous savons depuis des années ce qui se passe dans les hotspot et les « jungles ». Il faut multiplier les guillemets, tellement les barbelés ont été multipliés.

Vivre dans la fin du monde est une temporalité bien particulière. De partout, tout ce qui s’énonce, c’est la catastrophe, la destruction des écosystèmes et des formes de vie. La douleur est là, elle est dans les quartiers populaires, dans les cultures à pesticides, elle est dans les corps des soignants, des femmes de ménage aux contrats « externalisés », des caissières, des éboueurs, la misère en milieu étudiant, des êtres qui échappent toujours aux listes. Mais si la douleur est là, il est toujours possible de penser que l’immonde n’est pas à notre porte, mais loin et ailleurs. À Lesvos où des enfants dorment dans un cimetière ou, il y a un siècle, dans les camps pour les juifs, les gitans, les anormaux.

Vivre dans la fin du monde est une temporalité qui peut parfois laisser penser ou faire croire qu’il n’y aura pas de jour d’après, ce jour d’après où nous devrons dire : « nous n’avons rien fait car nous ne savions pas ».

Nous savons. Depuis la 2e Grande Guerre, l’Europe a à nouveau, en son sein, des camps où les gens vivent dans des conditions invivables. La Grèce n’a pas l’exclusivité, des nombreuses personnes, demandeurs d’asile, en quête de refuge dans les villes et les campagnes des pays du nord de l’Europe vivent dans des conditions invivables.

Il faut des énoncés, et il faut des actes. Non pas tant des actes magiques, sacrés, qui sortent de nulle part en réitérant un Sujet illuminé, mais des actes qui prennent le relais d’autres actes. Agissent dans la pénombre et réinventent la lumière. Le luxe de l’espoir.

#WirHabenPlatz (« nous avons de la place »), ces mots ont résonné dans les rues de plusieurs villes en Allemagne, dans les premières manifestations qui ont suivi l’annonce de l’incendie à Moria. Ils sont arrivés jusqu’ici, jusqu’à nous, ce nous précaire, en formation, fragile et fragilisé, en expérimentation. Nous est encore là. ET parle plusieurs langues.

#Nous avons de la place

Le 13 septembre une initiative des étudiant.e.s en écoles d’art en Grèce a demandé aux autorités universitaires d’ouvrir les locaux vides dans plusieurs îles. Le même jour, l’initiative #supportartworkers qui a initialement surgit pour contrer les ravages du milieux culturel et artistique en temps de pandémie a interpellé le Ministère de culture, les Théâtres municipaux, les écoles des Beaux-Arts, les festivals, des gens dans le privé qui gardent actuellement leurs infrastructures vides dans l’espoir de retravailler, d’ouvrir leur locaux pour accueillir ceux et celles qui en ont besoin.

#Χωράμε

Nous appelons à la multiplication virale de toutes les initiatives pour manifester, interpeler, ouvrir des lieux d’accueil, accueillir. Nous avons de la place, et nous pouvons sortir de la division meurtrière entre « mobilisations qui portent des demandes » et « mobilisations qui s’auto-organisent ».

Nous luttons pour :

1. La mise en place des voies de passage. Fin de la mort aux frontières, et fin du trafic de personnes aux frontières.

2. La fin immédiate du règlement « Dublin III“ et sa non substitution par les centres de tri aux frontières, pour une circulation libre à l’intérieur des frontières Schengen. 

3. Que « réfugié.e.s politiques », « exilé.e.s économiques » et « déplacé.e.s climatiques » soient tous considéré.e.s comme subissant des persécutions qui les obligent à quitter leur pays. Fin de la catégorisation infinie des personnes, création d’une protection juridique pour tous et toutes.

En plus de cela, à côté de cela, et ensemble avec cela, pour ne pas attendre que le bus arrive ou une réaction des gouvernants, nous nous engageons à multiplier les démarches dans nos villes et nos milieux de vie pour ouvrir des lieux disponibles :

Les lieux artistiques et culturels,
les lieux de savoir,
les lieux de loisirs,
les bibliothèques,
les maisons de vie citoyenne,
les tiers-lieux,
les galeries,
les lieux sportifs,
les milieux agricoles pouvant mettre à disposition des espaces,
les boîtes de production de films et de télévision qui ont souvent des grands entrepôts dans lesquels, du fait de la pandémie, les tournages tardent à reprendre.

Un fantôme ne vient jamais seul. Plusieurs spectres hantent aujourd’hui cette vieille Europe. Celui de la défaite, celui des nouveaux camps, mais aussi peut-être, le luxe qui fait communauté contre l’immunité privée et privatisée.

C’est toujours le bon moment pour désespérer, il n’est jamais trop tard pour agir.

Rejoignez-nous sur les réseaux, sur les actions, multiplions les réseaux et les actions, multiplions les mises en réseaux de nos réseaux, de manière souple et tentaculaire, laissons pousser les champignons.

#Nous avons de la place

Marie Cosnay, Maria Kakogianni, Camille Louis

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