Levé pour penser à ce que j’allais dormir ce soir, longeant la viande des rues, le réflexe commode de recourir à l’heure de mon téléphone me manque pour éviter le regard de mes pairs qui – sans risque sur ce rêve de fer – s’équarrissent un monolithe de joie. Maladroit dans leur muette interrogation, je lâche un timide « Désolé je n’ai rien sur moi » avant de m’esquiver. Aujourd’hui, il est encore 23h59. Et je me suis oublié dehors.
Dans la chaleur glaçante de l’automne, la musique pleine d’algues noires de ma baignoire a fini de remuer d’horreur et les bottes garnies d’illuminations transcendantales, je me demande. Si l’abîme de miel d’élytres et d’oiseaux la nuque brisée sur les milles soleils du gratte-ciel s’est finalement refermé sur mon ordinateur où flotte, purifiée entre deux administrations prophétiques, le reflet de ma mère – la personnelle, l’inévitable – jouant au Yahtzee contre des enfants au rire d’araignée.
Mes jambes lovées contre le râle des pumas je me dis que mon froid est à sa place sur ces toits où pleut une nuit cabalistique. Félin, je me perds dans la fumée ésotérico-électrique de mes airpods et je nage sur les canalisations qui font l’inquisition des imaginaires, contemplant l’émanation des cheminées d’une Cité sans nom.
Je me dis.
Que zoner dans les allées de la misère n’empêchent pas d’être talonné par les années de dépression animale, clandestines dans leurs mâchoires. Que si je me masturbe sur des chimères l’éjaculation est encore moins réelle que le rugissement qu’elles poussent. Que manger du feu dans des chambres vides ne fait pas forcément de bonnes peintures. Que des gnostiques dans des appartements paranoïaques ont rendus l’eau relative entre l’Espagne et la Guyane. Que la Silicon Valley nous empêche de lire avec sa toux et que des archanges tolérants regardent les espions de l’autre côté de la radio. Que les étudiants suicidaires entonnent un même gospel de perdition assis dans la bière éventée pour rétablir la syntaxe de la morale humaine et que les ascètes font leurs emplètes de visions, de thé et de brûlures de cigarettes.
Nous n’avons rien à dire, n’ayant jamais rien dit que nos propres paroles. Parlant d’agir, agissant comme une parole. Partant du mot pour y revenir, dire, se dire que le cercle se rajoute au monde pour remplacer l’ocelle qui est partie un peu plus loin dans l’image, image qui n’est pas si différente du dire, partant d’un même point, d’un point contenu dans sa différence. Un point imaginaire dont l’image est réelle. Dire.
Dire que les expulsés pour les J.O. sont légalement distribués entre hiver et été et qu’ils murmurent aux quatre coins de leur anorexie « Bushido ! Bushido ! ». Que les tours de l’austérité vibrent à la poésie – oh délice – des taxis de Blade Runner en partance pour une nouvelle injection d’histoire. Que le feu des anciens jours s’en est allé rire sur la lune en voyant danser les végétariens de Starbucks et que les anthropologues en quête d’extasis à domicile parlent de la terre sur leur propriété privée. Que les 3% d’ingrédients non-naturels dans les dentifrices descendent de Pluton et Mercure en passant par Boards of Canada. Que ces guitaristes fous étaient beaux avec leurs yeux constellés d’épées cheminant vers la naissance prénatale de grand-père Minuit. Qu’on ira prêcher aux EHPAD le brâme du sexe primordial et que les camping-car s’adoubent cité-États-pèlerins pour honorer l’éveil prochain du roi Arthur Pendragon d’un grand « Hail, springed-one ! »
NATURE & SURNATURE, Duns Scot
[…] Nous ne pouvons espérer sortir de notre nature que par le secours de la surnature (la grâce). Toute forme de dicible appliqué à la surnature part fondamentalement de notre nature incomplète et ne peut donc qu’être inadéquate. Attendre la grâce, et dans l’attente, se montrer digne de la recevoir si jamais elle daigne se manifester. […]
La grâce est alors la parole vraie, celle qui peut enfin s’arrêter d’être parole, ayant été prononcée, ayant dit ce qui avait à être dit, et n’ayant alors plus de raison d’exister. Le dire se révèle et se tue dans le dire. Nous n’avons toujours eu qu’une seule chose à dire, cherchant à ne point la dire en continuant inlassablement de parler. Heureusement, nous ne sommes pas seuls à parler. Mais seulement, nous parlons.
Nous disons. Que les forgerons de la nuit hyperboréenne hyperventilent de séculaires anecdotes sous l’aveuglement de marteaux maniés par les générations nouvelles. Que du fond de l’aven Milton Blake et Dante fument de tentaculaires scorpions tandis que la vie brisée en deux joue de la mandoline. Qu’un astre décapité est encore en capacité de rassembler ses membres éparpillés lorsque frémissent les métropoles transies de lumière. Que les fleurs cassées sont folles et qu’on ouvrira l’accès à une planète de secours dans la gorge des bonzes Zen. Qu’on hallucinera le sang doré dans les Ashram de Katmandou et que l’on craquera le rire épais des urnes moqueuses avant d’écrire d’une sueur déplacée de nouvelles lois sur l’hubris des transports routiers.
Se dire que Dieu, le sacré, est second par rapport à la croyance. Que croire, c’est applaudir son ombre interprétée au Bunraku. Que c’est relever le bouddhisme qu’on a fait tomber en allant saigner. Que c’est prendre sur ses épaules l’espace que l’on occupe dans la pièce. Que le corps – aussi immatériel que l’esprit – est gracieusement dispersé dans l’orgie biologico-sémiotique du vivant. Que le cœur explose en jazz japonais dans les cultures fantômes – pâles légumes – et qu’il n’y a rien de plus communément partagé que la grâce.
Que croire, c’est faire confiance. Malgré l’enlisement des journaux indépendants le dos brisé en hissant le cri jusqu’au ciel et malgré l’alignement des trônes du monde voulant réveiller les dragons antédiluviens, Ogdru Jahad Cthulhu Fhtagn.
Malgré tout ce qu’on peut se dire.
SAECULUM, Saint Augustin
Un siècle qui n’avance pas, un temps qui piétine sans nouveauté ni changement possibles jusqu’à ce que la grâce en décide autrement. […] « Rien de nouveau sous le soleil », est-il écrit.
Se dire que faire un Haïku sur l’A69 pardonne de ne pas y être allé.
À cheval sur le ciel
Le dernier écureuil
Étonne l’aube qui pointe.
Se dire que d’autres ont parlé avant nous. Que d’autres parleront après. Qu’une même parole se donne d’une main éolienne dans un temps qui n’existe que pour ceux acceptant son existence. Que risquer de ne rien faire apparaît aussi risqué que le risque de tout faire. Se dire que la blessure te précède. Se dire que sommeil est plus vieux qu’éveil. Se dire que le silence est impossible du moment que la présence parle en ton nom. Se dire qu’on trinquera au Coca avec les pétroliers de la COP les funérailles du Soleil – cette caduque fournaise– et qu’on dira au revoir aux glaciers tournant le dos à ces forêts pour épileptiques, mathématiques dans leur jeunesse.
Se dire que la pancarte « Quand sinon maintenant ? Qui si ce n’est toi ? » parle d’un autre. Se dire qu’il faudrait davantage résonner que raisonner. Se dire qu’il n’est pas trop tard pour commencer à apprendre à parler. Se dire que ça ira mieux demain.
Sauf qu’il est toujours 23h59. Toujours. Jusqu’à la grâce.
MICHEL DE CERTEAU, L’étranger, ou l’union dans la différence
« Croire n’est pas adopter un programme ; c’est d’abord trouver la parole. »
Et que parler, c’est recevoir la parole d’autrui, humain ou non.
Antoine Loriant