Mourir en direct : Narcoculture, féminicide et spectacle de la mort à l’ère des influenceurs

À propos du meurtre de l’influenceuse mexicaine Valeria Márquez

paru dans lundimatin#476, le 20 mai 2025

Le meurtre de l’influenceuse mexicaine Valeria Márquez en plein jour lors d’une émission en direct à Zapopan n’est pas un événement isolé. Il est le symptôme visible d’un ordre contemporain où convergent le crime, la célébrité, la féminité et le spectacle. Au Mexique, pays marqué par la violence structurelle et la narcoculture, la spectacularisation de la mort ne se produit plus seulement dans les médias traditionnels, mais aussi sur l’écran du téléphone portable. Des influenceurs assassinés, des vidéos virales d’exécutions, des célébrités numériques qui disparaissent ou sont exécutées en direct : tout cela témoigne d’un régime de visibilité où la mort a été pleinement intégrée au divertissement et à la punition. Cet article propose une lecture critique du phénomène basée sur une articulation entre féminicide, spectacle, nécropolitique et économie numérique. Traduction d’Alèssi Dell’ Umbria.

Du moi spectaculaire au cadavre viral

Au cours des deux dernières décennies, les réseaux sociaux ont profondément reconfiguré la manière dont les individus construisent et vivent leur identité. Paula Sibilia (2008), dans son étude ’Intimité comme spectacle’, montre comment le sujet contemporain est produit pour le regard des autres, gérant sa vie quotidienne comme une performance constante. Le moi n’est plus caché, il est exhibé. Il est raconté, édité, monétisé. Le corps, en particulier le corps jeune et féminin, devient un contenu. Dans ce contexte, être un influenceur n’est pas simplement une carrière, mais une exposition incessante du soi en tant que marchandise.

Lorsque Valeria Márquez a été tuée lors d’une émission sur TikTok, son corps était déjà complètement immergé dans cette logique. La caméra qui l’a accompagnée dans sa vie l’a également enregistrée dans son agonie. L’émission n’a pas été interrompue, elle a simplement changé de ton : du style de vie au tabac à priser numérique. La frontière entre vivre et être contenu a disparu. Comme le souligne Michela Marzano (2010), nous ne sommes plus confrontés à une fiction morbide, mais à une ’réalité-horreur’ où la mort réelle devient un divertissement, et où la violence extrême est acceptée comme faisant partie du flux visuel quotidien.

Narcoculture, pouvoir et féminicide en tant que performance publique

La narcoculture n’est pas seulement une économie illégale ou un ensemble de pratiques violentes ; c’est aussi une esthétique, une pédagogie du pouvoir, une manière d’imposer un sens au territoire. Sayak Valencia (2010) a inventé le terme de « capitalisme gore » pour désigner une économie où la violence extrême est structurelle, rentable et visuellement spectaculaire. Dans cette économie, le corps féminin devient un territoire de contrôle et de punition.

Les influenceurs assassinés font partie d’un dispositif de pouvoir qui punit la visibilité non subordonnée. Rita Laura Segato (2016) affirme que le féminicide n’élimine pas seulement une femme : il communique, performe, avertit. Dans un contexte où les cartels et les économies illégales ont remplacé l’État dans de nombreuses régions, la mort publique d’une femme visible et désirée par des milliers de personnes fonctionne comme un message direct au tissu social. C’est un avertissement qui impose des hiérarchies : qui peut parler, qui peut être vu, qui peut désirer.

Dans ce contexte, ce n’est pas un hasard si de nombreux influenceurs ont été assassinés ces dernières années au Mexique. La violence liée à la drogue ne fait pas de distinction entre les sexes, mais communique différemment selon le corps tué. Voici quelques cas emblématiques :

Valeria Márquez (2025) : influenceuse beauté assassinée au milieu d’une émission en direct de sa clinique de beauté à Zapopan. Elle parlait ouvertement des menaces de son ex-partenaire.
Kevin Kaletry (2023) : influenceur abattu lors d’une conférence de presse à Mexico.
Gail Castro (2025) : frère de Markitos Toys, assassiné à Ensenada ; sa famille, menacée a été reliée à des réseaux criminels.
Jesús Miguel Vivanco « El Jasper » (2024) : youtuber retrouvé avec des traces de torture à Culiacán.
José Carlos « El Chilango » (2024) : influenceur handicapé, également assassiné à Sinaloa.
El Compa Jorge (2022) : abattu après avoir déclaré dans une vidéo qu’il avait rencontré l’un des fils de Joaquín « El Chapo » Guzmán.
Juan Luis Lagunas Rosales « El Pirata de Culiacán » (2017) : Youtuber de 17 ans qui s’est fait connaître par ses vidéos dans lesquelles il consommait de grandes quantités d’alcool et se vantait d’un mode de vie extravagant. Quelques jours avant son assassinat, il a publié une vidéo insultant Nemesio Oseguera Cervantes, alias ’El Mencho’, chef du Cartel de Jalisco - Nouvelle Génération. Il a été abattu dans un bar de Zapopan, dans l’État de Jalisco, lors d’une attaque qui a également coûté la vie au propriétaire de l’établissement.

Ces cas montrent que la violence ne sanctionne pas seulement la transgression directe, mais aussi la proximité symbolique ou esthétique avec le narco, la célébrité incontrôlée et l’autonomie de communication. La figure de l’influenceur devient une cible idéale : visible, vulnérable et, dans de nombreux cas, porteuse d’un discours perturbateur ou indépendant qui dérange les logiques de contrôle territorial.

Les caméras comme armes : la transmission en direct du châtiment

La spectacularisation de la violence n’est pas nouvelle, mais sa présence en temps réel a atteint un nouveau seuil grâce aux plateformes numériques. Michela Marzano parle de « démocratisation de l’horreur ». La possibilité d’enregistrer, de partager et de commenter l’exécution d’une personne sur les réseaux sociaux transforme des millions d’utilisateurs en témoins, consommateurs et même complices involontaires de la barbarie. Les caméras ne se contentent plus d’observer : elles punissent, enregistrent, monétisent.

Achille Mbembe (2011), dans son concept de nécropolitique, explique comment les États (et leurs substituts, tels que les cartels) exercent leur pouvoir non seulement par la loi, mais aussi par la capacité de décider qui vit et qui meurt. Dans le cas des influenceurs assassinés, ce pouvoir est exercé dans l’espace en ligne, où la mort devient virale. Le meurtre en direct n’est pas un accident : c’est un dispositif. Il est produit avec calcul, distribué avec efficacité et intégré dans l’économie du divertissement.

Les femmes ne sont pas les seules concernées. Des jeunes hommes - chanteurs de corrido, tiktokers, personnalités locales - sont également assassinés devant les caméras, dans la rue, lors de fêtes. La différence est que, dans de nombreux cas, le meurtre d’une femme a une charge symbolique plus intense : il ne s’agit pas seulement d’une élimination, mais d’une purge morale, d’une punition sexuelle, d’un message aux autres.

Les influenceurs et la nécroéconomie du désir

Le capitalisme numérique génère une économie basée sur l’attention, et l’attention est régie par des algorithmes. Dans cette logique, les corps visibles sont aussi des corps jetables. Judith Butler (1993) explique que certains corps sont plus tuables que d’autres, dans la mesure où leur mort ne génère pas de deuil collectif. L’influenceuse assassinée est une figure qui condense cette logique : son corps a été désiré, suivi, monétisé, et finalement éliminé sans altérer le flux du spectacle.

La célébrité numérique ne protège pas. Au contraire : elle produit de la vulnérabilité. Un influenceur est visible, mais pas puissant. Elle est exposée, mais pas protégée. Dans la logique de la nécroéconomie numérique, sa mort génère du contenu, des clics, une indignation passagère... puis l’oubli. L’algorithme le remplacera par un autre. La production constante de contenus nécessite aussi la production constante de corps qui peuvent être consommés, et parfois sacrifiés.

Le spectacle de la mort comme régime de pouvoir

Guy Debord (1967) a affirmé que le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais une relation sociale médiatisée par des images. Aujourd’hui, cette relation s’est transformée en une économie des corps visibles, des algorithmes d’extraction et des dispositifs de mort. La spectacularisation de la violence, loin d’être un symptôme pathologique, est un élément structurel du capitalisme tardif.

Le meurtre d’influenceurs - hommes et femmes - est un nouveau genre de contenu. La narco-esthétique se confond avec la logique de la viralité. Peu importe qu’il s’agisse d’une diffusion TikTok, d’une vidéo de sécurité ou d’un enregistrement de téléphone portable : l’image circule, a un impact, est partagée. La punition n’a pas besoin d’un tribunal : elle a besoin d’un public. L’exécution numérique de la vie s’inscrit dans un ordre où le corps ne vaut que s’il produit de l’émotion, du scandale ou de la consommation.

Vers une critique matérialiste du spectacle de la mort : il ne s’agit pas seulement de déplorer les meurtres d’influenceurs comme des événements tragiques. Il s’agit de les lire comme les symptômes d’une rationalité sociale, économique et politique plus profonde. La convergence entre spectacle, narco, féminicide et réseaux sociaux produit une forme contemporaine de domination où la punition est exécutée en temps réel et consommée comme un divertissement.

Le corps, en particulier le corps féminin, devient une scène où se joue la lutte pour la visibilité, le désir et l’autonomie. L’influenceuse assassinée n’est pas seulement une victime : elle est le nouveau sujet sacrifié du capitalisme numérique et nécropolitique. Sa mort est rentable, virale, oubliable. Sa vie, comme son image, n’était qu’une marchandise de plus.

Face à cet ordre de la mort spectaculaire, une critique matérialiste du spectacle s’impose d’urgence. Une critique qui ne s’arrête pas à la morbidité, mais qui dénonce les structures qui rendent ce type de contenu possible et désirable. La lutte contre la violence féminicide, la narcoculture et la logique de l’algorithme doit commencer par la rupture du charme de l’écran, par la réappropriation de notre regard et de nos manières d’habiter le commun.

Références :

Butler, J. (1993). Bodies that matter
Debord, G. (1967). La société du spectacle
Marzano, M. (2010). La mort comme spectacle
Mbembe, A. (2011). Nécropolitique
Segato, R. L. (2016). Les structures élémentaires de la violence
Sibilia, P. (2008). La intimidad como espectáculo. Fondo de Cultura Económica

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