Mort de Wissam El-Yamni après son interpellation par la police

10 ans

paru dans lundimatin#321, le 10 janvier 2022

Le 9 janvier 2012, Wissam El-Yamni décédait à l’hôpital des suites de son interpellation par la police de Clermont-Ferrand quelques jours plus tôt. Tout au long du week-end, des banderoles ont fleuri aux quatre coins de la ville mais aussi de toute la France. Nous en avons profité pour joindre son frère Farid.

C’est l’histoire d’un homme qui est menotté dans le dos le jour de l’an et qui, 10 minutes plus tard, se retrouve dans le coma avec des multiples fractures et des marques de strangulation. Les policiers, eux, n’ont pas la moindre égratignure. Cet homme est aujourd’hui dans un cercueil et c’était mon frère.

Où nous en sommes ?

Cette question, on nous la pose depuis 10 ans et depuis 10 ans, nous disons que nous voulons la vérité. Nous répondrons peut-être la même chose dans 20 ans. Nous considérons que tant que les 3 témoins du couloir du commissariat ne seront pas entendus, elle ne sera jamais reconnue.

Comment se sont passées ces 10 dernières années ?

Nous avons perdu des amis mais nous en avons gagnés de meilleurs et vous en faites partie. Nous avons perdu nos illusions mais nous avons gagné des idées claires.

Avons nous fait le deuil ?

Avant de tourner la page il faut écrire l’histoire comme disait un ancien du Mouvement Immigration Banlieue. On tournera la page le jour où la vérité sera reconnue, c’est-à-dire peut être jamais. C’est triste mais on ne peut pas fermer les yeux, nos yeux sont bloqués, ouverts.

Avons nous prévu des choses pour les 10 ans ?

On a estimé que cette commémoration devait se dérouler différemment. On a fait en sorte que le souvenir de Wissam résonne dans toute la ville de Clermont-Ferrand. Les banderoles ont vite été enlevées par la police, plus prompte à agir que lorsqu’il s’agit d’aller témoigner devant des magistrats, mais ce n’est pas grave. Comme dirait Barthes une photo ne représente pas ce qui n’est plus mais ce qui a été, l’acte de résistance pénètre l’infini. Les membres du comité ont reçu un super accueil, des coups de klaxon et des poings levés en soutien, ça fait trop plaisir ! Ces actions se sont démultipliées partout en France sur des lieux de passages. Comme tu sais le pouvoir est logistique, dans les flux, il n’est pas dans les bâtiments ni dans les personnes.

Et maintenant ?

Et maintenant, comme hier, comme aujourd’hui, comme demain, on fera ce qu’on devra faire, avec de l’expérience et un réseau toujours plus importants. On fera en en sorte que le coût de la mort de Wissam, de tous les Wissam et de tous ceux pour qui Wissam n’est que la partie visible de l’iceberg, on fera que le coût de cette mort, ne soit pas nul. Perdant perdant. On cherchera à aider dans la mesure du possible ceux qui se battent pour des droits. C’est ainsi que l’on a réussi à durer depuis une décennie et que l’on tiendra la prochaine, puis la suivante.

Que pensez vous du contexte ?

Pour beaucoup, la situation est anxiogène mais je pense que le changement appelle le changement. Chomsky disait que Trump n’était pas la victoire du suprémacisme seulement son cri d’agonie. On vous ignore, on vous moque, on vous combat puis on vous accepte. C’est le chemin de toute vérité. La résistance, le bouton qui résiste à l’éclatement de la floraison est une résistance naturelle. Il y a une prise de conscience dans l’opinion publique quant aux violences policières. Mais la conscience fluctue et l’IGPN reste seule habilité à enquêter sur la police alors qu’elle dépend... de la police. Cette prise de conscience, donc, ne se traduit par aucun changement quant aux conditions matérielles qui permettent cette impunité policière, c’est-à-dire ces violences. Tout cela doit changer et ce changement naîtra lorsque tout un chacun aura compris qu’il a tout intérêt à vivre dans une société juste. Un toit ne peut reposer que sur des fondations qui s’alignent avec des principes. Tant qu’il en sera autrement, tant que les principes des droits donnés par la nature et par personne d’autre ne seront pas respectés, les conditions de la paix ne seront pas réunies. Il n’y aura pas donc de paix. La veille du 10 août, Robespierre rassurait ses partisans inquiets de la présence de ministres monarchistes. S’ils sont suspects, cela nous tiendra en éveil. On connaît la suite.
















Sur le corps de Wissam

Et doucement tout pourrit, ça pourrit, ça s’éteint, on se laisse fatiguer par tous les jours la vie qui avance et qui va plus vite que le cerveau qui pense, et doucement tout pourrit, tout pourrait pourtant avancer doucement si l’on osait être forts et si l’on osait vivre comme ailleurs d’autres meurent, courageusement, violemment, librement, sans peur, mais doucement tout pourrit parce qu’il faut bien penser un peu à soi et à la vie qui coule mais qui pourrit, doucement, qui s’efface, qui efface ses traces et les preuves de sa barbarie originelle, de son origine vivace, les traces des coups reçus, sentis, imaginés, les blessures honteuses, celles du silence qu’on s’impose à soi-même pour se sentir léger, pour se sentir en sécurité, les traces qui s’effacent doucement dans nos esprits, notre corps qui pourrit, notre corps collectif à tous qui disparaît derrière les papiers et les mots d’un grand bureau en or qui s’appelle la France et qui porte les coups et tout de suite après les efface, laisse le corps putréfié d’un Wissam dans un couloir de morgue, pour que disparaisse l’évidence que nous avons raison, et doucement tout pourrit et puis un jour le corps ouvrira les yeux et on réalisera que la France et les autres, les états, les nations, et tous ces grands bureaux, cachaient cette horreur qui ne nous surprend plus, des mensonges, des camps, des massacres, de la complicité de tous, partout, sur tous les corps et dans tous nos cerveaux les traces de nos peurs incapables, de notre inaction, nous étions juste là, présents, nous savions qu’on nous effaçait, qu’on pourrissait, et pas loin, en Turquie, à Calais, d’autres corps pourrissaient et nous nous bouchions le nez pour ne pas sentir la putréfaction dans l’air, l’Oréal nous aidait, à grands renforts de parfum, et les télés aussi, la musique, le vent, les paroles inutiles nous cachaient les cris et le ronflement sordide de frères venus de loin crever d’autre chose que de la guerre, crever du pourrissement, de la honte, crever à nos frontières, et nous serons complices et ébahis, un jour peut-être le corps ouvrira-t-il les yeux mais doucement tout s’éteint, toute la nuit avance, il semblerait urgent de retrouver les interrupteurs, la barbarie originelle, les gesticulations de la bête prise au piège qui fait tout pour s’enfuir, même se couper une patte, s’arracher le bout de la truffe, car elle sait qu’il n’y aura personne pour la défendre, notre corps collectif est seul et ce ne sont pas les lois qui diront le contraire, les lois qui nous séparent, nous effacent, nous éteignent, nous rassurent et nous plombent, nous plongent dans le ciment et nous taillent un sourire qui ne tiendra bientôt plus, il semblerait urgent de retrouver le droit d’être intolérants, excessifs, tendus, agressifs, il semblerait urgent que le grand corps s’autorise la douleur, s’autorise à détruire les sourires qu’on nous vend partout et tout le temps, la mascarade, leurs masques qui pourrissent doucement, ces visages de matons bienveillants souriants au-dessus du corps de Wissam et puis de tous les autres d’avant et d’après, de quand nous nous réveillerons et verrons sous nos pieds le grand tas de cadavres marqués des sigles et des logos de ce cauchemar qu’ils appellent le progrès, et l’industrie, et la croissance, alors que ce n’est que leur lâcheté et leur soif de pouvoir et d’argent, et c’est ce qui ne les rend pas plus heureux que nous, pas plus courageux, pas plus beaux, tout pourrit doucement, viendra un jour où ils se suicideront sûrement parce qu’ils n’auront plus personne sur qui exercer leur pouvoir et que l’argent ne vaudra plus rien puisqu’il n’y aura plus rien à acheter, tout aura pourri, tout ne sera qu’un grand tas de merde, et ce sera tant mieux, ils pleureront de rancune et trouveront bien quelqu’un à payer pour les suicider à leur place, plus personne ne saura plus quoi penser, plus personne ne sait déjà plus quoi penser, peut-être qu’il ne faut plus penser et qu’il ne faut que faire tout l’inverse de ce qu’on nous dit, ne plus avoir peur et retrouver la sauvagerie, ils nous éteignent et nous effacent et nous rassurent et nous obéissons, il semblerait urgent de désapprendre à dire oui à tout, car doucement, oui, tout pourrit, et sur le corps de Wissam sont en train de germer des fleurs, reste à savoir si ce sont les nôtres ou les leurs.

Lucas Ottin

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