Mort de Wissam El-Yamni

Quand le Conseil Général du Puy de Dôme censure une oeuvre qui évoque la mort du jeune homme

paru dans lundimatin#229, le 10 février 2020

Dans la nuit du 31 décembre 2011, Wissam El-Yamni était violemment interpellé par la police de Clermont-Ferrand puis placé en garde à vue. Dans la nuit, le jeune homme tombe « mystérieusement » dans le coma, il décède 9 jours plus tard [1].

Depuis 8 ans, sa famille et ses amis bataillent au cœur de l’institution judiciaire pour que la vérité soit faite sur les conditions de la mort de Wissam. Malgré des éléments accablants pour la police et les contre-expertises menées par la famille, la juge en charge du dossier a récemment annoncé que l’instruction allait être clôturée. Aucun des policiers ayant reconnu avoir usé de violence contre le jeune homme n’est mis en examen.
Evidemment, rien de tout cela n’étonnera celles et ceux qui se sont déjà penchés sur la manière dont les violences policières sont traitées par la justice en France. Mais ce méticuleux travail d’effacement des corps blessés ou comme ici tués, déborde parfois des bureaux de l’IGPN et des palais de justice. C’est en tous cas ce qu’a pu constater l’artiste Thierry Thoth qui raconte cette histoire stupéfiante sur son blog et que nous reproduisons ici. Alors qu’il était invité à participer à une exposition au conseil général du Puy de Dôme, l’artiste a réalisé un tirage évoquant la mort de Wissam El-Yamni. Lorsque l’institution a découvert l’oeuvre, elle a tout simplement interdit son exposition avant de finalement concéder qu’elle soit tout de même exposée à la condition que son titre soit effacé : « Wissam El Yamni 1981-2012 ».
Ce que Thierry Thoth a bien évidemment refusé.

Bon... J’ai un truc à vous dire. Et c’est pas joli joli...

Il y a quelques mois maintenant, j’ai été invité à participer à une exposition collective avec pour thématique “Les 36 vues du mont Puy de Dôme”, en référence aux 36 vues du mont Fuji d’Hokusaï (une série qui parle du paysage, de l’influence humaine sur ce dernier, de la vie autour du Mont Fuji)

L’exposition doit se dérouler au Conseil Départemental dans le courant de l’année.

Pour ma participation, j’ai réalisé un tirage qui fait référence à la nuit du 01 janvier 2012 dans les quartiers Nord de Clermont, le Puy de Dôme en fond, quand Wissam El Yamni a été embarqué par la police et ne reviendra jamais. Pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas cette affaire : Wissam est décédé des suites d’un coma 9 jours et demie après son arrestation. L’affaire est une caricature, le procès se dirige vers un non-lieu, des témoins n’ont jamais été entendus par la justice, des photos disparaissent, la présence cachée pendant des mois des 9 voitures de police sur place le soir de l’arrestation, la liste est longue et terrifiante. Je vous mets des liens d’article de presse en fin de note, si vous voulez en savoir plus [2]

Avec du recul, je me dis que j’ai été relativement sage avec cette image, sachant que l’expo se passerait au Conseil Général, je voulais que ça passe. Aucune silhouette humaine n’est représentée, je ne parle pas d’acte, j’y parle d’absence, celle de Wissam, celle des policiers. J’y parle d’un enfer. J’ai représenté 3 bêtes, mi loups, mi chiens, la brigade canine étant présente ce soir-là. En fond, des barres d’immeubles et le Puy de Dôme :

Le titre de l’image : Wissam El Yamni 1981-2012

Pour cette expo, un film a été tourné afin de présenter les différentes techniques de l’estampe. Pas de chance, c’était moi qui était filmé pour la sérigraphie, et le titre y figure, ils l’ont vu et la machine s’est mise en route.

A partir de là, il faut bien vous dire que je n’ai eu que des retours indirects, jamais personne du Conseil Général directement de visu ou au téléphone, impossible de défendre mon travail personnellement.

De ce qu’on m’aura transmis, le Conseil Général ne “souhaite pas prendre parti dans cette affaire” prétextant que le procès est toujours en cours, et souhaiterait donc retirer mon image de l’expo.

L’image étant présente dans le film, il était difficile de me faire sauter sans laisser des traces.

Une proposition leur a été faîte (bien malgré moi) de retirer le titre pour pouvoir garder le film et ma sérigraphie ; de ce que j’ai compris, ils étaient prêt a accepter ce “compromis”.

L’image passerait donc seule, sans le titre, sans son nom. Outre la violence symbolique d’effacer le nom de Wissam du tirage, c’était retirer tout le contexte et prouver par là-même que le problème était bien le fait de parler de Wissam. La polémique n’est pas dans l’image, elle est déjà là partout autour de nous, ils ne veulent juste pas en parler, ne pas “prendre parti”, on nage en pleine double pensée. La guerre c’est la paix, se taire c’est la neutralité.

Effectivement, ce n’est pas la vision du Puy de Dôme qu’ils devaient attendre, mais c’est la mienne. J’ai bien sûr refusé de retirer le titre, je saute donc de l’expo, on trouve un remplaçant, ils refont un film. D’autres artistes sont partis en apprenant ce que je vous raconte ici, on les remplacera aussi.

Un artiste ou un autre après tout…

Autre détail révélateur dans cette histoire : si j’ai bien compris, les élus ne sont même pas au courant. La décision est prise en amont, chacun.e prenant soin de mettre sa petite pierre au mur qui cachera le nom qu’on ne veut pas voir, une entreprise collective qui va de soi, sans que personne ne soit vraiment responsable… Ou alors un peu tout le monde.

Qu’on se comprenne bien, s’il s’agissait juste de mon image, de mon travail, je ne sais même pas si j’en parlerais ici. Que mon travail ne passe pas dans le cadre institutionnel du Conseil Général après tout, je survivrais.

Mais il ne s’agit pas de ça ici, il s’agit de taire ce nom, participer au tabou ; et ce que ça révèle de la lâcheté institutionnelle, de la violence que subit la famille El Yamni depuis plus de huit années maintenant, d’autant plus dans le contexte actuel de violences policières… C’est lâche et insupportable.

Je vais exposer l’image dans mon atelier. Elle sera moins vue. Ils auront gagné ça mais elle aura sa vie malgré tout. Je ferai une vente au profit du comité Justice et vérité pour Wissam. Un petit événement, une rencontre, un fanzine… Je ne sais pas encore.

On verra bien.

Thierry Toth

[1Pour les lectrices et lecteurs qui ne connaîtraient pas les détails de cette affaire, nous vous renvoyons à ces quelques articles et vidéos :

Mort de Wissam El-Yamni - Enquête, expertises et impunité policière
Farid El Yamni - Sur le traitement judiciaire des violences policières]
Sur le corps de Wissam, un poème de Lucas Ottin.
Le site officiel du comité de soutien : www.justicepourwissam.com/

[2Sur le site de France3 ; Sur Facebook ; Sur Mediacoop

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