« Mords et fuis » ! - Pour s’assurer du {dedans} des choses

« Macron, Philippe, Castaner sont des images. Nous n’avons pas moyen de nous assurer qu’il ne s’agit pas de reptiliens. »

paru dans lundimatin#186, le 9 avril 2019

« Nous ne sommes jamais tout à fait contemporains de notre présent. L’histoire s’avance masquée : elle rentre en scène avec le masque de la scène précédente, et nous ne reconnaissons plus rien à la pièce ».

Régis Debray, Révolution dans la révolution ?, 1967

I- Le contour des choses

Nous sommes un centre de perception autour duquel un monde prend forme. Les objets de notre vue, les phénomènes naturels, et même autrui, nous apparaissent séparés, distincts les uns des autres. La ligne de démarcation entre tous est marquée par la périphérie de leur corps, leur contour. Sans cela, il n’y aurait qu’une continuité uniforme, indistincte et peut-être pas d’individu pour la penser.

De même, nos images mentales se dessinent et se détachent entre elles de par cette ligne claire comme des personnages sur une planche de bande-dessinée. Que ces objets existent en eux-mêmes tels qu’ils nous apparaissent ou pas, semble un problème insoluble, indécidable. Traitons-les donc tels quels, tels qu’ils sont perçus et voyons comment ils se comportent pour nous.

Commençons aussi, à la manière de Bergson [1], par les appeler images. Ce qui se manifeste à nos sens ainsi qu’à notre imagination, tout cela est image et nous permet d’éviter les controverses stériles, nous l’avons déjà dit, pour décider si les choses perçues sont réalité ou apparence.

Nous nous mouvons donc dans un monde d’images. Nous ne distinguons des formes et des couleurs, l’étendue des choses, que parce que ces dernières sont limitées, que parce que nous pouvons en parcourir la circonférence.

Macron, par exemple, n’est qu’une image parmi d’autres. Remarquez la proximité sémantique entre image et représentation : il n’est que l’image du pouvoir, son illusion ? Il n’y a plus rien à voir dans son image si ce n’est une tentative de reconquête du pouvoir par une brutalité réelle. D’ailleurs, seul notre incompréhensible masochisme nous incite encore à regarder les chaînes d’informations à la solde du pouvoir.

Comme l’écrivait d’ailleurs Jean Baudrillard en 1987 [2] :

« Le problème actuel de la classe politique, c’est qu’il ne s’agit plus de gouverner, mais d’entretenir l’illusion du pouvoir […] Et s’il n’y a plus de pouvoir, c’est que toute la société est passée du côté de la servitude volontaire ».

Or, on assiste assurément avec le phénomène Gilet Jaune aujourd’hui, en acte(s), à la fin du processus de « servitude volontaire » [3]. Les gens ont compris, brisent les chaînes de l’illusion, le collier qui les maintenait en laisse.

Macron, Philippe, Castaner sont des images. Nous n’avons pas moyen de nous assurer qu’il ne s’agit pas de reptiliens.Pour cela, il faudrait les disséquer. Ils ne sont que des représentations télévisuelles du pouvoir et cette illusion, ils ne la tiennent que de nous ou plutôt, il ne tient qu’à nous qu’elle s’effondre. Leur image, en effet, ne contient rien d’autre qu’elle-même, aucune intériorité spécifique à l’art politique ou supériorité intellectuelle. Elle n’est que la délimitation de sa propre limite et ne s’ouvre que sur le néant qu’elle décèle. Nous sommes spectateurs et à la fois acteurs de cet effondrement de l’image présidentielle et de celle du pouvoir.

II- Le dedans des choses :

« Locale, donc localisée d’emblée, la communauté en autodéfense n’a pas d’initiative ».
Régis Debray, Révolution dans la révolution ?, 1967

Tout le monde déteste Macron (et Philippe, Castaner, l’"oligarchie", etc...). Ce que montre ce mouvement, c’est que les Français ne veulent pas (plus) d’un monarque. Les gens réalisent depuis peu que le pouvoir ne tient que par la répression, c’est une prise de conscience douloureuse et à la fois salvatrice et nul retour à la « normale » n’est prévu. Se brise depuis peu le cercle des habitus de la « servitude volontaire ». Est mise au jour la dictature de la brutalité : « Entre vous et la rue, il n’y a plus que les CRS » rappe Kéry James [4] en s’adressant au pouvoir en place. L’État n’apparaît à nos yeux qu’à partir de ce contour qu’est la Police. Ce qui le rend visible, c’est le cordon de CRS.

L’intelligence d’un peuple ne peut pas s’adapter à un tel état des choses. Elle ne se détermine donc pas seulement selon ses capacités adaptatives mais aussi selon sa capacité à se révolter. Chaque acte des Gilets Jaunes est la reconduction de cette révolte comme un « éternel retour du même ».

La révolte comme habitude ? Paradoxe : la révolte est contre l’habitude. Elle ne peut que s’opposer à sa propre banalité et doit donc se réinventer sans cesse elle-même et ne trouve jamais le repos. Elle en est d’ailleurs l’antithèse. Si elle ne peut se fatiguer, s’éteindre, c’est parce qu’elle n’est pas qu’image, périmètre, elle tire sa force d’un dedans, d’un nous commun.

Et en effet, nous ne sommes pas seulement spectateurs dans un monde d’images. Il existe bien une différence entre ma main qui écrit et la pluie qui tombe au-dehors ou l’oiseau qui se pose sur la branche. Ma main ne se réduit pas seulement pour moi à une surface perçue. Il y a quelque chose en plus : je la sens, je me sens affecté si je la pince ou la heurte contre la table et je peux la bouger. Elle semble animée d’affects, répondre à des intentions. Elle semble animée d’une sorte de « vie ».

De fait, et par analogie, nous avons tendance à prêter cette « vie », une certaine intériorité, à tout autre « contour de chose ». On observe par exemple ce genre de croyances dans le conte d’Andersen Le petit soldat de plomb, la série des Toy Story des studios Pixar dans laquelle des jouets prennent « vie », ou encore dans l’utilisation des poupées comme vecteur d’épouvante dans les films fantastiques.

L’animisme en général relève de cette croyance en l’intériorité des choses. Le chaman entre en contact avec, danse avec. Nous ne faisons jamais, toutefois, l’expérience directe de ce dedans supposé mais seulement celle de ses manifestations, comportements, langages : pluie, éclipse, postures animales. Le vaudou haïtien, par exemple, explique Alfred Métraux dans l’ouvrage éponyme [5], voit « dans l’ombre que projette le corps et qui, selon l’éclairage, peut être bordée d’une frange plus claire », la présence de l’âme scindée en deux parties, deux « esprits » : « Gros-bon-ange » (go bô nâj) et « Petit-bon-ange » (ti bô nâj), respectivement ombre opaque et ombre pâle. On retrouve cette image de la ligne, ligne de « vie ».

Par cette conception physiologique de la personnalité humaine, écrit Minkowski [6] : « c’est la surface de mon corps qui est prise pour la ligne de démarcation entre le moi et le monde ambiant » et de ce fait, tout mouvement révolutionnaire ne peut se produire que sur cette ligne, sur la ligne de front qu’il s’agit de tracer ou de repérer. Il s’agit alors de donner à ce moi de l’extension, de faire de ce moi un nous. Selon Minkowski encore : « pendant que je suis en train d’enfoncer un clou avec un marteau, je fais un avec ces objets. Le monde ambiant ne commence que plus loin ». Repousser les frontières du moi est une pratique révolutionnaire en elle-même, enfoncer les lignes adverses, refuser la limite, toute assignation à résidence. L’autodéfense semble en ce sens une impasse, l’expansion notre quête.

III- Le chien en nous

« Mords et fuis, attends, épie, reviens mordre et fuis à nouveau, et ainsi de suite, sans laisser de répit à l’ennemi. »

Che Guevara, La guerre de guérilla, 1959-1960

Le Siège de Troie par les Grecs ou le village d’Astérix encerclé par l’empire romain ne représentent que des poches de résistance repliées sur elles-mêmes. Ainsi, comme l’écrit Régis Debray : « Locale, donc localisée d’emblée, la communauté en autodéfense n’a pas d’initiative [la Sierra, la Zad] : elle ne peut élire le lieu du combat, elle ne bénéficie ni de la mobilité, ni de l’effet de surprise, ni de la capacité de manœuvre. Déjà repérée, la zone d’autodéfense sera l’objet d’un encerclement et d’une attaque minutieusement préparée » [7]. Sa passivité, ne permet pas à la zone d’autodéfense en question de contraindre « la démocratie représentative ou le régime oligarchique à révéler son contenu de classe : l’autodéfense permet à la classe dominante de ne pas se démasquer comme dictature de la violence  ». De par sa visibilité et sa passivité, elle ne fait au fond que le jeu de la classe dominante qui la contrôle à distance « favorisant les équivoques au sein des classes dominées, déguisant en victoire des solutions de compromis » [8].

S’initie pourtant politiquement aujourd’hui, depuis l’événement de la ZAD de NDDL, une phase centrifuge de la révolte, de la libération ou décolonisation du moi, de sa phase extensive à travers une praxis communautaire. Toute la richesse de cette phase est qu’elle essaime depuis lors, qu’elle marque une révolution dans les esprits assurés du fait que la légitimité d’une cause commune l’emporte sur le légalisme de l’État. La force de cette phase centrifuge réside précisément en ce qu’elle démasque l’État actuel comme étant une « dictature de la violence » (on aurait préféré brutalité).

L’expansion du moi, repousser ses limites, faire de lui un nous, tout cela démasque l’État comme étant la Brute. Le chien en nous, le peu de « vie » qu’il nous reste, est en chasse, c’est lui qui la débusque cette Brute et qui en traçant son contour révèle son néant.

« Mords et fuis » [9] : comme Diogène le cynique, le révolté se comporte comme un chien. Si le chien est un animal domestique aujourd’hui, il ne faut pas oublier que tous les chiens ont un ancêtre commun : le loup. Lui ne se laissera pas dominer. On sait aussi depuis Platon au moins que le chien est l’animal au naturel le plus philosophe. Il cherche à connaître et comprendre et il se méfie de ce qu’il ne connaît pas encore, il renifle, aboie, mord ceux qui se présentent pas effraction. Il est rempli du désir de connaître et, de plus, « par la connaissance et par l’ignorance peut distinguer le prochain de l’étranger » [10]. Or, tout le monde sait que Macron est entré par effraction dans les urnes, par le biais d’un système électoral vicié. Depuis, les chiens ne cessent d’aboyer. Nous ne cesserons pas et c’est tant mieux.

Ce sont ces aboiements qui nous donnent la consistance d’un dedans. Nous qui ne sommes rien comme l’a déclaré Macron lors d’un discours [11] à des entrepreneurs. Rien que « force de travail » à vendre, pure virtualité, non-être.

Or, la révolte réifie, elle redonne vie à ceux qui s’étaient endormis et faits dépouiller pendant leur sommeil. On se dit que trouver un os à ronger nous rendra bien un peu de réalité.

Et ce qui donne vie, c’est le projet commun de mener une existence désirable. Ce désir ne peut être satisfait que s’il est possible de bénéficier de conditions matérielles acceptables et réglées à l’aune des besoins de chacun. Là est l’exigence première et légitime, indiscutable.

En fait, on se rend compte que ce n’est pas un os que nous voulons mais tout l’ossuaire. Récupérer nos affaires !

Après nous avoir qualifiés de tous les noms, Castaner osera-t-il un jour nous traiter de chiens ? Pas grave, nous l’avons devancé.

Koubilichi

[1- Bergson, Matière et mémoire, 1896

[2- Jean Baudrillard, Cool memories, II, 1987-1990

[3- Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1576

[4- Kéry James, Racailles, album Mouhammad Alix, 2016

[5- Alfred Métraux, Le vaudou haïtien, 1958

[6- Eugène Minkowski, La schizophrénie, 1927

[7- Régis Debray, Révolution dans la révolution ?, 1967

[8- Ibid.

[9- Che Guevara, La guerre de guérilla, 1959-1960

[10- Platon, La République, LII, 376b

[11- E. Macron, Discours de la Halle Frayssinet, Paris, 29 juin 2017

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