« Monsieur, enlevez-moi mon zéro ! »

Notes et évaluations, le petit enfer de l’Éducation Nationale

paru dans lundimatin#318, le 27 décembre 2021

Partout dans le monde, les éducations nationales utilisent la note pour valoriser le travail des êtres enfermés entre leurs murs. Outils de gouvernance érigés au rang de totem, elles permettent de discipliner les esprits sans toucher les corps. Elles produisent l’illusion d’un classement objectif des élèves, comme s’ils n’étaient que la somme d’eux mêmes, complètement indépendants des circonstances matérielles qui nous façonnent. Le système éducatif français renforce sa sélection sociale et oblige donc les enseignants à évaluer tout azimut leurs élèves. Ce texte qui fait suite à l’excellent « Je veux plus aller à l’école » que nous avions publié le mois dernier, propose de revenir sur cette situation, sur ce qu’elle fait à ceux et à celles qui peuplent l’école, sur la base d’expériences vécues. Il tente aussi modestement d’imaginer d’autres possibles que l’existant.

« Oui mais enlevez-moi mon zéro vu que j ai justifié » m’exhorte Djaïda, presque impérieuse. « d’accord, mais pouvez-vous enlever mon zéro ? » renchérit Imène, beaucoup plus polie. Ces suppliques sont celles de mes élèves, deux premières qui ont soigneusement esquivé mes DS, acronyme des devoirs surveillés, dans la langue administrative parlée dans l’Education Nationale. Djaïda et Imène se sont certainement crues très malignes quand elles ont séché mon interro d’anglais sur les relations coloniales entre la Grande-Bretagne et l’Inde. Cela alors que j’avais allégé le contrôle d’un exercice de grammaire particulièrement épineux, sur les conseils d’une collègue d’allemand. Et voilà comment je suis remercié de ma bienveillance, par des chaises vides dans la salle des devoirs, l’autel consacré de la souffrance scolaire, où des générations d’élèves ont recraché les connaissances qu’on leur a fourrées dans le crâne, bon gré mal gré. Pour en oublier une grande partie le lendemain.

Revenons-en à mes deux astucieuses réfractaires. Débordant de magnanimité, je leur propose un rattrapage en classe le jeudi matin, qu’elles évitent de nouveau, toutes les deux au même moment. Devant cette évidente récidive, frauduleusement justifiée par un rendez-vous à l’extérieur sur Pronote, notre logiciel de gestion des êtres, les autres élèves laissent échapper quelques commentaires hilares. Il me faut agir avant que la sédition ne se répande dans les esprits et que les élèves s’organisent pour me faire cracher des bonnes notes. Monsieur, nous ne reviendrons en cours que si vous commencez à noter à partir de dix. Le Cauchemar. Des morveux en position de force qui font plier leurs professeurs par le chantage. Si jamais ça arrivait un jour quelque part en France, les cris d’orfraie des scolarisateurs indignés feraient sortir Jules Ferry de sa tombe. Cela ne suscite pas le même sentiment d’épouvante chez moi mais avec la réforme Blanquer, il m’est difficile d’ignorer comme auparavant ces petits actes de piraterie. Je leur mets donc un zéro provisoire pour les inciter à venir me raconter en anglais les méfaits de la Compagnie des Indes orientales. Terrible vacuité d’une opération digne d’un RH.

Aujourd’hui, l’heure est au contrôle continu car l’organisation du bac coûtait trop cher à l’Etat. Tout l’argent gâché à payer correcteurs et jurys sera bien mieux employé ailleurs, à tout hasard, dans l’acquisition de matraques et de LBDs pour mater les contestataires du totalitarisme marchand. Cerise sur le gâteau de l’asséchement financier, ma matière, l’anglais, n’est plus que l’ombre de ce qu’elle était. Je nourrissais le secret espoir qu’au moins, la start-up nation placerait la langue de Steve Jobs sur un piédestal et même en cela, Macron m’a déçu, c’est dire. Un petit coefficient, plus d’épreuves terminales au bac et comble de l’ignominie, dans mon lycée de Vaulx-en-Velin, nous n’avons même pas de spécialité pour en imposer aux élèves. Dans cet univers plongé dans les eaux glacées du calcul des moyennes, il y a deux types de professeurs : ceux qui ont un gros coeff et ceux qui rament. Moi, je rame, j’écope parfois, sans trop me soucier du bateau qui coule. En compagnie de mes collègues de SVT, d’espagnol et d’italien, je gravite autour des astres hégémoniques que sont les mathématiques et le français. Misérables ! Votre heure viendra à vous aussi !

J’exagère mon amertume, en vérité, il est parfois doux d’être ignoré par nos maîtres. D’être l’élève dont on attend pas grand-chose. Non contente de séparer les élèves d’un même milieu en les distinguant par des notes, bonnes ou mauvaises, l’institution réplique cette stratégie avec son personnel par l’intermédiaire de concours, de rendez-vous de carrière et à travers la valorisation arbitraire des matières. Cette inégale distributions des bons points est là pour encourager la servilité vis-à-vis des instances dirigeantes et en pousse certains à se plier en quatre pour vendre leur prêche aux lycéens. Mais obtenir le sésame de la spécialité est en réalité un cadeau empoisonné : les épreuves sont en mars et il faut avoir bouclé son programme, sans se soucier de tous les élèves qui sont laissés sur le bord de la route par cet apprentissage express. Génie du New Public Management, dont Johann Chapoutot nous informe qu’il prendrait ses racines dans les méthodes de gestion des ressources humaines du Troisième Reich.

Pour toutes ces raisons, je me retrouve dans le bureau de M. Sergent, notre proviseur adjoint, la main agissante de l’administration dans notre établissement. Il est d’une raideur à l’écoute, ne s’épanche jamais et au cours des trois ans que j’ai passé dans ce lycée, jamais je n’ai échangé avec lui sur d’autres sujets que la gestion de mes classes. Incarnation d’une efficacité managériale à la cool, son mode de gouvernance fait un quasi-consensus dans la salle des profs. Dans ces conditions, il est difficile d’être le rabat-joie de service qui vient pérorer sur la légitimité introuvable de tous les chefs. D’après ce que j’ai pu observer, il a foi en l’école, comme souvent dans les équipes de direction. On ne peut pas faire ce métier sans avoir le dogme républicain chevillé au corps, sans être persuadé que l’église scolaire permette l’accès aux mystères libérateurs de la citoyenneté. Et puis, après, il y a l’au-delà de l’émancipation. Mais je digresse. Ce nouveau fonctionnement du bac, emballé dans le papier cadeau de la simplification pédagogique, vient en réalité renforcer la dimension inquisitoriale de notre métier : nous détenons plus de pouvoir sur les destinées sociales des élèves mais en retour, nous voilà forcés de traquer sans relâche les contrevenants. Je pressens que cela va vite me courir sur le caillou et que mon zèle ne survivra pas à l’hiver. L’équité est foulée aux pieds ? Get used to it, it’s fucking capitalism. Finalement, l’affaire est réglée. Djaïda et Imène ont composé, l’ordre triomphe, le zéro est enlevé. Je vais pouvoir entrer les notes, puis les appréciations et boucler le trimestre. Mais quand même, elles ont du culot, ces deux-là ! Je sais que l’on va encore m’accuser de donner raison aux élèves qui sèment la zizanie dans notre bonne vieille école, à ces jeunes graines d’apaches, à ces blousons noirs en puissance, à ces émeutières-en-devenir. Et pourtant, je me borne juste à observer les réactions des êtres dans une structure. Et quand ladite-structure impose une contrainte, il est normal de voir des corps résister aux fâcheux contraignants. Aucun jugement moral là-dessus. Tant que l’école existera, il y aura des élèves qui fouteront le bordel et feront craquer leurs enseignants. Ou moins spectaculaire, il y aura toujours ces micro-désobéissances qui nous irritent, ces bavardages incontrôlés, ces éclats de rire à peine dissimulées, ces provocations presque assumées, ces refus spontanées de faire. Manifestations d’une vitalité que l’on veut gérer à tout prix. C’est Mohamed qui refuse de venir devant, c’est Abdellah qui fait rebondir une balle contre un mur, c’est Inès et Fatima qui s’interpellent, c’est le déluge de starfoullah et de wallah de Driss, Younes et Melih devant un contrôle trop dur, c’est Salem qui se casse de mon cours parce que je lui ai dit de se taire trop de fois. Souvent, je me contente d’énoncer de vaines menaces que je ne mets pas toujours à exécution. Je fais semblant de les oublier alors qu’en vérité j’ai la flemme de taper des rapports et de distribuer des heures de colle. Je m’y astreins en début d’année pour acheter la paix et avec les semaines qui s’enchaînent, mes oukazes de fortune restent lettre morte. Sur Pronote s’affichent les rapports d’une collègue sur des élèves qui osent mal porter leur masque, je me demande où elle trouve la motiv’ pour les rédiger. Être un bon contremaître exige une disposition mentale que je n’ai pas ou en tout cas, que ma paresse naturelle met en échec. Au final, je finis par m’en foutre. Il y a des classes que je n’arrive pas à punir car je les apprécie trop. Il y en a d’autres avec lesquelles je suis aux aguets, notamment cette TSTI2D (sciences et technologies du développement durable), une majorité de mecs, dont une partie non-négligeable a décidé de ne pas coopérer. Ils me raidissent car ils me traitent comme on devrait traiter tous nos supérieurs : en tentant de m’ignorer le plus possible. Un jeu dans lequel il leur est difficile de ressortir vainqueur. J’ai la force de l’institution de mon côté et souvent, elle me donne le dernier mot. Je gagne toujours plus qu’ils ne gagnent. The house always wins. Mais leur refus de se faire dompter force mon respect. On pourrait me reprocher d’être hypocrite. Simplement, je ne peux pas nier avoir des intérêts dans l’institution, je dois maintenir une certaine façade ou risquer d’être débordé. En tant que rouage de l’administration de l’Etat bourgeois, j’ai peu d’exigences, à savoir qu’on me foute la paix et que toute cette mascarade soit supportable mentalement. Allez les gars, faîtes un petit effort. Personne n’est content d’être là, autant qu’on souffre le moins possible.

Ce n’est souvent pas suffisant. Mais des fois ça marche. Je l’ai déjà dit, la majorité des élèves est plutôt docile ou du moins, subit la scolarisation sans trop se plaindre. Comme je l’ai fait avant eux. Comme d’autres le feront après eux. Je me suis plié à la discipline évaluatrice pendant trop longtemps mais il y a bien eu quelque fois où j’ai pratiqué l’insubordination en amateur. Rien de bien glorieux : en première, je n’en branlais pas une, j’étais une force inerte sur laquelle les remontrances des enseignants glissaient comme de la merde d’oiseaux. La menace du redoublement, soigneusement brandie pour exorciser le mal, m’a remis dans le droit chemin. Et puis, il y a eu la fac de droit où j’étais, il faut bien l’avouer, dépassé par la quantité de savoir à absorber et où j’ai fini par capituler, tirer ma révérence et partir pour des cieux plus aimables : une formation d’anglais à Lyon 2. Des violences symboliques que je ne comprendrais que bien plus tard, le capital culturel transmis par mes parents prolos (un ancien VRP devenu cadre et une femme de ménage) n’avait pas été suffisant pour me maintenir à flot dans l’océan du juridique, où nombre d’équipages ouvriers se sont laissés surprendre par la tempête. Sans compter mon affect de fainéant intégral. Je ne travaille que ce qui m’intéresse et quand j’aime pas et bien, je fous rien. Pourquoi je raconte tout ça ? Pour expliquer les raisons de ma sympathie pour les professionnels de l’esquive. Les spécialistes de la dilettante. Les aventuriers de la pompe. Essayons un peu de les comprendre, aimerions-nous passer en moyenne trente heures par semaine dans une structure qui nous évalue constamment ? Voudrions-nous y retourner ? Que ce système s’applique à nous ? Décret : seuls les fayots répondront par l’affirmative. Les adorateurs de chefs. Les vénérateurs d’autorité. Les scolarisateurs pathologiques. Ces zigues seraient bien en peine de nous expliquer de quel esprit tordu est sorti cette idée d’évaluer la régurgitation de savoirs morts par de jeunes êtres. Ni même de nous dire pourquoi nous notons sur vingt et pas sur trente-quatre ou cent.

Ce sont en réalité les Jésuites, qui les premiers, vont formaliser une doctrine de classement de leurs ouailles. En 1540, la Réforme protestante met l’Europe de la Renaissance sans dessus-dessous et menace l’hégémonie de la religion catholique. Les dominants qui fondent leur pouvoir sur le catholicisme se cabrent devant ces attaques contre la hiérarchie cléricale et la marchandisation de l’Eglise. Ils sentent venir les embrouilles de loin. Ignace de Loyola, le fondateur de la Compagnie de Jésus, veut remporter la bataille des âmes qui fait rage et pour cela, il a besoin de contingents de soldats de Dieu dévoués à la cause. Dans ses collèges où se pressent les enfants de l’aristocratie, les Jésuites instaurent un art de la discipline qui fera beaucoup d’émules. Sans avoir recours aux châtiments corporels, ils mettent en place un système de compétition généralisée qui repose sur l’attribution de récompenses afin de plier les corps aux besoins de la Contre-Réforme catholique et leur faire accepter la contrainte. Michel Foucaut, dans Surveiller et Punir, en fait un portrait saisissant [1] qui, sans nul doute, émoustillerait certains partisans de la remilitarisation de la jeunesse :

« Dans les collèges de Jésuites, on trouvait encore une organisation à la fois binaire et massive, les classes, qui pouvaient compter jusqu’à deux ou trois cents élèves, étaient divisées en groupe de dix ; chacun de ces groupes, avec son décurion, était placé dans un camp, le romain ou le carthaginois ; à chaque décurie correspondait une décurie adverse. La forme générale était celle de la guerre et de la rivalité ; le travail, l’apprentissage, le classement s’effectuaient sous la forme de la joute, à travers l’affrontement de deux armées ; la prestation de chaque élève était inscrite dans ce duel général ; elle assurait pour sa part, la victoire ou les défaites d’un camp ; et les élèves se voyaient assigner une place qui correspondait à la fonction de chacun et à sa valeur de combattant dans le groupe unitaire de sa décurie »

Ce dispositif à la Squid Game fera florès chez tous les architectes de l’étatisme français, qui avaient grand besoin de remodeler les êtres pour mieux en disposer. Sans surprise, Napoléon, le parvenu corse, s’en emparera pour ses lycées où il désirait embrigader la jeunesse dans ses aventures sanglantes. Puis, Jules Ferry lui donnera la forme qu’on lui connaît, plus douce mais tout aussi insidieuse, à laquelle des générations ont été accoutumées : la notation sur vingt. Il est tout même fort de café de constater que l’Education Nationale française, qui prétend protéger les élèves des influences religieuses extérieures, utilise en fait des procédures mises au point par la Compagnie de Jésus. J’invite donc tous les fougueux défenseurs de la notation, ce précieux thermomètre, cet indispensable totem, à afficher dans leur bureau un portait d’Ignace de Loyola et de lui adresser une prière chaque matin, s’ils ne le font pas déjà. Ou d’assumer d’être des continuateurs des Jésuites première génération. Oui, de ces clercs qui protégeaient les indigènes en Amérique du Sud des atrocités coloniales pour mieux les endoctriner et in fine, leur faire accepter la supériorité de l’homme blanc. Décidément, il y a que des types sympas aux origines de l’école. Un fanatique. Un empereur sanguinaire. Un massacreur de communards. Le dossier s’alourdit et y en avait pas besoin. Dans tous les cas, cette généalogie jésuitique du 20/20 nous éclaire sur la finalité de la notation qui est de répartir les êtres, selon des critères définis par la bourgeoisie. L’école fait l’idiote à se complaire dans sa prétendue objectivité alors que nous savons que les élèves ne partent pas tous de la même ligne de départ : certains sont déjà dans la course et depuis longtemps. Ces gamins-là ne méritent pas plus que les autres, ils ont peut-être eu la chance de naître dans une famille de petits fonctionnaires qui leur a transmis un capital culturel convertissable plus tard en pièces sonnantes et trébuchantes. En quoi est-ce que cela leur donne le droit d’accéder à la propriété alors que d’autres en sont privés ? Un importun arrive pour me signaler que lui a travaillé pour avoir son concours. Ou son poste de cadre dans une grande entreprise. Oui bah moi aussi, je lui réponds. Ma capacité à bosser pour obtenir le Capes a largement été déterminée par une valorisation de la réussite dans ma famille et par mes fréquentations sociales, qui dans l’ensemble, avaient la niaque. Donc il m’est impossible de fonder sur ce hasard cosmique, de vivre une vie ici et pas ailleurs, une politique foncièrement inégalitaire. Au cours de laquelle des corps et des âmes sont broyés alors que d’autres sont dorlotés. No way. Retournons à ces foutues notes. Dans les humanités, la notation est assez arbitraire donc plutôt discutable : pourquoi un 8 et pas un 9 ? Les élèves ne s’y trompent pas et cherchent souvent à négocier ce qui constitue après tout leur salaire, maigre récompense pour toutes ces années d’enfermement. Nous les traitons alors de consommateurs sans réaliser que dans l’enceinte de l’Education nationale, le savoir n’est qu’une devise de plus, une monnaie échangeable contre un statut social. Sur ma critique de la notation, mon collègue de mathématiques me répondrait la chose suivante :
— Oui, mais dans les matières analytiques, la note est objective parce que le résultat est juste ou faux.

Ainsi, dans les sciences, il n’y aurait pas de juste milieu. Loin d’être un spécialiste dans la matière, je formulerais ma réponse en des termes strictement bourdieusiens. Nous ne sommes pas tous à égalité devant les mathématiques (je peux personnellement en témoigner) et il y a des familles qui transmettent à leur progéniture une certaine aisance avec les réflexions scientifiques (ou du moins essaient). Dans son livre Le fiasco Blanquer, Saïd Benmouffok, tiède professeur de philo au service du PS moribond, note que les élèves qui choisissent les spécialités maths et physiques-chimie proviennent en majorité des couches les plus friquées de notre société (52% !) [2]. En humanités, nous récupérons les élèves des couches populaires, qui pensent que ces matières seront plus abordables pour eux. Et parfois, ils se trompent, la philo, l’histoire, la litté, ne sont pas forcément des dancefloor à prolo.

Un membre de cette cohorte bigarrée, qui va du libertaire au stalinien complexé, m’affirma que la note ne faisait que rencontrer la copie. Comme si tout ceci s’intégrait dans l’ordre naturel des choses. Je lui ai répondu que la balle de LBD aussi finalement suivait sa trajectoire prédéterminée dans l’œil du manifestant. La matraque sur le crâne du prolo nord-africain. Le plan social dans la gueule des ouvriers d’une usine. En outre, je suis convaincu que des passions troubles se jouent autour de cette prérogative accordée par l’Etat à ses gardiens. Ils veulent que nos psychés ressentent une petite fraction du power trip que se fait Macron quand il bousille le droit du travail ou décide de confiner le pays. You live, you die. Un ruissellement de plaisir sadique à exercer une puissance qui n’a pas besoin d’être justifiée, qui est sans conséquence pour son utilisateur. 6/20, prends ça dans ta gueule, t’es vraiment pas au niveau. Emoi de la taule infligée à toute une classe qui s’est lamentablement chiée dessus, qui ne pourra jamais surpasser le maître. You live, you die. You live, you die. C’est marrant comme tout l’éventail de la domination se déplie avec la note. Si tu as des mauvaises notes, c’est de ta faute. Si tu as pas de boulot, c’est de ta faute. You live. You die.

L’objection formulée plus haut insinue que l’école ne serait qu’une victime innocente de plus de notre mode d’organisation capitaliste. C’est tout le contraire, son histoire nous indique qu’elle est le fruit de notre civilisation capitalo-industrielle et l’un de ses principaux organes de propagande. A ce titre, il nous faut examiner les effets spécifiques qu’elle produit comme cela a été fait pour les asiles ou les prisons. Certains croient mordicus que nous travaillons dans un sanctuaire émancipateur, mirage soigneusement entretenu pour éviter l’effondrement du culte. Mais si l’institution est émancipatrice, c’est dans ses marges, son essence est le leg d’une bourgeoisie obsédée par le contrôle des masses populaires. Il vaut mieux que les enfants de prolo foutent le dawa dedans que dehors. Dans une certaine période historique, les mouvements sociaux ont pu installer en son sein des anomalies qui mettent en pétard les libéraux autoritaires : le salaire à vie, la sécurité de l’emploi, la liberté pédagogique, la liberté syndicale, etc. Ils ont bénéficié de l’affaiblissement du patronat au sortir de la Seconde Guerre Mondiale ou de l’irruption de nombreux profs dans les classes dirigeantes sous Mitterrand. Mais cette petite parenthèse est maintenant achevée, Macron et ses copains sont en train de tailler dans le gras et de dévaster ces archipels communisants. Ils les remplacent par des structures visant à intensifier la mise au travail des agents. Tout ceci dopé par des évaluations en cascade pour mettre en concurrence tout le monde : usagers, personnel, établissements. Ce processus piloté depuis Grenelle alimente l’extension du règne marchand dans l’école mais ne vient en aucun cas établir une nouvelle souveraineté. Le roi avait déjà le cul sur le trône depuis belle lurette. L’Instruction Nationale a été fondée par des commerçants qui s’indigneraient de toutes ces réappropriations sociales. Ces boutiquiers qui, soit dit en passant, adorent compter, trier, classer, n’ont jamais eu pour envie principale de libérer la jeunesse mais d’en finir avec son agitation bouillonnante. Imaginer des alternatives à ce projet asservissant, ce n’est pas souhaiter l’extinction du service public, c’est simplement considérer avec Audrey Lorde, une poétesse américaine, qu’on ne peut pas démanteler la maison du maître avec les outils du maître. A l’inverse, nous devrions en édifier de nouvelles, qui pourraient assurer les missions de partage du savoir sans faire de son acquisition un moyen de tri social. Ces maisons du savoir seraient démocratiques, mettraient fin à cette séparation absurde des âges et bien entendu, dépourvues de toutes notes (y compris ce code couleur débile utilisé dans les collèges qui est aussi une forme d’évaluation).

C’est pas grave s’ils ne viennent pas. S’ils préfèrent rester au lit. Ou jouer aux jeux vidéos. Ou lire un manga. Ou sortir avec leurs potes. C’est le même pari qu’avec le salaire à vie de Friot et Lordon. Gageons qu’à un moment de leur existence, ils auront besoin de certains savoirs et se dirigeront vers ces maisons pour les acquérir et peut-être partager les leurs. Je peux prendre mon cas qui probablement m’attirera quelques moqueries : je n’ai commencé à m’intéresser au bricolage qu’à trente-trois ans car j’ai eu besoin d’effectuer quelques menus travaux dans mon appartement. Peut-être qu’après avoir essayé de communiquer avec des anglophones sur internet sans grand succès, en globish, un adolescent viendra pour en acquérir les bases et parler avec ses potes en ligne. Peut-être qu’une quadra souhaitera se remettre à la trompette et pourra en échange offrir des cours de mécanique. Tout dépend de comment on décide de s’organiser mais tout est préférable à la note. Même le bordel. Au moins, on habituera pas les enfants à être notés par des petits roitelets de la discipline. Non, on leur permettra d’expliquer des choses et de se faire expliquer des choses. Cela sans être dans la terreur des zéros et avec pour postulat de base, à la Rancière, l’égalité des intelligences.

Hugo Dorgere

[1Foucault, Michel, Surveiller et Punir, page 171, Gallimard.

[2Benmouffok, Saïd, Le fiasco Blanquer, page 45, Les Petits Matins.

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