Monchoachi : Restituer l’envers de la modernité

Par Jean-Christophe Goddard

paru dans lundimatin#384, le 22 mai 2023

Pour accompagner la parution du second livre des éditions lundimatin : Retour à la parole sauvage de Monchoachi, nous en publions cette présentation érudite et exigeante de Jean-Christophe Goddard.

Né en 1946, l’année de la départementalisation, c’est-à-dire de la recolonisation de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Guyane par l’Etat français, le poète martiniquais, de son nom de pesage colonial étatique, André Pierre-Louis, est Monchoachi, le nom d’un Nègre marron par lequel la ville de Rivière Pilote a baptisé l’une de ses rues ; à moins que « monchoachi » signifie, par allusion à un célèbre mythe indien, « celui qui se réfugia dans la montagne ». La montagne où cet ancien militant de la Ligue d’Union Antillaise vit à présent : la montagne du Vauclin, sur les contreforts de laquelle seuls on peut encore le rencontrer comme l’a fait Arlette Pacquit dans le documentaire lumineux qu’elle lui a consacré en 2021 [1].

En tous cas, un nom solidaire de la dissidence noire radicale des sociétés d’esclaves fugitifs bushinêngé retirés depuis le XVIIIe siècle dans la forêt du bassin amazonien des Guyanes, comme de la figure, associée au vodou et au pouvoir du verbe créole, du « Nègre-bois » haïtien, que Monchoachi oppose au « Nègre-Maison », qui, « drapé dans sa dignité », « ayant appris les bonnes manières » [2] et le parlé francé, demeure servile et jaloux de s’attirer le respect du Maître blanc. Un nom qui, pour reprendre les termes utilisés par l’anthropologue Rastafari Philippe « Kenjah » Yerro dans la revue Lakouzémi fondée et co-animée par Monchoachi de 2007 à 2009, signifie donc « le refus radical de consentir la moindre parcelle de légitimité à la logique coloniale » [3].

Si Patrick Chamoiseau a pu dire de Monchoachi, qu’il est « un des plus grands poètes vivants de la Caraïbe et des espaces américains », « et sans doute du monde » [4], c’est parce que sa poésie, en parlant la Martinique, parle le présent « suffoquant » du passé colonial, l’éternel présent du début des Temps modernes qu’a été l’invasion de l’espace caribéen par laquelle « l’Occident a ancré et dévoilé son projet de mainmise sur la terre entière » . C’est parce que, parlant ce présent, cet arrêt de monde que l’Occident comprend sous le concept d’« Histoire », elle parle en même temps « le présent de la terre entière dont l’espace est au même titre [que la Martinique] dévasté par un technicisme productiviste débridé et le temps embrigadé dans l’historiographie, pressuré par l’exigence d’un développement (d’un progrès) dont la seule destination est la marchandisation du monde » [5].

Or, singulièrement, ce présent est destructeur de la Présence. Sa réalité est celle du colonialisme de peuplement américain qui associe structurellement élimination et esclavagisation [6] . D’abord, en s’appropriant les vies et la terre autochtones, par extermination ethnocidaire et destruction du monde habitable indigène, de son système socio-cosmologique multimillénaire, auquel il substitue le non-lieu désenchanté, extensible et homogène, d’un domaine d’installation et d’usage au bénéfice d’une accumulation infinie. Puis, en s’assujettissant par la traite négrière des esclaves brutalement soustraits à l’espace vécu du territoire, déplacés, déportés, forcés de se constituer en corps étranger sans Terre, c’est-à-dire sans corps (sans ), minerai de force de production dans les non-lieux lignagers du domaine colonial, désorientés, privés des vections, des directions qui font de l’espace un lieu de familiarité et de présence à soi [7]. C’est cette double perte que parle la Martinique en parlant le présent : la perte du monde arawak-caraïbe et la perte corrélative de la terre africaine. Et c’est la décision de ne pas céder à la tentation post-abolitionniste d’occulter la triade colon/autochtone/esclave constitutive de l’éternel présent du viol colonial en ouvrant un droit à l’occupation propriétaire des terres autochtones par l’homme antillais et guyanais qui motive le marronnage « Monchoachi », son exigence radicale, incommensurable, qui est, comme le dit encore Chamoiseau, de « fonder à partir de l’absence » [8], de renouer avec la parole créole, la parole noire, depuis l’absence amérindienne-caraïbe, comme la seule qui puisse dire dans la Caraïbe le présent de cette absence et restituer une présence au présent.

Le mot Lakouzémi, forgé par Monchoachi pour situer son entreprise de pensée, dit très exactement cette décision radicale. La décolonisation est restitution de la terre à ceux auxquels elle a été autrefois dérobée par sa conversion en pur espace de domination. Le lieu de cette restitution est le Lakou (ou la-Cour), l’espace de libre communalisation des hautes terres haïtiennes où depuis le XIXe siècle des anciens esclaves ont remodelé des formes de travail collectif et d’habitat africains organisées autour de la parenté. Il est le lieu où sur l’emplacement (le démanbré) réservé aux esprits des ancêtres (les lwas) se déroulent les cérémonies-vodou et l’héritage familial de la terre se préserve des convoitises de l’Etat, des riches citadins et des usuriers [9]. Le lieu où nou tout sé moun, où les personnes se relient dans une communauté d’existence offerte par la vie à travers la présence agissante des lwas ou des « mystères » (qui donnent leur nom aux trois recueils de poèmes publiés par Monchoachi sous le titre Lémisté). Zémi est le nom d’une divinité caraïbe myriadique, proprement anti-monothéiste, présente sous la forme d’une infinité d’esprits auxiliaires qui font croître les végétaux (chaque feuille d’arbre possède son zémi), les racines et les fruits de la terre. Au singulier, il est une force substantielle de guérison et de protection : c’est lui qui avertit de l’arrivée des navires ennemis. Il est proprement les esprits des lieux, qui peuplent et enchantent le monde, c’est-à-dire qui font que, à rebours de l’institution ontologique occidentale, sa « physicalité » est « métaphysicalité » [10] – qui confèrent, non pas symboliquement ou métaphoriquement, mais réellement aux plantes leur double pouvoir chamanique, autant endopratique et pacifique, cérémoniel et thérapeutique, tourné vers la reproduction du socius, qu’exopratique, belliqueux et prophétique, de prévention contre l’altérité ennemie.

Lakouzémi dit l’alliance de l’esclave fugitif et de l’autochtone, du « Nègre-bois » avec les esprits caraïbes des lieux – sa manière propre de faire Lakou, de se rapporter à la terre et à ses ancêtres, de réaliser la communauté des morts et des vivants sur la terre caraïbe, hors de toute mainmise foncière, en réveillant et sollicitant l’agentivité auxiliaire des entités autochtones du lieu ravagé par la colonisation. Tout l’inverse de la manière dont le colon, par une manœuvre perverse de disculpation, peut « faire l’indien », s’attribuer une généalogie autochtone pour ré-ancrer, à contre-sens du rapport généalogique autochtone à la terre, son occupation possessive des lieux [11].

C’est pourquoi Monchoachi comprend le slogan du mouvement de février 2009 en Martinique et en Guadeloupe, « Matinik sé tânou, Matinik sépa tayo / Yo pé ké fè sa yo lé adan péyi nou-an » (« La Martinique (la Guadeloupe) c’est nous / Eux point feront / cela ils veulent / à dans le pays nous ») comme l’expression d’un péril d’enlèvement qui fait écho à l’enlèvement de la terre caraïbes par l’envahisseur blanc surgi des eaux : « chébékétae n’hacaéra, « ils nous ont enlevé notre terre » disaient déjà les Caraïbes » [12]. Commentant le tânou du slogan, il définit « ce qui tânou » comme « ce que l’invisible sensible dispense en nous comme bienfait grâce à quoi il nous est loisible de croître » [13] – c’est-à-dire le Zémi. Précisément ce qui (en français) n’est pas à nous, n’appartient à personne, mais à quoi tout appartient pour croître. Le Zémi… ou l’ashé yoruba puisque l’ashé est la force substantielle de croître placée en toutes choses [14] (autant les plantes et les animaux, les rivières et les montagnes, que les paroles qui guérissent) par le dieu créateur Olodumare, et que, en fin de compte, « Monchoachi » sonne comme un patronyme yoruba, dont les deux dernières syllabes (conformément au placement de la racine dans les patronymes yoruba), « -achi », semblent dire l’entière dépendance du groupe d’appartenance (du clan) de celui qui le porte à l’action invisible de l’ashé.

La pensée de Monchoachi, marquée par le refus de la francisation du nom et l’adoption/restitution du nom yoruba, est exemplaire de l’art du marronnage qui, comme l’a montré Denetem Touam Bona dans sa Cosmopoétique du refuge [15], pratique le lyannaj, au double sens du maillage solidaire de ceux qui font cercle (la-Cour) pour eux-mêmes et pour « encercler les dominants par une fine trame de conjurations continuelles », mais aussi de l’entrelacement intime et trans-spécifique de l’humain et du non-humain par lequel, comme par les mariages Achuar avec les femmes-esprits des eaux, se transmet le savoir chamanique – en l’occurrence celui du quimboiseur, du « Nègue-feilles » [16], maître dans la connaissance et l’usage des plantes, dont Lémisté I livre certaines recettes créoles, énonçant les paroles-choses agissantes [17], (« ça-mo-dit-cé-ça » [18]), détaillant les travaux à accomplir aux moyen des plantes américaines : « Feuilles fonmager / Feuilles balé-doux / Cassia lata / Feuilles tabak-à-Jacquot / Guérit-tout’ / Pompon-soldat / Nèuf fèuilles lanmenthe glaciale / Graînes dandaille / Graînes en-bas-feuilles / Zhèbe-poule quat’croisée / Fèuilles patate-lanmè / Bois-caca / Bois-cãnon » [19]. Le tout préparé dans de grandes calebasses (couis) caraïbes rouges et arrosé de clairin vodou-haïtien, rhum illégal des arrière-cours.

Un tout autre savoir que celui de « l’encre noire » où le philosophe des pays froids « garde bien des mensonges / faits avec la cendre » [20] des incendies allumés un peu partout par ses émissaires sur la terre des Autres :

« La raison pure »

« Les choses elles-mêmes »
« LE PAYS DE LA VERITE »

Tous les corps y sont égaux ; tout lieu égal à tout autre ; tout instant
égal à tout autre ; le mouvement : pas le cercle, la ligne droite uniforme

ce qui est n’est pas ce qui se montre [21].

Cette autre garde que la garde mensongère de la philosophie imprimée, qu’est la garde afro-amérindienne du « jardin du dieu présent » [22], Zémi ou ashè, confrontée au désastre des épistémologies politiques meurtrières de l’Occident colonial, n’est pas nouvelle. Déjà, avant que les gens du « pays de la vérité » (en l’occurrence les français) ne déclenchent, en 1658, une guerre exterminatrice contre les Indiens Caraïbes de la Martinique pour s’approprier le « Domaine des sauvages », la Cabesterre, où, à l’Est de l’île, ils s’étaient repliés sous la poussée invasive des colons, les esclaves marron trouvaient refuge auprès d’eux. Monchoachi (le nom, l’homme, la parole et le « péyi nou-an », le « nous » monchoachi), porte en lui, non pas la mémoire de ce qui a disparu – sur lequel le français élève le monument en l’honneur de sa repentance –, mais ce qui a disparu, comme « l’envers même de l’ordre rationnel occidental » [23] que constituent « les Amériques indiennes dans leur ensemble ». Car « l’envers est la face cachée dont à jamais l’on ne se défait (que jamais l’on ne défait) », et qui demeure toujours disposée dans l’attente d’un retournement. Non pas comme le résidu spectral, l’ombre d’un passé définitivement perdu, mais comme ce qui, ayant été simplement mis à l’envers de l’ordre colonial du monde, reste incroyablement présent dans le présent même du désastre. A l’ontologie coloniale-française de la disparition comme cessation d’existence, comme totale extinction de ce qui doit être tué (l’indien Caraïbe) pour la douceur de vivre métropolitaine (celle du sucre), Monchoachi oppose l’ontologie métamorphique afro-diasporique de la disparition comme saisie : à proprement parler, c’est-à-dire à parler créole (puisque en français pèsõnne pa konprann sa l’vlé di [24]), c’est, dans la disparition, le « disparaître » qui s’est saisi du disparu, qui l’a pris (disparèt pran-y) – ce qui, ajoute Monchoachi, entretient « la possibilité d’une restitution ». Celle-là même à quoi s’emploie l’œuvre entière de Monchoachi.

[1Monchoachi, la parole sovaj, 2021.

[2Entretien avec Monchoachi, « Nous sommes devenus trop lisses », in Lakouzémi. Retour à la parole sauvage, Lakouzémi et les auteurs, 2008, p. 9.

[3Philippe « Kenjah » Yerro, « Le livre qui parle. L’oralité africaine à l’épreuve de l’écrit colonial, in Lakouzémi, op. cit., p. 109.

[4Dans une « récitation pour M. Monchoachi » prononcée le 4 décembre 2013, dans les ruines du théâtre à Saint-Pierre.

[5Monchoachi, « La Martinique parle le présent », lundimatin#251, le 27 août 2020.

[6Cf. Eve Tuck et K. Wayne Yang, La décolonisation n’est pas une métaphore, Rot Bo Krik, 2022. Elsa Dorlin (« La gouvernementalité impériale contre l’unité caribéenne : massacrer et abîmer les vies (Antilles 1959-1969), in Guadeloupe, mai 67. Massacrer et laisser mourir, Libertalia, 2023) a montré à partir d’une analyse du massacre républicain de mai 1967 en Guadeloupe, que l’économie générale du biopouvoir aux Antilles françaises est restée celle d’une extinction de vies au bénéfice d’une meilleure vie des dominants (faire mourir pour faire vivre).

[7Cf. Fabien Eboussi Boulaga, Christianisme sans fétiche, Présence Africaine, 1981.

[8Patrick Chamoiseau, op. cit.

[9Cf. Laënnec Hurbon, Le barbare imaginaire, éditions du CERF, 1988, p. 221.

[10Cf. Marshall Sahlins, The New Science of the Enchanted Universe. An Anthropology of Most of Humanity, Princeton University Press, 2021, p. 50.

[11Cf. Eve Tuck et K. Wayne Yang, op. cit.

[12Monchoachi, « Le pays nous », in Les Temps Modernes, 2011/1-2 (n° 662-663). Par quoi Monchoachi donne à entendre dans la parole autochtone le nom du béké martiniquais

[13Idem.

[14Cf. Monchoachi, Lémistè, Obsidiane, 2012, p. 163 : « Il est arrivé avec le pouvoir qu’ont les choses d’arriver (àshé) ».

[15Dénètem Touam Bona, Sagesse des lianes, post-éditions, 2021.

[16Monchoachi, Lémistè, op. cit. p. 38.

[17CF. Pierre Fatumbi Verger, Ewé. Le verbe et le pouvoir des plantes chez les Yoruba (Nigeria – Bénin), Maisonneuve & Larose, 1997.

[18Monchoachi, Lémistè, op. cit., p. 48.

[19Idem.

[20Ibid., p. 156.

[21Idem.

[22Ibid., p. 43.

[23Monchoachi, « Ces voix qui nous manquent », Lakouzémi, op. cit., p. 25.

[24Monchoachi, Lémistè, op. cit., p. 177.

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