II. Solidarités internationales. Actualités du mouvement zapatiste au Chiapas.
2. Ébauche de la configuration actuelle du triptyque Modernité-Capitalisme-Etat et des crises écosystémiques à partir de la récente littérature du mouvement zapatiste (2023-2024).
Épisode 1 : Modernité-Capitalisme-Etat. L‘hypothèse zapatiste de la possible-probable reconfiguration du système-monde.
A présent, nous souhaiterions interroger l’analyse zapatiste de la configuration actuelle du triptyque Modernité-Capitalisme-Etat et des crises écosystémiques - la tempête déjà-là et celles à-venir, à partir des communiqués de l’EZLN publiés d’octobre à décembre 2023 et d’août à octobre 2024.
Au gré de cette analyse, nous allons ébaucher les conséquences de la configuration actuelle de l’hydre pour la bio-communauté terrestre, nos recherches-actions et la perspective de lutte ontologico-politique du mouvement zapatiste.
Épisode 1 : Modernité-Capitalisme-Etat. L‘hypothèse zapatiste de la possible-probable reconfiguration du système-monde.
« Ce n’était pas la première fois qu’on abordait le sujet. Au contraire, pendant les dernières lunes, ça avait été la constante : le diagnostic qui servirait à l’assemblée pour prendre une décision sur « et après ? ». Ils avaient aussi passé des mois à en débattre mais l’idée-proposition du Sous-commandant insurgé Moisés n’était pas encore complètement posée, concrétisée. C’était encore une sorte d’intuition ».
El Capitan, « 14e partie et 2e alerte d’approche : L’(autre) règle du Tiers exclu », 28/11/23.
Si les conceptions et les analyses-critiques zapatistes du Capitalisme néolibéral, introduites dans le précédent article, nous semblent encore largement valides pour penser notre actualité planétaire, nous souhaiterions néanmoins nous concentrer sur l’hypothèse zapatiste des possibles-probables évolutions de la configuration du système-monde au cours de la dernière décennie, et sur celles à-venir, afin de garantir l’adaptation de nos recherches-actions aux enjeux contemporains.
Notre étude du cheminement réflexif et pratique du mouvement zapatiste, effectuée à partir de sa récente littérature, nous invite à actualiser les analyses-critiques du système-monde et des crises ecosystemiques, géo-écologiques et systémiques (sociales, politiques, productives, migratoires, économiques, spirituelles, idéologiques, etc), développées précédemment. Nous souhaiterions donc ébaucher l’intuition-réflexion zapatiste de possibles-probables changements paradigmatiques et configurationnelles de l’ontologie dominante et interroger leurs conséquences théoriques et pratiques.
Dans le cadre de cet article, nous allons articuler deux axes de l’actuelle pensée critique du mouvement zapatiste, lesquels se renforcent mutuellement : 1. la réfutation méthodique de la thèse de l’effondrement [3] et 2. l’intuition-réflexion d’une possible-probable reconfiguration du système-monde à partir d’un paradigme néo-malthusien remanié, guerrier et débridé. A partir de cette ébauche, nous souhaitons analyser l’actualité de la domination ontologique du triptyque Modernité-Capitalisme-Etat, des corps-territoires au planétaire, et anticiper les futurs possibles et probables qui en résultent.
Intuitions-réflexions zapatistes : de l’hypothétique reconfiguration du système-monde à l’incertitude des futurs
Tout d’abord, il est important de souligner que l’intuition-réflexion d’une substitution du « néo-malthusianisme » au néolibéralisme n’est nullement systématisée par les zapatistes - bien que la référence démo-ressourciste soit récurrente. Il semblerait que l’unique occurrence « néo-malthusianisme » soit formulée dans la quatorzième partie de la série d’octobre-décembre 2023 [4], dans le cadre de l’étude critique de l’hypothèse complexe de l’effondrement : « il n’y a plus de solution ». Afin de garantir une lecture adéquate de la pensée zapatiste, nous allons articuler l’analyse-critique du quatorzième communiqué de la série 2023 avec d’autres communiqués des séries 2023-2024, en particulier avec le communiqué de décembre 2023 « Le commun et la non-propriété » [5] et celui d’aout 2024, intitulé « Adages » [6].
Si nous nous concentrons sur l’intuition-réflexion d’une possible-probable, bien qu’hypothétique, reconfiguration globale de l’ontologie dominante, via un paradigme « néo-malthusien » remanié, il est tout à fait clair que la tendance néolibérale n’a pas disparue. La physionomie de l’hydre et la structure du mur nous invitent à penser que la configuration du système-monde n’est jamais fixe et unitaire. L’hydre polycéphale s’impose à l’échelle planétaire via l’articulation de plusieurs dimensions soumises à sa logique principale, laquelle varie en fonction de la satisfaction prioritaire de ses intérêts ontologico-économiques.
Dans les publications de 2023-2024, l’analyse zapatiste oscille entre des reprises analytiques et conceptuelles de la configuration néolibérale du système-monde et la formulation d’intuitions-réflexions inédites. Celles-ci nous invitent à prendre au sérieux l’hypothèse d’une modification de « l’alibi théorico-idéologique » du triptyque Modernité-Capitalisme-Etat, et à considérer d’importantes évolutions, discontinuités et ruptures paradigmatiques.
Par exemple, dans le communiqué « Adages », lorsque l’EZLN écrit « Dans son étape actuelle, le système mène une nouvelle guerre de conquête et son objectif est de détruire/reconstruire, dépeupler/repeupler. Destruction/dépeuplement et reconstruction/réaménagement d’une zone, c’est le but de cette guerre », nous nous rappelons des conceptions zapatistes de la configuration néolibérale de l’hydre et de la IVe Guerre Mondiale. Pour autant, ceci ne suppose nullement que la configuration du système-monde soit inchangée depuis l’antérieure analyse-critique zapatiste. Nous allons voir que de nombreux éléments nous permettent à la fois de considérer les manifestations d’une évolution des tendances, la substitution progressive d’un néo-malthusianisme guerrier et débridé à la configuration néolibérale, et la possible et probable intensification de la IVe Guerre Mondiale, affectant considérablement nos futurs - d’où l’importance de l’analyse méthodique de la thèse de l’effondrement.
Prendre au sérieux l’intuition-réflexion zapatiste d’une reconfiguration du système-monde, d’une intensification de la IVe Guerre Mondiale et de l’amplification des crises écosystémiques (les tempêtes déjà-là, celles à-venir et celles en-devenir) interroge la perpective des futurs. Il ne s’agit donc nullement de formuler une certitude [7], mais bien plutôt de sentir-penser et d’analyser des futurs hypothétiques, possibles et probables, dont certaines manifestations sont prévisibles, ou déjà observables. Nous souhaitons prévenir l’hypothétique processus de modification de la tendance majoritaire de la configuration du Capitalisme globalisé, lequel serait chaque fois plus guerrier et meurtrier, menaçant directement l’existence terrestre d’un possible, bien qu’incertain, effondrement à-venir : l’extinction de la vie de la bio-communauté sur Terre.
Il est notable que le premier paragraphe du quatorzième communiqué de la série d’octobre-décembre 2023, mentionne une donnée démographique : « (…) la population mondiale approchait les 8 milliards » [8]. A cet égard, nous pourrions y voir un fil conducteur, permettant de lire l’analyse et la critique zapatiste de la thèse de l’effondrement et le cheminement de sa lutte ontologico-politique à partir de ses réflexions sur la configuration actuelle du système-monde (l’alibi néo-malthusien). Pour autant, la spécificité du remaniement zapatiste de la doctrine néo-malthusienne, bien que n’occultant nullement l’importance de la donnée démographique au regard des crises actuelles, nous semble déployer davantage une conception du néo-malthusianisme comme « alibi théorico-ideologique » pour l’extermination de grandes populations - le contrôle démographique ne serait plus seulement une politique de restriction des naissances ou anti-nataliste, mais une stratégie d’épuration, menaçant une importante proportion de la bio-communauté terrestre.
Dans le quatorzième communiqué de la série 2023, El Capitan (ex-Marcos/Galeano), dont la mission est de « prévoir l’échec zapatiste » [9], propose « une brèche comme projet » - ce qui nous renvoie aux conceptions métaphoriques de 2015. Le projet d’ouvrir une brèche pour répondre à la problématique du futur, l’énigmatique « Et après ? » exprimé par l’assemblée du Commandement Général de l’EZLN et repris comme thème des Rencontres internationales des rebellions et des résistances 2024-2025 (« La Tempête et le Jour d’Après »), appuie la détermination zapatiste à construire « une porte », c’est-à-dire, une alternative viable et désirable, garantissant la traversée des tempêtes présentes et futures.
« L’(autre) règle du tiers exclu ». Analyses zapatistes de la « parfaite tempête »
Face à l’ampleur des crises écosystémiques et à l’intuition-réflexion selon laquelle la tempête va très probablement s’intensifier [10], menaçant notre avenir terrestre, les zapatistes décident de formuler une « terrible hypothèse » et d’agir-penser pour adapter leur cheminement en conséquence.
A partir de la formulation de la possibilité, envisagée sérieusement, de « l’extinction de l’espèce humaine » (le « futur hypothétique » de l’effondrement), El Capitan déploie et croise une « grande quantité de données et d’informations » [11], lesquelles lui permettent de poser un diagnostique sur les crises écosystémiques et sur la configuration actuelle du système-monde. A cet égard, il est important de noter que la prévision de l’échec zapatiste, « le zapatisme se prépare à échouer », est une importante disposition du mouvement face à la possibilité probable d’une aggravation des tempêtes affectant nos présents et nos futurs, pour continuer à cheminer en s’interrogeant et à s’adapter aux enjeux contemporains, seule garantie de la survie de son autonomie civile et de sa structure politico-militaire.
La prévision zapatiste [12] de la tempête partagée lors du séminaire de 2015, et l’actuelle prévision d’autres tempêtes et d’une possible-probable reconfiguration systémique, appuient l’antagonisme insoluble entre le positionnement zapatiste et le système-monde. A la différence de l’aptitude zapatiste à la prévision et à la projection, les modernes-capitalistes s’enferment dans un presentisme intenable [13]. La parole zapatiste, exprimée à la vingtième partie de la série d’octobre à décembre 2023, est significative : « nous voyons que, pour les grands Patrons, les capitalistes, ce qui arrivera demain n’a plus d’importance. Ils veulent gagner de l’argent aujourd’hui ». Le mouvement zapatiste interroge donc nos perspectives futures, tout en considérant sérieusement les possibilités probables d’une extinction de l’avenir, induite par l’enfermement présentiste du système-monde et la téléologie de l’effondrement.
Les attributions d’El Capitán, auto-qualifié « le meilleur et l’unique représentant de « l’aile pessimiste » du zapatisme », nous rappellent donc les efforts constants du mouvement pour penser le système-monde et se positionner en conséquence [14]. La détermination du mouvement zapatiste à la construction des futurs, malgré le pessimisme ambiant et les menaces réelles d’une progressive détérioration-destruction de l’avenir terrestre, témoigne de l’ampleur de l’engagement zapatiste. Le mouvement cultive des graines d’espérance dans un champs tragique, blessé et mutilé, meurtri [15]. Un champs agonisant, mais toujours vivant, c’est-à-dire, que des luttes existent et résistent. Les semences que nous nous efforçons de protéger, de cultiver et de propager, avec tant d’autres, réfutent les lectures « catastrophistes » ou « pessimistes » de la parole zapatiste [16]. Ce que nous allons développer n’est nullement optimiste, bien que des possibles désirables subsistent.
La méthodologie zapatiste d’analyse-critique d’une hypothèse, « l’(autre) règle du tiers exclu », permet donc au mouvement de penser, de façon prospective, le pire que nous pouvons prévoir arriver : « la parfaite tempête » [17]. A partir de la formulation d’une hypothèse délibérément radicale, « l’horloge se met en marche en sens inverse ».
En envisageant l’hypothèse téléologique de l’effondrement, il est possible d’opérer la méthodologie zapatiste et d’analyser la validité de l’hypothèse, de la reformuler, de la confirmer ou de l’infirmer. La définition de « l’(autre) règle du tiers exclu », forgée par feu le SupMarcos (avant 2014) et partagée par El Capitan (en 2023), nous permet de comprendre la méthode zapatiste : « (…) sur la base d’une hypothèse constituée de données véridiques et d’une analyse scientifique, il convient de chercher deux éléments qui contredisent dans son essence ladite hypothèse. Si ces deux éléments sont trouvés, on ne cherche plus le troisième, il faut donc reformuler l’hypothèse ou la confronter dès lors avec le plus sévère des juges : la réalité. (…) Si je trouve au moins 2 éléments qui contredisent mon hypothèse, alors j’abandonne la recherche, j’écarte cette hypothèse et j’en cherche une autre » [18].
Il s’agit donc, ici, d’interroger le « pire » scénario, celui du devenir-tempête du monde, dont la possibilité d’application, bien que toujours hypothétique, n’est pourtant pas improbable [19]. La thèse performative et spéculative de l’effondrement, basée sur certaines observations et analyses des manifestions réelles de la tempête et de la configuration actuelle du système-monde (données scientifiques et empiriques), menace les devenirs du monde : « C’est à dire, le bateau coule et là-haut ils disent qu’il ne se passe rien, que c’est passager (…) Et par « Bateau », nous entendons la planète homogénéisée et hégémonisée par un système : le capitalisme » [20].
Si nous ne sommes pas condamné.es à la certitude du devenir-tempête du monde, et que nous prenons au sérieux les possibles-probables intensifications de la guerre totale du système-monde, permise par les modifications paradigmatiques et configurationnelles du Capitalisme globalisé (mais aussi de la Modernité et des États-nations), nous pourrons nous adapter aux enjeux contemporains et nous organiser pour traverser collectivement les crises qui affectent la bio-communauté et l’habitabilité terrestres. Et, peut-être qu’une fois que nous aurons traversé les crises et les possibles-probables guerres-invasions et destructions provoquées par l’hydre, nous pourrons co-construire depuis les préfigurations existantes, les devenir-utopiques du monde, certes ambitieux, difficiles à concevoir et à réaliser, mais bel et bien possibles et désirables.
Anéantissement de la nature. L’ontologie moderne-capitaliste menace la vie terrestre
Dans les séries 2023-2024, les zapatistes actualisent leur analyse du rapport humanité/nature sous le régime de la Modernité capitaliste, ainsi que des crises qui en résultent. El Capitan écrit : « La coexistence équilibrée entre l’être humain et la nature est désormais impossible. Dans la confrontation gagnera celui qui a plus de temps : la nature. Le capital a converti la relation avec la nature en une confrontation, une guerre de pillage et de destruction. L’objectif de cette guerre est l’anéantissement de l’adversaire, la nature en l’occurrence (humanité incluse). Avec le critère de « l’obsolescence programmée » (ou « péremption prévue »), la marchandise « êtres humains » se périme à chaque guerre ».
Par « anéantissement » de la nature, nous pourrions ici comprendre, à partir d’une conception ample et commune, que l’objectif du système-monde serait la destruction de la vie terrestre. S’il ne fait aucun doute que le triptyque Modernité-Capitalisme-Etat produit de nombreuses destructions-extinctions, il nous semble pourtant peu convaincant que « l’objectif » de l’ontologie dominante soit l’extinction de la nature et, par conséquent, de la vie sur Terre. A cet égard, le communiqué « Adages » nous permet d’affiner notre compréhension des modalités de la destruction systémique. C’est au travers des « guerres et invasions entrepreneuriales et militaires », caractéristiques du « pire côté de l’Hydre », que le système-monde déploie « sa bestialité la plus infâme et sa folie destructrice ». Ici, il nous semble clair que dans sa configuration actuelle, la guerre-invasion capitaliste est principalement « entrepreneuriale » et « militaire », bien que nous sachions que sa totalité intègre de nombreuses autres dimensions (idéologiques, technologiques, scientifiques, médiatiques, etc). Nous avons déjà développé quelques considérations à propos de la guerre militaire dans les précédents articles [21]. Par ailleurs, les communiqués de l’EZLN dédiés à l’analyse de l’éco-génocide de la population palestinienne et des territoires de Gaza sont significatifs de sa lecture de l’actualité du registre militaire dans la totalité guerrière de l’ontologie dominante. Les guerres entrepreneuriales, lesquelles s’ajoutent aux nombreuses autres dimensions de la guerre totale de l’ontologie dominante et amplifient sa brutalité, sont parties prenantes de la possible-probable dynamique « d’anéantissement » de la nature, analysée par les zapatistes. Par « guerres entrepreneuriales », la parole zapatiste se réfère aux « lieux touristiques, par exemple, qui sont construits sur la mort des côtes. Des méga-projets qui blessent, qui nuisent à la terre » [22], aux « tempêtes qui arrivent avec des bulldozers, des pelleteuses, des chercheurs de minerais, des entreprises touristiques, des usines, des centres commerciaux, des trains, (…) » [23]. Nous allons voir que les guerres militaires, actuellement prolifiques, permettent l’ouverture de nouveaux marchés profitables aux guerres entrepreneuriales de reconstructions/réaménagements, bâtis sur les ruines des destructions-anéantissements et des dépeuplements caractéristiques de la configuration actuelle du système-monde.
L’hypothèse de l’anéantissement de la nature nous permet donc d’interroger la pertinence de l’insistance zapatiste d’une guerre systémique contre la vie - dans la diversité de ses formes terrestres, ainsi que la « nouvelle étape » de la résistance-rébellion du mouvement zapatiste. De fait, depuis la Déclaration pour la vie de 2021, l’EZLN a largement insisté sur la redéfinition de sa résistance comme lutte-pour la vie : « Si le système est un système de mort, alors la lutte pour la vie est la lutte contre le système » [24]. La récente littérature du mouvement semble confirmer la modification du spectre de la lutte ontologico-politique zapatiste - nous y reviendrons [25]. Si le mouvement zapatiste a longtemps insisté pour la construction d’autres mondes possibles, et continue de nous inviter à organiser nos résistances et nos rebellions en conséquence, la préservation de la vitalité de la bio-communauté et de l’habitabilité terrestres, menacées par la guerre totale du triptyque Modernité-Capitalisme-Etat et ses conséquences écosystémiques (les tempêtes multi-dimensionnelles), semble désormais la principale orientation de la lutte ontologico-politique zapatiste [26].
La logique propre au système capitaliste étant celle « du maximum de bénéfice le plus rapidement possible » [27], « l’anéantissement » de la nature est donc l’une de ses conséquences directes, bien qu’il ne soit pas son « objectif » principal - sa logique. C’est une « externalité » provoquée en responsabilité. Sans « nature », sans « ressources » terrestres, humaines et plus qu’humaines, il n’y a plus de Capitalisme. De fait, s’il est manifeste que le système capitaliste détruit notre écosystème terrestre et une part considérable de la biodiversité et de la bio-communauté, il nous semble que l’affirmation selon laquelle le Capitalisme chercherait délibérément à « anéantir la nature » n’est pas justifiée. Cette extrapolation volontaire nous intéresse dans la mesure où elle corrobore la « charge » d’El Capitan de prévoir « l’échec » de l’expérience zapatiste, menacée par l’anéantissement de la nature, la destruction totale de la vie.
Nous pouvons considérer que, pour la logique capitaliste, tout ce qui n’est pas convertible en « marchandise » [28], utilisable-exploitable pour la production ou profitable aux intérêts des acteurs économiques, n’a pas de valeur. Ici, il est donc question du devenir-marchandise de la vie et de la Terre (humanité incluse) [29]. Or, si les « ressources naturelles », humaines et terrestres, ne sont pas ou qu’elles ne sont plus convertibles en marchandises, utiles et exploitables pour la production pour-le-profit et donc, qu’elles ne génèrent pas de « valeur » dans la logique du Capital, alors, elles peuvent être détruites. D’où l’anéantissement des territoires non-appropriables, la disparition de la biodiversité perçue comme étant inutile, les génocides et les biocides que nous connaissons (l’utilité et la propriété sont ici deux marqueurs, propres à la logique moderne-capitaliste, orientant ses guerres-crimes).
Reconstructions et réaménagements. Les profits temporaires du système-monde
Pour autant, il ne faudrait pas considérer les destructions-anéantissements seulement depuis le prisme d’un capitalisme capricieux et suicidaire. S’il est clair que l’hydre détruit et anéantit ce qu’elle ne peut plus exploiter et s’approprier, ce qui impacte d’ailleurs son modèle productif et menace son processus d’accumulation illimitée, cela n’induit nullement qu’elle n’ait pas d’autres moyens de profiter de l’état actuel du monde, des blessures de la Terre, des cadavres humains et des destructions territoriales.
Jusqu’à un certain point, celui de l’irréversibilité de l’écocide [30], les destructions et les anéantissements génèrent aussi des profits favorables à la continuité, temporaire, de la production-reproduction capitaliste. Outre les industries militaires de la destruction-épuration, les invasions entrepreneuriales qui se multiplient à l’échelle planétaire, étendant les paradigmes modernes-capitalistes du progrès et du développement via l’imposition de projets et de megaprojets mortifères [31], nous démontrent que la guerre est toujours profitable, en plus d’être efficace : « La guerre n’est pas une anomalie de la machine, elle en est la « maintenance régulière » qui assurera son fonctionnement et sa durabilité » [32] ; « Les guerres, en revanche, ont prouvé leur « efficacité » [33]. Ici, il nous semble essentiel de considérer l’argumentation zapatiste, dans la mesure où elle nous permet de nous interroger sur la pertinence de sa lecture de l’état actuel du système-monde et de ses possibles-probables modifications paradigmatiques et configurationnelles. Dans le communiqué « Adages », l’EZLN est particulièrement explicite lorsqu’elle se réfère à l’éco-génocide de la population palestinienne et des territoires de Gaza : « Le business ne se trouve pas que dans la destruction et l’assassinat massif, il sera aussi dans la reconstruction et le réaménagement ». S’il nous semble peu convaincant que le système-monde ait pour « objectif » d’anéantir la nature, de provoquer l’effondrement, il nous semble pourtant évident que les guerres génèrent de nombreux profits et que les processus de réaménagements/reconstructions/repeuplements permettent l’ouverture et le maintient de marchés favorables aux multinationales et aux industries capitalistes. Des lors, le ratio destruction/reconstruction pourrait être au centre de l’actuel fonctionnement de l’hydre, supposément contrainte à une métamorphose paradigmatique pour assurer sa conservation et la continuité de ses intérêts ontologico-économiques particulièrement réduits, notamment par la dimension eco-géologique de la tempête (« la finitude des ressources »).
Malgré ses actuels profits, les nombreux effets destructeurs, bien réels, appuient l’une des majeures contradictions du système-monde, ainsi que l’entêtement capitaliste : « Peu importe que tu leur dises : « Écoute, mais ce que tu fais, ça détruit et la destruction se répand, grandit, devient incontrôlable et revient vers toi. C’est comme si tu crachais vers le haut ou que tu pissais contre le vent. Ça te retombe dessus, quoi » [34]. L’ampleur des destructions-anéantissements, bien que permettant l’ouverture et le maintient de nouveaux marchés profitables à court et moyen terme, menace l’existence terrestre de la bio-communauté et, par conséquent, du système-monde.
Outre son endettement excessif et l’imprévisibilité-instabilité propre aux fluctuations de son économie productive et financière (les crises structurelles), la durabilité du Capitalisme tel que nous le connaissons, dans sa tendance néolibérale et sa dimension extractiviste et fossile, est particulièrement réduite. Les crises écologiques, environnementales, climatiques et géologiques que le système-monde provoque appuient son caractère littéralement insoutenable et invivable. Malgré le processus de destruction capitaliste de la nature, dont les conséquences sont délétères pour la durabilité de sa propre existence, le Capitalisme n’en est pas moins un système ontologique terrestre. Bien qu’il prétende s’extraire du continuum écologique et se déraciner de sa condition humano-terrestre [35], la préservation de l’habitabilité terrestre et de certaines « ressources » naturelles est nécessaire à son fonctionnement et à sa reproduction. Seulement, l’étendue de la dévastation terrestre induite par son activité et son déracinement, met désormais sérieusement en péril les conditions de l’habitation humaine de la Terre et de l’exploitation des « ressources » que le système pille, spolie et s’approprie brutalement depuis des siècles, et dont il est toujours dépendant. Dès lors, il semblerait que le Capitalisme néolibéral tel que nous le connaissions est en phase de s’auto-transformer afin d’assurer, en ces temps incertains, la continuité de ses intérêts ontologico-économiques.
Mutations de l’hydre : L’hypothèse de la reconfiguration néo-malthusienne du système-monde
Les crises écosystémiques contemporaines et celles à-venir, notamment la dimension écologique de la tempête déjà-là que nous avons déjà mentionnée à plusieurs reprises, contraignent donc l’hydre à se métamorphoser : « (…) le capitalisme ne se périme pas, il ne fait que se transformer ».
Les crises qui affectent le système-monde n’induisent pas la certitude de sa destruction, une « crise terminale » qu’il nous suffirait d’attendre patiemment, ou d’amplifier pour qu’elle se produise le plus tôt possible. L’analyse de la corporéité et de l’incorporation de l’hydre nous suggère donc que le système-monde n’est pas menacé d’extinction. Si la thèse de l’effondrement était valable, elle n’induirait pas tant la disparition du système-monde que la disparition du « monde » tel que nous le vivons-habitons - et donc du système aussi. Que l’hydre se transforme, pour favoriser ses intérêts ontologico-économiques ou pour survivre aux crises qui l’affectent, ce n’est pas nouveau. Par exemple, le Capitalisme transnational, développé au cours des années 1980-1990 à partir du processus de la globalisation néolibérale, aurait succédé au Capitalisme national [36]. De fait, les mutations de l’hydre ne sont jamais aussi binaires que nous l’exposons ici. Si le Capitalisme transnational est effectivement la configuration majoritaire du système-monde depuis l’essor néolibéral, le Capitalisme national est toujours opérant dans certaines géographies.
L’hypothèse zapatiste d’une actuelle progressive transformation de la tendance majoritaire du système-monde dominant résulte de son analyse-critique de la période historique contemporaine, menacée par les nombreuses tempêtes - a minima, les crises écologiques et systémiques. S’il semble clair que les récents changements de l’ère géologique, de l’Holocène au Capitalocène, et les modifications climatiques et écologiques, affectent la configuration néolibérale du système-monde, cela n’induit nullement la certitude de l’effondrement du système - « une crise terminale » : « De cette poignée de contradictions, il ne surgit pas une nouvelle société. Après la catastrophe, ne s’ensuit pas la fin du système capitaliste mais une forme différente de son caractère prédateur. Le futur du capital est le même que son passé et que ses présents patriarcaux : exploitation, répression, spoliation et mépris. Pour chaque crise, le système a toujours une guerre sous la main pour trouver une solution à cette crise ». A cet égard, il est donc probable que l’ampleur des crises actuelles définisse l’ampleur des guerres-invasions et destructions en-cours et à-venir. La réfutation zapatiste de l’hypothèse d’une crise terminale du Capitalisme appuie l’importance d’une étude critique de la configuration actuelle du triptyque Modernité-Capitalisme-Etat.
Par exemple, il nous semble important de considérer la possibilité d’une transformation « verte » du Capitalisme, la transition en-cours vers un « extractivisme écologique » qui lui permettrait de se perpétuer, modifiant son apparence et conservant son essence, malgré les importantes tempêtes [37]. Le dénommé « Capitalisme vert », bien que permettant probablement d’assurer une continuité paradigmatique à court et moyen terme à la globalisation néolibérale, ne semble pas suffisant pour garantir sa perpétuation dans la durée : « Le capitalisme « vert » se bat pour des zones « protégées » sur la planète. Des bulles écologiques où abriter la bête pendant que la planète soigne ses morsures (ce qui prendrait à peine quelques millions d’années). Quand la machine parle d’un « monde nouveau » ou « d’humaniser la planète », elle pense à des territoires à conquérir, dépeupler et détruire, pour ensuite repeupler et reconstruire avec la même logique qui aujourd’hui a amené le monde entier au bord de l’abîme, toujours prêt à faire le pas en avant requis par le progrès » [38]. D’où une possible-probable reconfiguration en-cours et à-venir du système-monde via un néo-malthusianisme guerrier et débridé, garantissant la durabilité de son hégémonie ontologique.
C’est dans cette mesure que les zapatistes formulent l’hypothèse de la transformation du rapport des tendances minoritaires/majoritaire propre au fonctionnement systémique : « Le capital commence à substituer le néomalthusianisme, sa conséquence logique, au néolibéralisme en tant qu’alibi théorico-idéologique. C’est-à-dire, la guerre d’anéantissement de grandes populations afin d’obtenir le bien-être de la société moderne. (…) La réduction radicale de la demande pour compenser les limites de l’offre ».
La référence zapatiste au néo-malthusianisme n’est ici nullement une reprise doctrinale. Il s’agit d’une intuition-réflexion encore incertaine, bien qu’envisagée pleinement en tant que possibilité tout à fait probable. L’unique occurrence terminologique du néo-malthusianisme, dans une version propre à l’analyse zapatiste, nous contraint néanmoins à un petit détour conceptuel.
Ici, le « néo-malthusianisme » est un paradigme issue d’une lecture réactualisée et extrapolée, substantiellement remaniée, de la doctrine de l’économiste britannique Thomas Malthus (1776-1834). La doctrine de Malthus est basée sur la prise de conscience que la limitation des « ressources » terrestres affecte l’économie mondiale. Le paradigme malthusien se situe donc dans le champ économique de la Modernité occidentale, considérant les biens communs comme des « ressources » utilisables, appropriables et exploitables. La thèse malthusienne articule l’inquiétude de la limitation des « ressources » terrestres exploitables, la lenteur de leur reproduction, à celle de la croissance démographique exponentielle. Si les ressources sont limitées et se raréfient et que la population mondiale continue de croître, on observe une paupérisation des populations et un affaiblissement progressif de l’économie de production capitaliste. A cet égard, la thèse doctrinale « malthusienne » préconise une drastique restriction démographique, s’appuyant sur un contrôle politique de la natalité particulièrement conservateur, permettant d’assurer la continuité du « progrès » - permis par le développement capitaliste des territoires, du « bien-être » moderne-capitaliste et de l’exploitation des « ressources » nécessaires à la production-reproduction capitaliste. Il est important de noter que la doctrine de Malthus a inspiré de nombreuses politiques anti-natalistes, un conservatisme restreignant la libre procréation des couples pauvres et non-modernes, et d’autres politiques autoritaires, nourrissant une partie de l’extrême-droite « écologiste » (les thèses « écofascistes »). Pour approfondir cette doctrine, nous renvoyons directement aux principaux ouvrages de Malthus, tel que l’Essai sur le principe de population [39], ou à ses successifs commentateurs et critiques.
Ici, il est clair que la référence à la doctrine malthusienne, réadaptée par les néo-malthusiens pour faire face aux enjeux écologiques du XXe et XXIe siècles, s’inscrit dans le cadre de l’intuition-réflexion zapatiste d’une adaptation paradigmatique de la configuration systémique. Pour les néo-malthusiens orthodoxes, il ne s’agit nullement de penser un changement systémique, détruire le capitalisme, pour répondre aux besoins alimentaires, énergétiques et productifs de la bio-communauté terrestre. La thèse néo-malthusienne, laquelle prend au sérieux la problématique écologique des crises affectant la reproduction capitaliste en apportant une « solution » de planification conservatrice des natalités, s’inscrit donc dans le cadre de la Modernité occidentale (maximisant son « bien-être »), du Capitalisme globalisé (maximisant ses intérêts) et de l’Etat-nation - censé appliquer des politiques restrictives assurant la décroissance démographique à l’échelle nationale. Dans sa version zapatiste, le paradigme néo-malthusien ou démo-ressourciste correspond à « la guerre d’anéantissement de grandes populations », permettant une réduction des demandes de « ressources » nécessaires à la continuité du système-monde et préalable à l’obtention du « bien-être de la société moderne », affecté par la « concurrence » planétaire qui régit l’exploitation et la distribution des « ressources » nécessaires à la vie humaine sur Terre.
Le triptyque Modernité-Capitalisme-Etat est donc au centre du néo-malthusianisme, dans sa version zapatiste, lequel pourrait se developer comme possible configuration majoritaire du système-monde, bien que ce soit encore largement hypothétique et extrapolé, assurant la continuité de la machinerie du triptyque dominant par la réduction de la population mondiale via les guerres-invasions et destructions, la multiplication des marchés de la reconstruction et du réaménagement des territoires préalablement détruits et dépeuplés, temporairement profitables, et par l’accaparement des « ressources » restantes.
Il est important de noter que le paradigme néo-malthusien semble considérer le changement d’ère géologique à partir de la conception, à bien des égards problématique, de l’Anthropocène. La lecture néo-malthusienne, sensible au facteur humain-population, priorise les impacts écologiques de la démographie. Il ne s’agit donc nullement de considérer que le Capitalisme est responsable de la crise écologique et de la « limitation des ressources » exploitables pour la production économique, comme nous le pensons. Au paradigme géologique du Capitalocène, auquel semble se référer les zapatistes à de nombreuses reprises [40], les néo-malthusiens privilégient une lecture centrée sur la problématique démographique que le paradigme de l’Anthropocène permet d’articuler, en occultant la responsabilité du capitalisme extractiviste et fossile, et de ses ramifications, notamment celles développementalistes.
Épuration démographique : La version zapatiste d’un Capitalisme néo-malthusien, guerrier et débridé
L’analyse zapatiste du néo-malthusianisme, développée dans le quatorzième communiqué de la série d’octobre-décembre 2023, nous permet donc de considérer la possibilité-probabilité d’une future transformation des tendances propres à la configuration actuelle du système-monde :
« Il ne s’agirait pas d’un néodarwinisme social (les forts et riches deviennent encore plus forts et plus riches, et les faibles et pauvres deviennent encore plus faibles et plus pauvres), ou de l’Eugénisme qui fut un des alibis idéologiques pour la guerre nazie d’extermination du peuple juif. Ou pas seulement. Il s’agirait d’une campagne mondiale d’anéantissement de la population majoritaire du monde : celle des dépossédés. Les déposséder aussi de la vie. Si les ressources de la planète ne sont pas suffisantes et qu’il n’y a pas de planète de rechange (ou alors on ne l’a pas encore trouvée, bien qu’ils y travaillent), alors il convient de réduire drastiquement la population. Réduire la planète via le dépeuplement et la réorganisation, non plus seulement de territoires déterminés mais du monde entier. Une Nakba pour toute la planète » [41].
Cette hypothèse prospective, délibérément exagérée, d’un Capitalisme tacticien engagé dans une bascule démo-ressourciste particulièrement belliqueuse, est analysée par les zapatistes afin de prendre la mesure de l’ampleur d’une possible-probable amplification de la guerre totale de l’ontologie dominante, une intensification de l’actuelle IVe Guerre Mondiale, provoquée par son déséquilibre systémique (crises structurelles), les manifestations écologiques de la tempête déjà-là et ses effrayants devenirs. S’il n’y a pas une stratégie unitaire du Capitalisme, lequel oscille entre différentes tendances favorables à ses intérêts, il est important de s’interroger sur l’actualité du rapport des tendances minoritaires/majoritaire. Nous nous interrogeons donc sur la possible-probable extrapolation du paradigme néo-malthusien ou démo-ressourciste, dans sa version guerrière et débridée, et les conséquences de sa substitution à l’actuelle tendance néolibérale pour la bio-communauté terrestre que nous sommes.
La « campagne mondiale d’anéantissement de la population majoritaire du monde » nous semble encore peu convaincante, au regard de la nécessité capitaliste d’exploitation d’une « main d’oeuvre » précarisée, en plus des « ressources » que nous avons mentionné. L’hypothèse de la substitution techno-robotique à l’exploitation historique de la main d’œuvre humaine, bien qu’entamée par le développement des machines de production, nous semble encore peu crédible. Pour autant, il ne faudrait pas minimiser la possibilité de cette évolution techno-robotique. Les nombreux efforts et les investissements dans l’ingénierie robotique et dans les technologies nous démontrent la préciosité de cette projection pour le système-monde - et les quelques-uns qui en jouissent démesurément. Pour autant, si « l’objectif » du système-monde n’est probablement pas d’exterminer la « population majoritaire du monde », du moins pas encore, il ne faudrait néanmoins pas minimiser les risques d’extermination massive d’une importante proportion de la bio-communauté. A cet égard, l’actualité planétaire est significative.
Il est aussi intéressant de souligner que les zapatistes considèrent que le « néodarwinisme social » et « l’eugénisme », paradigmes sélectifs facilitant les intérêts belliqueux des États-nations (l’extermination de certaines populations), s’ils ne sont pas les principaux alibis théorico-idéologiques de l’actuelle guerre totale, s’ajoutent néanmoins à l’alibi néo-malthusien, dans sa version zapatiste que nous étudions ici. En plus des paradigmes belliqueux ayant marqués le siècle précédent, le néo-malthusianisme pourrait bien intensifier les horreurs de l’histoire, menaçant les futurs de destructions-exterminations si massives qu’elles pourraient nous condamner au devenir-tempête du monde. Il s’agit, ici, de considérer la pertinence de la prévision zapatiste, du possible-probable processus d’extermination de « la population majoritaire du monde ». Celles et ceux d’en bas, les sans-voix et les sans-visages, celles et ceux qui subissent quotidiennement le mal-fonctionnement du système-monde, les « dépossédé.es ». Il n’y a donc pas de doute sur l’asymétrie du rapport entre ceux qui profitent du monde, accumulant possessions et avantages-privilèges, et celles et ceux qui subissent le monde, bien que le perpétuant inlassablement, et ne possèdent rien ou si peu. Les « dépossédé.es » qui subissent la monstruosité de l’hydre et l’incorporent, de façon variable, seraient désormais aussi menacé.es par le spectre meurtrier/mortifère du système-monde. L’objectif de « déposséder » la majeure partie de l’humanité de la vie, une de ses rares possessions qui, jusqu’ici n’était pas rivale, nous inquiète particulièrement. Le changement paradigmatique et configurationnelle que nous étudions ici menacerait donc directement de mort la bio-communauté terrestre, ou du moins une importante proportion.
Il nous semble intéressant d’extrapoler les hypothétiques futurs, que certains présents semblent préfigurer, d’une intensification de l’hystérie capitaliste, d’une hydre dont les crises structurelles et ecosystemiques sont si nombreuses et importantes qu’elle serait contrainte à s’auto-transformer, à se re-configurer pour assurer la continuité de ses intérêts. L’aspiration au post et trans-humanisme [42], le développement de l’intelligence artificielle, la robotique et la technophilie, ou la recherche d’une « planète de rechange » [43], nous démontrent que quelques effrayants individus particulièrement puissants investissent largement dans le déracinement, entamé, de l’ontologie dominante. Si le Capitalisme terrestre agonise et que sa lévitation extra-terrestre est incertaine, autant qu’il emporte avec lui le monde [44], ou du moins une partie. Le « dépeuplement et la réorganisation » ne serait plus seulement temporaire et territorial, comme c’est déjà le cas, mais permanent et planétaire.
La formulation d’« une Nakba pour toute la planète », c’est-à-dire d’une catastrophe planétaire, nous renvoie directement à la lecture zapatiste de l’eco-génocide de la population palestinienne et des territoires de Gaza, intégrée dans une lecture plus large de l’état actuel du système-monde dominant. Le triptyque Capitalisme-Modernité-État (l’Etat d’Israel et ses États partenaires, les industries de l’armement et leurs filiales, la Modernité coloniale et developpementaliste) extermine la population palestinienne, un « surplus » inutile, pour assurer ses intérêts systémiques et sa durabilité : « Le gouvernement d’Israël n’est pas en train de venger les attentats commis par le Hamas le 7 octobre 2023, il est en train de détruire et de dépeupler un territoire. Le business ne se trouve pas que dans la destruction et l’assassinat massif, il sera aussi dans la reconstruction et le réaménagement. C’est le pourquoi de l’évidente complicité des États Nations du monde. Quand les « nations » envoient des équipements militaires à Israël, ils ne soutiennent pas seulement le génocide contre le peuple palestinien. Ils investissent dans ce crime. Viendront ensuite les dividendes de ce business » [45].
Cet argument, énoncé dans le cadre de l’hypothèse complexe et repris de façon affirmative dans le communiqué « Adages », a le mérite de nous permettre d’envisager la spécificité de la lecture zapatiste du « conflit au Moyen-Orient ». S’il est effectivement possible de penser l’éco-génocide via une lecture structurelle, celle de l’actuel business moderne-capitaliste permis par les guerres-invasions militaires et entrepreneuriales, cela n’induit nullement qu’il faille abandonner l’analyse des facteurs contextuels et spécifiques. Seulement, amplifier notre regard sur le système-monde nous permet de situer les guerres-invasions et les destructions territoriales dans une dynamique plus générale, celle d’une reconfiguration de l’hydre menaçant désormais l’existence terrestre, la vie du « monde entier ». La lecture zapatiste de l’éco-génocide ne nous semble nullement un opportunisme analytique, mais bien plutôt une restitution de certaines possibles et probables dynamiques globales motivant les destructions/dépeuplements en Palestine, et ailleurs (d’autres dynamiques spécifiques sont aussi, bien évidemment, à prendre en compte).
Pour autant, malgré l’actualité des dynamiques meurtrières et destructrices du système-monde, il ne faudrait pas se projeter, depuis les terreurs du présent réel, dans une catastrophe certaine située dans un futur pourtant hypothétique. Nous devons regarder au loin [46], ce qui pourrait se dessiner à l’à-venir, les possibilités en-devenir, pour adapter nos présents afin qu’ils ne produisent pas cet unique futur de l’effondrement - le devenir-tempête du monde.
S’il ne s’agit nullement de professer un catastrophisme insoluble, nous pensons qu’il est particulièrement important de prévoir les possibilités-probabilités futures pour nous adapter en conséquence (quitte à prendre des mesures excessives et à les réduire progressivement). Par ailleurs, que le futur de l’effondrement ne soit pas le seul possible-probable, n’induit nullement que les analyses-critiques zapatistes de l’actuelle configuration du système-monde et de ses hypothétiques devenirs ne soient pas, dans une certaine mesure, valides - malgré les évidentes extrapolations favorables à l’analyse.
El Capitan poursuit son analyse-critique du système-monde au gré d’une référence explicite au néo-malthusianisme, nous offrant une description métaphorique de l’actualité et des possibles-probables futurs de la maison terrestre [47] : « Si la maison ne peut plus être agrandie et qu’il n’est pas envisageable de lui rajouter des étages ; si les habitants du sous-sol veulent monter au rez-de-chaussée, prendre d’assaut le garde-manger, et, horreur !, qu’ils ne cessent de se reproduire ; si les « paradis écologiques » ou « auto-suffisants » (en réalité ils ne sont que des « chambres fortes » du capital) ne sont pas suffisants ; si ceux du premier étage veulent les chambres du deuxième et ainsi de suite ; en somme, si la « civilisation moderne » et son noyau (la propriété privée des moyens de production, de circulation et de consommation) sont en danger ; et bien, il faut alors expulser des locataires – en commençant par ceux du sous-sol –, jusqu’à atteindre « l’équilibre ». Si la planète s’épuise en ressources et en territoires, il s’ensuit une sorte de « diète » afin de réduire l’obésité de la planète. (…) « La conquête de territoires a entraîné la croissance exponentielle des « surplus », des « exclus » ou des « non indispensables ». S’ensuivent les guerres de répartition (…) » [48]. Ce paragraphe nous semble particulièrement explicite de la version zapatiste du néo-malthusianisme auquel l’EZLN se réfère dans le quatorzième communiqué de la série 2023. L’articulation du néo-malthusianisme orthodoxe, un paradigme centré sur la dimension démo-ressourciste [49], aux analyses zapatistes de l’actualité et des possibles-probables devenirs de la configuration du système-monde, la permanence et l’intensification de la guerre totale (qui pourrait bien approfondir les guerres-invasions et destructions caractéristiques de la IVe Guerre Mondiale) nous permet ici de comprendre le regard zapatiste.
A nouveau, il nous semble important de souligner que la lecture zapatiste de la possible-probable substitution des tendances du système-monde, articule de nombreux éléments propres à la guerre capitaliste que nous avions analysé au travers du néolibéralisme, sa tendance historiquement majoritaire. Par exemple, la « conquête de territoires » est caractéristique de l’expansionnisme néolibéral, la globalisation du monde par le Capital : « Ce que l’on cache, c’est que derrière les expansions (« guerres de conquêtes ») des États, -qu’elles soient internes (« en intégrant plus de population à la modernité ») ou externes sous différents prétextes (comme celui du gouvernement d’Israël dans sa guerre contre la Palestine)- il y a une logique commune : la conquête d’un territoire par la marchandise, c’est-à-dire l’argent, c’est-à-dire le capital » [50]. La « croissance exponentielle des surplus (…) » [51] est une conséquence directe de la destruction des territoires et de la paupérisation-exclusion d’une proportion significative de la population mondiale. Si l’indexation de la forme-Etat aux mégalopoles néolibérales était déjà significative, il semblerait que l’actuelle étape de la guerre totale de l’ontologie dominante renforce ces dynamiques d’exclusion (telles que les actuelles migrations forcées).
« L’objectif » du système-monde d’épurer la bio-communauté terrestre, introduit par El Capitan, est caractéristique du cheminement réflexif du mouvement zapatiste, des évolutions de sa lecture analytique et prospective de la guerre capitaliste. Les guerres d’épuration, conséquences logiques de l’évolution des tendances majoritaire/minoritaires de la configuration capitaliste, corroborent l’intuition-réflexion zapatiste d’une intensification de la monstruosité de l’hydre. A l’actuelle guerre mondiale de la configuration néolibérale du système-monde contre l’humanité pourrait succéder, bien que ce ne soit nullement certain, une guerre planétaire de la configuration néo-malthusienne (dans sa version guerrière, explicitée par les zapatistes) contre la vie terrestre [52]. Le changement paradigmatique, la modification de « l’alibi théorico-idéologique » du triptyque Modernité-Capitalisme-Etat produirait un changement d’échelle et d’intensité de la guerre totale du système-monde. La possible-probable, bien qu’encore hypothétique, « guerre d’épuration » néomalthusienne à l’échelle planétaire pourrait donc modifier substantiellement l’actuelle IVe Guerre Mondiale.
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Sujétions au Capitalisme globalisé. Modernité occidentale et États-nations, responsables de la possible-probable reconfiguration, en-cours et à-venir, du système-monde
Par ailleurs, nous souhaiterions souligner que la motivation de l’hydre, sa détermination à l’auto-transformation, est ici explicitement indexée à la fragilité de la « civilisation moderne » [53]. La mise en danger de la modalité d’existence moderne-capitaliste des populations occidentales par les crises contemporaines, induit l’impératif d’une modification paradigmatique et configurationnelle du système-monde. Il semblerait que la métamorphose kafkaïenne de l’hydre soit donc provoquée par la mise en danger du « noyau » de la Modernité occidentale et coloniale, « la propriété privée des moyens de production, de circulation et de consommation », qui pourrait bien être cet hypothétique cœur caché dans l’une des nombreuses têtes de l’hydre. Ou du moins, une dimension garante de la vitalité du système-monde, de la préservation de son « essence ». La responsabilité de la Modernité occidentale, patriarcale, capitaliste et coloniale, est donc manifeste : « Nous avons vu que c’est un mensonge tout ce truc de la « civilisation occidentale », du « progrès » et tout ça. Nous avons vu que tout ce qui est nécessaire pour les guerres et les crimes était là » [54] ; « Là où il y avait un champ de maïs, une source, une forêt, il y a maintenant des hôtels, des centres commerciaux, des usines, des centrales thermoélectriques, … la violence de genre, la persécution de la différence, le trafic de drogue, des infanticides, le trafic d’êtres humains, l’exploitation, le racisme, la discrimination. En bref : la c-i-v-i-l-i-s-a-t-i-o-n » [55].
De fait, c’est bien parce que les modernes-capitalistes qui possèdent un peu, beaucoup ou démesurément, sont menacés de perdre leurs avantages, leurs privilèges issus de l’exploitation et de l’extractivisme, des guerres-invasions et des destructions de la bio-communauté et de l’écosystème terrestres, qu’il devient vital, nécessaire et urgent, de « rééquilibrer » le monde. C’est-à-dire, d’exterminer la population majoritaire, celle des « dépossédé.es » (qui, par essence, ne possèdent rien ou très peu), supposée vorace en « ressources » [56]. L’existence terrestre des dépossédé.es réduit les possibilités de l’existence luxueuse de quelques-uns (et de tant d’autres qui, jouissant de quelques privilèges, se croient d’en haut, alors qu’ils et elles sont assurément en bas - pas au « sous-sol », certes, mais loin des « étages »).
Il est aussi intéressant de considérer la lecture zapatiste des « nationalismes » [57] : « Les nationalismes non seulement resurgiront ou auront un nouveau souffle (d’où le va-et-vient des offres politiques d’extrême-droite), mais ils sont la base spirituelle nécessaire pour les guerres ». Outre la responsabilité de la Modernité capitaliste dans la possible-probable reconfiguration du système-monde, plus belliqueuse et meurtrière que la précédente, le rôle des propositions politiques nationalistes n’est pas négligeable. Il est donc essentiel de considérer l’actualité planétaire des nationalismes, dont le « nouveau souffle » est particulièrement préoccupant. A l’échelle planétaire, les offres politiques d’extrême droite s’institutionnalisent et nous menacent d’un devenir-fasciste des États, dont l’essence « répressive » [58] a toujours été un antécédent favorable - déjà normalisé dans plusieurs géographies. La dédiabolisation des idéologies fascistes-nationalistes, leur respectabilité politique, est une démonstration de l’état actuel du monde et de ses possibles-probables terribles évolutions [59]. L’exemple des guerres et des invasions territoriales, la récurrence des conflits frontaliers, la diffusion de la xénophobie et du racisme nous démontrent aisément l’ampleur des conséquences de l’idéologie nationaliste et de la forme Etat-nation. Par exemple, la guerre d’invasion par la Russie des territoires de l’Ukraine depuis 2022, dénoncée par le mouvement zapatiste à plusieurs reprises, est emblématique de la dynamique belliqueuse des nationalismes motivés par le Capital : « Ceux qui y gagnent dans cette guerre ce sont les grands consortiums d’armements et le grand capital qui voient l’opportunité de conquérir, de détruire/reconstruire des territoires, c’est-à-dire, de créer de nouveaux marchés de marchandises et de consommateurs, de personnes » [60].
Il est important de noter que notre critique des nationalismes (autant ceux d’apparence « doux et pacifistes » que ceux « agressifs et guerriers ») ne saurait se satisfaire de l’exigence que chaque État-Nation se cantonne à son territoire, à ses frontières nationales. Que chaque peuple reste sagement soumis à son gouvernement national [61]. S’il est nécessaire d’exiger et de lutter pour que les États impériaux, agressifs et invasifs, n’altèrent pas la souveraineté d’un peuple dans un territoire spécifique (qu’ils ne l’agressent pas, ne l’envahissent pas, ne le dominent pas, ne l’assassinent pas…), ce n’est pas suffisant, bien que ce soit primordial. Nous ne souhaitons pas seulement que l’armée d’invasion russe parte des « territoires ukrainiens », encore faudrait-il que nous redéfinissions les segmentations historiques de la cartographie planétaire. Ainsi, il ne s’agit pas seulement que l’Ukraine soit souveraine sur « ses » territoires. Il s’agit, depuis une perspective écologique d’inspiration zapatiste et libertaire, d’interroger le rôle politique des frontières : « Au milieu de la confusion et du chaos qui règnent des deux côtés, iels [les russes et les ukrainien.nes] restent fermes dans leurs convictions : leur lutte pour la liberté, leur refus des frontières et des États-nations, et les oppressions respectives qui seulement changent de drapeau ». Contre la segmentation étatique du monde, les zapatistes nous invitent à rompre les frontières et à soutenir les populations civiles qui, dans un contexte de guerre-invasion, sont les premières victimes.
Considérer la bio-communauté terrestre, c’est déjà lutter contre les enfermements nationalistes, les idéologies identitaires et les divisions frontalières historiques. En tant que bio-communauté terrestre (humanité incluse), nous n’habitons pas seulement un territoire spécifique, nous inter-existons dans et avec l’écosystème terrestre : « La mort et la destruction ne sont plus désormais une chose lointaine, limitée par des frontières, respectant les douanes et les conventions internationales. La destruction, dans n’importe quel coin du monde, a des répercussions sur toute la planète » [62]. Nos interrelationnalités écologiques définissent une identité terrestre, l’égalité de la bio-communauté, à laquelle s’ajoutent de nombreuses identités politico-sociales, culturelles, religieuses, etc (nos différences). Les nationalismes, notamment construits à partir d’un sentiment d’appartenance territorial-culturel exclusif et d’une mythologie nationale (l’Histoire), imposent d’inutiles subdivisions, lesquelles produisent la réalité de la désunion de la communauté humaine sur Terre (sans mentionner la fragile union permise par le paradigme moderne de « l’exceptionnalisme humain », base d’une étanchéité inexistante entre l’humanité, la bio-communauté et l’écosystème terrestres). A cet égard, il n’est pas difficile de s’accorder sur les conséquences désastreuses de l’identitarisme nationaliste : « Et nous pourrions dire que presque toute affirmation identitaire est une déclaration de guerre à la différence » [63]. Sans convoquer l’ultra-nationalisme des extrêmes droites, nous observons que l’idéologie nationale partagée par les citoyens et citoyennes de chaque État-nation provoque une multitude de souffrance variées, de guerres, d’exclusion, etc, lesquelles participent à l’actuelle dynamique d’épuration du système-monde : « La logique des « ultras », des « clubs de supporters » et des « hooligans » – nationaux, raciaux, religieux, politiques, idéologiques, de genre –, encourage les guerres moyennes, grandes ou petites de par leur taille, mais avec le même objectif d’épuration » [64].
La pureté nationale, cette identité mythifiée, est la « base spirituelle » des racismes et des xénophobies (entres autres) : « Le responsable de tes carences est celui qui est à côté de toi. C’est pour ça que ton équipe perd » [65]. En plus d’affecter quotidiennement de nombreux être-terrestres (si ce n’est de leur rendre la vie indigne et invivable), de tuer certaines personnes simplement parce qu’elles sont différentes (on se souvient ici de la définition zapatiste de l’égalité comme reconnaissance et respect des différences), les nationalismes condamnent des populations entières à la mort et à la disparition - les « crises migratoires » sont significatives. Combien d’enfants, de jeunes et d’anciens, de femmes et d’hommes, de personnes non binaires, d’humain.es sont-elles mortes dans l’indifférence généralisée, par le refus volontaire d’apporter « l’aide humanitaire » nécessaire, par la fermeture militaire des frontières ? [66]
L’idéologie nationale ne produit pas seulement des frontières géographiques, instituées au gré d’un long et continuel processus historique de guerres-invasions, elles sont aussi (et surtout ?) mentales. Dans le quatorzième communiqué de la série 2023, les zapatistes sont explicites : « La prédominance de la notion d’État-Nation dans l’imaginaire d’en bas est un obstacle. Il maintient les luttes séparées, isolées, fragmentées. Les frontières qui les séparent ne sont pas seulement géographiques ». Outre les murs, les barbelés, les grilles, les postes douaniers et militaires qui s’érigent entre deux Etats, les frontières nationales sont aussi défendues par les citoyens et les citoyennes. Par exemple, la conviction subjective d’une identité nationale, le sentiment d’être français (malgré les horreurs passées et présentes dont la France porte les responsabilités matérielles et historiques) ne signifie pas seulement l’appartenance individuelle à une identité collective, historiquement et culturellement construite. Être français, c’est ne pas être mexicain (en excluant les rares cas de binationalité). C’est donc privilégier une identité mythique et exclusive contre une autre. De fait, nous ne souhaitons nullement l’universalisme abstrait de l’ontologie dominante, l’homogénéisation des mondes et l’uniformisation des subjectivités [67]. La pluralité et la diversité des appartenances sont essentielles (l’interculturalité pourrait être la base d’une nouvelle anthropologie terrestre), seulement il est aussi nécessaire que celles-ci ne soient pas des identités figées et exclusives - et donc belliqueuses. Le sentiment d’appartenance national, inculqué et intériorisé plus ou moins docilement, est la base d’identités particulièrement importantes pour l’anthropologie moderne-capitaliste et la préservation de la forme Etat-nation, garantes de la perpétuation du système-monde.
Outre les méfaits des nationalismes que nous mentionnons ici, il nous semble important de souligner que l’identitarisme national est aussi un frein aux processus de rebellions planétaires auxquels contribue le mouvement zapatiste. Si l’internationalisme est problématique dans la mesure où il se cantonne à la construction d’un réseau inter-national, ce qui perpétue, bien que ce ne soit pas son objectif principal, la segmentation étatique du système-monde, il nous semble néanmoins important de favoriser les identités internationales plutôt que celles nationales et, à terme, de construire collectivement notre identité planétaire (celle de la bio-communauté). Une identité planétaire ne signifie nullement qu’il faille nier et occulter les différences et les spécificités propres à chaque subjectivité et à chaque culture, la pluralité et la variété des chemins historiques, spirituels, idéologiques, la conception interpersonnelle de la personne et nos subjectivités relationnelles, (…). La préciosité de la relation de la bio-communauté terrestre réside peut-être dans le flux vital qui nous relie.
La mise en danger des privilèges de la « civilisation moderne », le devenir-fasciste des États, « le fascisme qui vient » et celui qui est déjà-là, l’essor des cultes identitaires et nationalistes, pourrissant les tètes-cœurs de tant de personnes, et qu’il ne faudrait nullement minimiser, appuient donc l’intuition-réflexion zapatiste d’une amplification de la guerre totale de l’ontologie dominante.
Outre l’analyse-critique de la possible-probable reconfiguration néo-malthusienne du Capitalisme, de sa motivation moderne-capitaliste (la mise en danger de l’anthropologie dominante) et des nationalismes (la base spirituelle des guerres-invasions), El Capitan développe le regard zapatiste sur le statut actuel des États-nations, dont nous avons mentionné l’inquiétant devenir-fasciste.
A cet égard, il est intéressant de prendre la mesure des apports de l’analyse du statut des États-nations au regard de la configuration du système-monde : « L’État-Nation a cessé depuis longtemps d’accomplir sa fonction de territoire-gouvernement-population avec des caractéristiques communes (langue, monnaie, système juridique, culture, etc.). Les États-Nations sont désormais les positions militaires d’une seule armée, celle du cartel du capital. Dans le crime mondial actuel du système, les gouvernements sont les « chefs de secteur » qui maintiennent le contrôle d’un territoire. La lutte politique, électorale ou non, sert à voir qui sera promu chef de secteur. La « taxe pour droit d’usage » se fait à travers les impôts et les budgets des campagnes et du processus électoral. Le crime désorganisé [les gouvernements] finance ainsi sa reproduction, même si son incapacité à offrir à ses vassaux sécurité et justice est de plus en plus évidente. Dans la politique moderne, les chefs des cartels nationaux sont désignés par des élections. (…) ».
De prime abord, nous pourrions considérer que l’affirmation selon laquelle les Etats-nations ont cessé « depuis longtemps », c’est-à-dire depuis la soumission de l’Etat-nation au Capital puis à sa globalisation, d’accomplir leur fonction de « territoire-gouvernement-population avec des caractéristiques communes (langue, monnaie, système juridique, culture, etc.) », infirme ce que nous avons développé précédemment sur les nationalismes. De fait, l’extension des frontières nationales, lesquelles sont toujours fonctionnelles, aux aires géographiques transnationales permises par les accords commerciaux internationaux (les Traités de libre échange, tels que l’ALENA ou le MERCOSUR) et les regroupements politico-économiques continentaux (tel que l’Union Européenne) semble réduire la portée de l’échelle nationale (telle que la souveraineté des États, entamée depuis le néolibéralisme). Pour autant, l’intégration des Etats-nations dans des zones géographiques politico-économiques internationales ou continentales, ce qui produit des impacts importants pour l’administration économique et politique de l’échelle nationale (la délégation de certaines compétences nationales à des organes communautaires), n’impacte pas directement le culte nationaliste. Si d’autres identités se sont effectivement ajoutées à celles historiques des Etats-nations, et des frontières communautaires et souvent privatisée à celles nationales, le nationalisme n’a pas disparu, il s’est peut-être même renforcé [68]. Par ailleurs, l’analyse zapatiste de la soumission militaire des États-Nations au « cartel du capital » est significative de la configuration actuelle du triptyque Modernité-Capitalisme-Etat. Si la parole zapatiste semble extrapoler la relation État/Capital, laquelle n’est pas si évidente, nous pouvons néanmoins considérer l’ampleur de l’indexation des Etats-nations au Capital transnational [69]. La soumission des Etats-nations aux intérêts des multinationales et des industries capitalistes est manifeste, et répétée : « Les États-Nations se transforment en douaniers du capital. Il n’y a pas de gouvernements, il n’y a qu’une seule Border Patrol faite de couleurs distinctes et de drapeaux différents » [70].
La lecture zapatiste de l’actuel statut des Etats-nations, articulée à celle des nationalismes, nous permet d’interroger les transformations étatiques depuis la globalisation néolibérale, et les possibles approfondissements de l’indexation des États-nations aux intérêts du Capitalisme globalisé : « Il suffit que l’entreprise dise qu’elle veut tels terrains pour que le gouvernement décrète l’expropriation de ces terres et le voilà déjà en train de dire à l’entreprise de faire son business « pour un temps ». C’est ce qu’ils font avec les méga-projets » [71]. La référence aux megaprojets [72] est aussi importante dans la mesure où elle nous permet, assez facilement, de considérer l’ampleur des guerres entrepreneuriales, amplifiant les frontières intra-nationales ou régionales, que nous avons mentionné en amont. Au Mexique, on peut penser au mal-nommé Train Maya dont les profits enrichissent la multinationale française Alstom-Bombardier, aux parcs industriels éoliens (à l’implication de l’entreprise française EDF) et au projet du Corridor Transocéanique de l’isthme de Tehuantepec, aux spoliations des accès et à la marchandisation de l’eau potable [73], par exemple par la filiale Bonafont de la multinationale française Danone dans l’Etat de Puebla [74], entre tant d’autres exemples. Par ailleurs, il est intéressant de noter la qualification des gouvernements nationaux de « crime désorganisé », nouvelle conception zapatiste qui sera particulièrement récurrente dans la série que nous étudions, laquelle prend particulièrement sens dans l’actuel contexte mexicain. La fusion et la confusion entre la sphère politique, celle du crime organisé (les cartels) et du Capital, est manifeste au Mexique [75].
La tragédie présente n’induit pas la certitude d’un effondrement futur
La lecture analytique du quatorzième communiqué, les commentaires et les allers-retours comparatifs, légèrement fastidieux, nous permettent néanmoins d’interroger la pertinence de la récente lecture zapatiste quant au statut actuel du Capitalisme, de la Modernité et des Etat-nations : s’il s’agit simplement d’extrapolation et de spéculation théorique, comme certains le supposent, ou si certains éléments analysés préfigurent la configuration du système-monde en-devenir.
Finalement, à l’issu du processus d’analyse-critique de « l’hypothèse complexe », la conception téléologique de l’effondrement, effectuée à partir de la méthode zapatiste de « l’(autre) Tiers exclu », El Capitan est en mesure de réfuter l’hypothèse formulée [76] : il existe des solutions possibles, des brides d’espoir, lesquelles réfutent l’affirmation, trop déterministe, selon laquelle « il n’y a plus de solution ».
De l’extrapolation délibérée de l’analyse zapatiste, nous pouvons extraire certaines préoccupations du mouvement, certaines analyses sensiblement proches de ce que nous percevons depuis notre sentir-penser attentif à la configuration du système-monde et aux crises écosystémiques, mais aussi certaines lectures de possibles-probables futurs catastrophistes, inquiétants et préoccupants, mais toujours hypothétiques.
Il ne s’agit donc nullement de spéculer indéfiniment sur les futurs possibles, dont la probabilité n’est pas exclue, des reconfigurations de la guerre totale de l’ontologie dominante au niveau planétaire - l’anéantissement de la nature et les campagnes mondiales d’extermination de populations. Nous souhaitions seulement prendre au sérieux ses possibles développements, et donc les anticiper, organiser et adapter nos recherches-actions, notre pensée critique et nos luttes en conséquence.
D’autres futurs sont possibles, bien qu’il nous soit difficile de les envisager pleinement.
Si les zapatistes réfutent la téléologie de l’effondrement, les analyses déployées à partir de la mobilisation de nombreux regards, données, sentiments-pensées, analyses, de la possibilité-probabilité présente et future d’une intensification du caractère insoutenable et invivable de l’ontologie dominante, d’une auto-transformation de l’hydre pour s’adapter aux crises qu’elle provoque, et d’une amplification de sa guerre totale, n’en sont pas moins pertinentes. De fait, nous l’avons amplement répété, il ne s’agit pas d’une systématisation doctrinale, ou d’une conception figée, mais d’une étude analytique et prospective des potentialité et des manifestations d’actuels ou de prochains changements importants des tendances propres au système-monde, dont les conséquences pour la bio-communauté terrestre, pour nos luttes et nos recherches-actions sont considérables.
C’est bien parce que « la majorité de la population ne voit pas ou ne croit pas que la catastrophe est possible » [77], que le système-monde « a réussi à inculquer l’immédiateté et le négationnisme dans le code culturel de base de ceux d’en bas » [78], qu’il nous a semblé essentiel d’ébaucher une étude, qu’il faudrait approfondir, du regard zapatiste sur notre terrible présent et nos effrayants futurs - possibles et probables, bien qu’hypothétiques.
Au fond, nous retenons que « la seule possibilité, minime, infime, improbable même d’un pourcentage ridicule, que les résistances et la rébellion coïncident, font hésiter la machine. Ce n’est pas sa destruction, c’est vrai. Pas encore. (…) Le pourcentage de probabilité du triomphe de la vie sur la mort est ridicule, oui. Il reste alors des options : la résignation, le cynisme, le culte de l’immédiateté (« carpe diem » comme soutien vital). Et, cependant, il y en a qui défient les murs, les frontières, les règles… et la loi de probabilités ».
Tant que nous vivons-luttons contre l’hydre monstrueuse, le triptyque Modernité-Capitalisme-Etat, et pour traverser cette tempête, celles qui arrivent et puis les autres qui possiblement-probablement se préparent, le spectre des futurs ne sera jamais réduit à l’unique lendemain de l’effondrement. Si la possible-probable reconfiguration de l’ontologie dominante nous menace d’une intensification de la guerre totale à l’échelle planétaire, d’une amplification du caractère meurtrier et mortifère du système-monde, il est d’autant plus important de préserver, cultiver et propager nos semences écologiques et rebelles. De nous retrouver et de nous organiser.
De lutter pour la vie.
« Pourquoi disons-nous qu’au cauchemar qui est déjà là, et qui ne fera rien d’autre qu’empirer, suivra un réveil ? Et bien, parce qu’il y en a, comme nous, qui s’engagent à regarder cette possibilité. Certes, minime. Mais tous les jours et à toute heure, partout, nous luttons pour que cette minime possibilité grandisse et, bien que petite et sans importance – comme une graine minuscule -, qu’elle grandisse et qu’un jour, elle soit l’arbre de la vie qui sera de toutes les couleurs ou qui ne sera pas » [79].
(A suivre…)
Illustration extraites de Terres Rebelles, Le voyage zapatiste en Europe de Lisa Lugrin.