Michel D.

Le préfet de Police de Paris, actuellement sur la sellette, était il y a 10 ans l’un des protagonistes du fiasco de Tarnac.

paru dans lundimatin#169, le 14 décembre 2018

Samedi 8 décembre.

Michel Delpuech est au 2e sous-sol de la préfecture de police de Paris. Depuis la fameuse salle d’information et de commandement (SIC) de la DOPC (direction de l’ordre public et de la circulation), là où « s’était invité » un certain Alexandre Benalla un soir de 1er Mai, il observe sur les dizaines d’écrans de surveillance ses petits blindés positionnés à proximité de la place de l’Etoile. Avec un dispositif de maintien de l’ordre jamais vu à Paris, la journée devrait à peu près bien se passer...

Au même moment, un certain Julien Coupat est arrêté dans le Nord de Paris par plusieurs voitures de policiers de la DGSI. Qui retrouvent dans son coffre, une bombe de peinture, un masque anti-poussière, et... un gilet jaune. Le fameux vêtement qui préoccupe tant Michel depuis maintenant 4 week-ends.

M. Delpuech était-il au courant que cette « figure de l’ultra-gauche », dont on pourra brandir le nom en conférence de presse le soir-même, allait être arrêté par les services de renseignement ? L’ultra-gauche il la connaît un peu, Michel. Non pas depuis le 1er Mai, quand il avait (encore une mesure historique) tout simplement empêché le défilé syndical de se dérouler, de peur que le Black Bloc sème le chaos dans Paris.

Il y a 10 ans M. Delpuech était directeur de cabinet de la ministre de l’Intérieur, Michèle Alliot-Marie. Il était présent lors des réunions « antiterro » qui réunissaient les directeurs généraux de la police et de la gendarmerie, le patron des RG, le directeur de la DST, et le Préfet de Police de Paris (tiens, tiens.. à l’époque Michel Gaudin). Réunions lors desquelles, en 2008/2009 il fut beaucoup question d’ultra-gauche et d’une certaine affaire de Tarnac.

Pour écrire son livre « Tarnac, magasin général », David Dufresne avait rencontré Michel Delpuech. Nous lui avons demandé si nous pouvions reproduire le chapitre de son ouvrage consacré à ce personnage. Si M. Delpuech n’a pas eu un rôle absolument déterminant dans cette affaire, son entrevue avec David Dufresne permet de voir comment certaines arrestations de militants, ainsi que leurs suites judiciaires, peuvent être traîtées en haut-lieu.

PS : David Dufresne opère en ce moment un travail remarquable de recension des violences policières dans le cadre du mouvement des Gilets Jaunes.

— On me dit, Monsieur le Préfet, que vous avez eu un rôle actif dans cette affaire…

— Travail discret, sourit Michel Delpuech, mais travail… actif. Ça fait plaisir !

Depuis une année, je cherchais à entrer en contact avec cet homme, ancien directeur de cabinet de Michèle Alliot-Marie au plus fort de l’affaire. Pendant des mois, son service de presse avait fait barrage.

— Monsieur Delpuech ne souhaite pas s’exprimer sur cette affaire.

— Même off ?

— Même off. N’insistez pas.

De belles cartes tapissaient l’antichambre menant à son bureau de la préfecture d’Amiens. L’une d’elles, très ancienne, figurait la « Flandre assujettie au Ciel » . L’attachée de com’ était descendue faire causette, expliquant que ces longs mois de refus n’étaient pas de son fait, que ce ne serait pas long, que le Préfet de la Somme allait me recevoir. Je lui demandais ce que ça pouvait bien signifier, assujettie au ciel ? Elle trouvait ça poétique mais n’en savait rien. Le directeur de cabinet du Préfet, trentenaire, commis de l’État dans toute sa splendeur figée, sec et triste cravate, sans doute un Delpuech jeune, ignorait à son tour ce que ce titre recouvrait. Le Préfet arriva enfin. Bonjour, bonjour. Vous avez vu la légende de cette carte ? Non, il n’y avait jamais prêté attention.

Tout ça était un jeu, une façon de détendre l’atmosphère.

A quoi sommes-nous assujettis, au fond ?

Pour la Flandre, c’était le Ciel.

Pour Tarnac, c’était quoi ?

Michel Delpuech me fit signe d’avancer. Il souriait. La situation l’amusait. Mon insistance avait dû lui plaire, à moins que ce ne soit la perspective d’avoir une oreille. Il avait souhaité quitter l’Intérieur et retourner dans cette préfectorale qu’il affectionne depuis toujours. On lui fourgua la Picardie, pas la plus excitante des régions. Et voilà qu’il voulait enfin parler et, d’une certaine façon, il montrait du courage. L’entretien serait in, à visage découvert. Michel Delpuech était prêt à parler de son ministre de tutelle, alors encore en fonction. Il y avait du cran chez lui ; du cran et de l’esprit.

◆ ◆ ◆

— Pouvez-vous raconter une journée type du dir’ cab’ du ministre de l’Intérieur que vous étiez ?

— Je commençais à lire mes premières notes vers 7h, déroula le Préfet. Plus les coups de fil. Et je terminais tard. Si je rentrais à 22h30, ma femme croyait à une erreur. En général, c’était 23h. Le planton me donnait les dernières notes à lire.

— Vous aviez votre appartement sur place ?

— C’est le job ! On vit là. C’est très prenant. On a son appartement.

— Vous connaissiez Michèle Alliot-Marie avant de travailler à ses côtés ?

— Je connaissais surtout son mari, Patrick Ollier, à l’époque où j’étais préfet des Hauts-de-Seine

— Ollier, c’est le maire de Rueil-Malmaison, la commune des parents Coupat. Vous connaissez les rumeurs à ce sujet, selon lesquelles cette affaire de Tarnac aurait pu être montée pour mettre en difficulté Michèle Alliot-Marie ?

— Je vous arrête tout de suite ! On n’a su qu’après que les parents de Julien Coupat habitaient Rueil.

— C’est un ami, monsieur Ollier ?

— C’est une relation.

— Vous souvenez-vous de votre nomination auprès de Michèle Alliot-Marie ?

— J’étais sur la magnifique route des Sanguinaires, à la sortie d’Ajaccio. Le téléphone a sonné. Je suis allé la voir à Paris. En fait, de ce que j’ai compris par la suite, ça flottait pour elle. Je crois qu’elle avait en tête quelqu’un d’autre que moi, mais ça s’est fait.

— Vous êtes donc nommé. Vous arrivez à Beauvau en mai 2007 et, très vite, la question de l’« extrême gauche à potentialité violente », selon le jargon maison, apparait dans vos discussions…

— Tous les jeudis, à 19h, le ministre tenait une réunion dite « terroriste » où on faisait un tour de table sur la question. Parmi les sujets centraux, il n’y avait que du très classique : l’islamisme radical, les affaires corses, les affaires basques… Et il y avait les mouvements ultra : skinheads, nazis, et ultra gauche.

— Qui assistait à ces réunions du jeudi ?

— Les deux directeurs généraux, celui de la police et celui de la gendarmerie, le patron des RG, Joël Bouchité, le directeur de la DST, Bernard Squarcini, et le Préfet de Police de Paris, Michel Gaudin.

— Vous avez gardé des notes de ces réunions ?

— Je pars toujours sans notes des fonctions que j’ai occupées !

— Quel dommage !

— Quelle prudence ! Quelle sagesse !

— Bon, alors, on va faire appel à votre mémoire…

◆ ◆ ◆

« Ces individus se caractérisent par le rejet de toute expression démocratique et par l’appel à des mouvements violents. C’est donc bien la raison pour laquelle lors des réunions hebdomadaires que je tiens avec les services de Renseignements et avec la PJ sur le terrorisme, une attention toute particulière est portée à ce type de mouvement. »

Michèle Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur, à la tribune de l’Assemblée nationale, le 12 novembre 2008, au lendemain des interpellations de Tarnac.

Elle est accueillie par une standing ovation.

◆ ◆ ◆

— Ce dont je me souviens, reprit Michel Delpuech, c’est qu’un jour, l’attention a été appelée sur un groupe. On connaissait ses activités de Corrèze.

— L’attention, c’est Joël Bouchité qui la portait, non ? On dit que le patron de la Direction centrale des RG voulait sauver son service, qu’il était opposé à la fusion RG/DST, qui allait être opérée sous le sigle de la DCRI , la Direction centrale du Renseignement intérieur, et donnée à un autre que lui : Bernard Squarcini.

— Sur les grands sujets, tout le monde était concentré. Il n’y avait pas de chasse gardée. Je n’ai pas perçu de fixation de la part de Joël Bouchité. La certitude était que nous étions très inquiets par deux choses. A l’extrême-droite, par la profanation du carré musulman de la sépulture nationale de Notre-Dame-de-Lorette, près d’Arras. Et, pour l’ultragauche, par l’agitation lycéenne et étudiante. A Montpellier, à Rennes.

— Dès cette époque, vous disiez « ultragauche » entre vous ?

— Oui, il me semble... C’était pour bien distinguer de l’extrême-gauche. Les services ne suivaient que les mouvements violents.

— Concernant le groupe de Corrèze, quelles informations remontaient à l’époque ?

— Les Services faisaient état de liens avec les États-Unis. Ça, c’est l’été 2008.

— C’est à ce moment là que vous décidez de mettre le paquet sur la surveillance ?

— Vous savez, ces réunions, c’est au fil de l’eau… Ça permet de faire du reporting, de l’information. Ce genre de décisions opérationnelles, ce n’est pas au niveau du cabinet.

— Bernard Squarcini jouait-il un rôle particulier ?

— Bernard Squarcini sait très très bien dire les choses. Je me souviens de sa faconde bien à lui de parler du Limousin, de la Corrèze…

◆ ◆ ◆

Ces réunions discrètes du jeudi soir étaient l’une des intrigues de l’affaire. La fascination des coulisses, l’attrait de l’invisible, la petite mécanique du pouvoir dans le clair-obscur, bien sûr, mais pas seulement. Au fil des ans, plus j’approchais du pouvoir, et plus mes interlocuteurs semblaient embarrassés quand ces réunions déboulaient sur le tapis. En parler, c’était trahir le secret des Dieux ; c’était ouvrir la crypte au profane. En dévoiler les détails, c’était tout à la fois se gorger d’orgueil, et perdre une partie de son aura. A la bourse aux infos et à la course au pouvoir, un mystère vaut moins une fois percé. Au début, j’étais loin d’en être là. Je cherchais, partout, la moindre anecdote, le moindre ressenti, le moindre souvenir. Plus le temps filait, plus la chronique judiciaire allait de rebondissements en mensonges, de péripéties en arguties, plus ces réunions, oubliées de tous, révélaient leur importance : elles détenaient une des clés de l’affaire. Quand police et politique se nouent, quand la première se fait bras armé de la seconde, quand l’une et l’autre s’alimentent, se nourrissent, s’intoxiquent.

Il fallait connaître le plan de table de ces réunions et s’y inviter, a postériori. Delpuech en avait déjà trop dit, il n’irait pas plus loin. Les indiscrétions viendraient d’autres convives. Au terme de mon enquête, j’en ai rencontré cinq, au moins. Cinq qui étaient là, autour de la grande table du « salon Erignac » , qui jouxte le bureau du ministre.

Les réunions se tenaient entre 18h et 20h, chaque jeudi. Invariablement, Michèle Alliot-Marie sortait son petit cahier de notes et impressionnait les hommes qui lui faisait face. La ministre semblait connaître les dossiers dans leurs moindres développements, et posait toujours la question qui tue. Les Grands patrons perdaient soudain de leur superbe. Des gosses devant la prof. Depuis l’époque Claude Guéant, directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, on n’avait jamais vu ça. Autour de la table, chacun se méfiait plus ou moins de son alter-ego et attendait son tour avec une légère pointe d’angoisse. On se raclait la gorge. Quoi dire ? Surtout au début, surtout lors des première rencontres. Chez les flics, c’est comme chez les journalistes : les infos, on ne les partage qu’entre amis. Et tout bien réfléchi, on voit du monde mais on n’a pas beaucoup d’amis.

Invariablement, Michèle Alliot-Marie prenait la parole la première, suivaient Michel Delpuech, Alexandre Jevakoff, son directeur adjoint de cabinet, Frédéric Péchenard, directeur général de la police nationale, Nicole Monteil, directrice centrale de la police judiciaire, Joël Bouchité de la Direction centrale des Renseignements généraux, Bernard Squarcini de la Direction de la surveillance du territoire, Michel Gaudin, Préfet de police de Paris, Bruno Laffargue, le patron des Renseignements généraux de Paris et, enfin, un ou deux généraux de la Gendarmerie.

Ces « réunions terro », comme on les appelait à Beauvau, étaient une initiative de la ministre. Avant la nomination de Michèle Alliot-Marie à l’Intérieur, elles n’existaient pas. Après non plus d’ailleurs ; son successeur décida de ne pas les renouveler. La ministre était marquée, disait-on, par son passé d’élue basque et son passage à la Défense. Un véritable prisme chez elle, le terrorisme. Une fixation. Lors des réunions, tout le spectre était abordé : du petit tag de rien au nom d’un quelconque représentant de l’Euskadi basque à la surveillance des milieux islamistes. Et Michele Alliot-Marie qui notait encore, et qui ramassait des fiches. Un de mes interlocuteurs le concèdera : devant la ministre, il fallait avoir à dire. Impossible de venir les mains vides, sans biscuit, vous comprenez. C’est ainsi qu’au fil des semaines, les réunions se sont alimentées d’elles-mêmes, et sont devenues fertiles.

La petite mécanique du pouvoir en vase clos. La politisation du renseignement.

La Préfecture de Police parlait essentiellement d’elle ou des petites tendances, de l’état de la menace, ou des procès anti-terroriste à venir, et des groupes de soutien aux prévenus à surveiller. Seuls les gendarmes, fidèles à eux-mêmes, pouvaient se taire. Ils avaient la ministre dans leur poche, un reste de son passé chez les militaires. Deux hommes seulement se risquaient à faire le spectacle. Bouchité, de la Direction centrale des Renseignements généraux et Squarcini, de la DST, au point que les autres les regardaient du coin de l’œil, à se demander toujours si les bonnes blagues de Squarcini, l’homme à la faconde selon Delpuech, c’était du lard ou du cochon. Quant à Bouchité, lui, il venait souvent le cartable plein. Lors des réunions, il exhibait des clichés du Goutailloux ou des photos de filatures de Julien Coupat. Joël Bouchité avait retenu la leçon du temps où il travaillait en province : les photos, ça épate toujours les préfets. Et ce qui vaut pour les préfets vaut pour les ministres.

◆ ◆ ◆

— Vous vous souvenez de la journée du 8 novembre 2008 ? repris-je devant Michel Delpuech.

— Oui, absolument. Assez vite, nous sommes informés du désordre dans le réseau SNCF. Il y avait deux choses. D’abord un suicide sur la ligne Paris-Lille. Et d’autre part, un incident de caténaire sur une autre ligne. Nous étions très attentifs car, quelques jours avant, il y avait eu des petits sabotages. Pépy, le président de la SNCF, était emmerdé. Le ministre demandait souvent : où en est-on ?

— Puis vous apprenez, un peu plus tard ce même 8 novembre, que d’autres incidents sont survenus sur d’autres lignes SNCF…

— Oui, vers 15h, la Direction générale de la police nationale y fait référence.

— Et là, réunion d’urgence du cabinet ?

— Non. Mais j’en informe le ministre immédiatement. Et dans la soirée, le Directeur général de la Police nationale me fait savoir qu’on avait observé le couple Yildune Lévy et Julien Coupat, là, à Dhuisy. Evidemment, ça donnait un éclairage particulier à l’affaire. Il fallait quand même qu’on en parle.

— Que dit le ministre ?

— Elle dit que le groupe Coupat, comme nous tous, elle avait ça à l’oreille.

J’insistais. Je sentais qu’Alliot-Marie n’avait pas pu dire ça comme ça et seulement ça : J’avais ça à l’oreille. Ça ne sonnait pas juste, ça sonnait en-dessous de la vérité. Que lui avait-elle répondu exactement ? Michel Delpuech souriait.

— Elle a dû dire : Tiens, c’est intéressant. Tenez-moi informée.

Je m’attendais à mieux, mais le préfet savait y faire. Il embraya :

— A ce moment-là, j’étais à mon appartement. C’était un week-end de pont du 11 novembre et j’ai senti que ça allait être assez emmerdant.

— Le dimanche 9, en fin de matinée, réunion d’urgence ?

— J’avais les deux directeurs généraux dans mon bureau : celui de la gendarmerie et celui de la police. Sur le thème : qui fait quoi ? Et là je leur tiens un discours clair : Vous mettez tout en commun ! La gendarmerie ne pouvait pas ignorer ce que la Police avait vu, et vice versa.

— Ce qui amène à penser que cette affaire devait jouer comme un coup de pub pour la Grande Fusion à venir, dans les semaines suivantes, des deux entités : Police et gendarmerie ?

— C’était une évidence, pas une motivation. Vous savez, tous les soirs, à Beauvau, vers 19h, vous avez une réunion avec les deux directeurs - et depuis longtemps.

— Les Grandes rencontres au sommet, c’est une chose, essayais-je. La fusion des services, c’en est une autre… Ce qu’on me raconte, c’est que les gendarmes l’ont eu mauvaise de se voir retirer le dossier au profit des policiers…

— Je n’ai pas ce sentiment. Mais il faut dire que c’était rare que je vois séparément les deux directeurs.

— Le point troublant, c’est l’ADN. Plusieurs policiers m’ont affirmé que les gendarmes vous avaient vendu l’ADN sur les fameux crochets posés sur les caténaires, en vous disant, en substance : c’est bon, on a les empreintes génétiques de ceux qui ont fait le coup. Ce qui se révélera faux.

— J’ignorais cela à ce moment là.

— Mais, depuis, vous infirmez ou vous confirmez ?

— Ni l’un, ni l’autre.

— Et ensuite, que s’est-il passé ?

— Les enquêteurs ont fait le choix d’interpeller tout ce beau monde dans le meilleur délai. On s’est réuni dès le dimanche soir à cet effet. Les interpellations ont eu lieu le mardi, à 6h.

— Certains policiers disent que ce ne sont pas eux qui ont fait ce choix du meilleur délai comme vous dites, mais qu’on leur a mis la pression. Et « on », c’est vous. Enfin, le cabinet de la ministre.

— Faux.

Tout se jouait là. C’était le moment que j’étais venu chercher, le moment qui m’avait fait attendre des mois, et tenter et retenter ma chance jusqu’à ce que quelqu’un dans cette foutue Préfecture me dise, oui, venez, prenez votre voiture et venez. Michel Delpuech devait bien s’en douter. A cet instant, le préfet s’était mis à tourner ses lunettes par la branche, avec un peu de frénésie. Il reprit :

— Je les connais bien, vous savez, tous ces grands patrons de la police… Je sais comment ils agissent… Dans ces cas là, quand une affaire ne tourne pas exactement comme souhaitée, ça se débine. A l’époque, c’était plutôt quel service voulait s’attribuer la paternité de l’affaire… Que nous émettions des inquiétudes sur le fait que ce genre d’incidents puissent se reproduire, c’est vrai. Que nous disions qu’il fallait agir, c’est vrai. Mais tout ça, ce n’était pas dicter la conduite des enquêteurs ! Comme homme d’honneur, je vous l’affirme : les services nous disaient d’eux-mêmes : « on s’y met ! »

— Selon vous, pourquoi les policiers vous balancent-ils maintenant ?

— Pour se protéger ou pour des arrière-pensées politiques. J’ai des amis dans la Maison. Beaucoup. Je les connais. Nous, les décideurs, nous ne pouvons agir qu’en fonction des informations que l’on nous donne.

— Le 11 novembre 2008, l’idée d’interpeller tout le monde à Tarnac, à Rouen et à Paris, était donc validée ?

— Oui.

— Par Michèle Alliot-Marie ?

— Oui, par le ministre et par tout le monde. A ce moment là, nous craignions les fuites. Nous avions peur que l’opération soit éventée.

Michel Delpuech refusait de confirmer les ordres de la ministre, qui aurait voulu intervenir plus vite encore à Tarnac. Il faut taper tout de suite, aurait exigé la ministre. De source sûre, Michel Delpuech lui avait tenu tête. Il ne pouvait l’admettre devant un journaliste.

— Où étiez-vous, ce matin là ?

— Quand il y a une opération très sensible, je dois être à mon poste. Je fais état des opérations sans délai au ministre.

— Qui vous tient au courant du déroulement de l’opération sur Tarnac ?

— Je ne sais plus si c’était Frédéric Péchenard, le Directeur général de la police, ou Frédéric Veau, le responsable de la SDAT. Assez vite, les policiers nous ont fait savoir que les perquisitions étaient assez faibles.

— Quand avez-vous prévenu le patron de la SNCF ?

— J’ai informé Guillaume Pépy dès que l’opération s’est enclenchée. Je l’avais peut-être mis en éveil la veille. Il m’avait alors demandé si c’était des gens de chez lui, de la SNCF ? Il semblait très content de savoir que ce n’était pas le cas.

— Et l’Elysée ?

— L’Elysée a été informé des interpellations.

— Est-il exact que votre ministère recevait des coups de fil de l’Elysée, sur le ton « faut que ça cesse ! » ?

— Ce n’était pas aussi ciblé que ça. J’ai simplement donné les explications que j’avais à donner. Mais, vous savez, le message « il faut que ça cesse », c’est un message permanent du Politique…

— Que répondez-vous à la version de la peau de banane glissée par l’Elysée, d’une manière ou d’une autre, à Michèle Alliot-Marie ? On sait que ce n’était pas la franche entente entre elle et Sarkozy, et que certains auraient pu la voir, avec délice, s’empêtrer dans cette affaire…

— Faux et archi faux. C’est une reconstitution de l’histoire.

Je fixais les mains de Michel Delpuech pour croiser son regard le moins possible, de peur qu’il ne s’interrompe. De nous deux, je ne savais lequel était le plus transporté par l’instant. Etaient-ce lui et ses lunettes ? Moi et mon calepin ? Je n’avais jamais écrit aussi vite de ma vie.

— Vers 11h, le 11 novembre, le ministère décide de convoquer la presse. Vous êtes où, à ce moment-là ?

— Au fond, à droite.

— Et que pensez-vous de cette conférence de presse ? Quand on regarde les photos de l’événement, on sent une forte improvisation. Certains journalistes sont à deux doigts de s’affaler sur le bureau de la ministre, ceux qui ne peuvent tendre leur micro l’ont carrément posé sur son sous-main…

— Du point de vue politique, c’était évident qu’il fallait tenir un point presse, procéder ainsi. A cause de l’inquiétude que tous ces actes avaient suscitée. Je donnais à Michèle Alliot-Marie quelques « éléments de langage » pour sa conférence de presse. C’est alors que Pépy a dit vouloir venir à la conférence de presse. Elle a accepté.

— Mais cette conférence de presse en quasi direct, avant même que les perquisitions ne soient terminées, ça ne vous gênait pas ? Où était le respect de la présomption d’innocence ?

— Je me place du point de vue où j’étais alors… Si on dit à nos amis journalistes qu’on ne peut pas parler, vous savez bien que ça ne marche pas.

— Non, ça ne marche pas.

— Donc, Michèle Alliot-Marie tient sa conférence de presse. C’est bien relayé par les médias. Et elle était très très heureuse de tout ça.

— Comment ça se traduit son… son bonheur ?

— On n’en est quand même pas là, rit Michel Delpuech. Disons qu’elle félicite tous les services. Et puis, elle qui insistait pas mal sur la résurgence de l’ultragauche depuis son arrivée à Beauvau..

— …Tarnac tombait bien ?

— On ne peut pas dire ça comme ça.

— Tarnac validait sa pensée ?

— Voila.

— Vous vous souvenez de la Une de Libération, le lendemain ?

— Non.

— « L’ultragauche déraille ».

— Oui, c’était pile poil. Leur couverture, c’était bien la preuve de l’inquiétude dans le pays…

— Puis l’affaire se retourne en quelques semaines… Comment était-ce vécu place Beauvau ?

— C’est certain que ce n’était pas une autoroute à trois voies… Mais, bon, en gros… que… « que la justice fasse son travail. La question juridique, c’est le Parquet. On verra bien. » Voilà, c’était vécu comme ça.

Il commençait à se faire tard et la nuit avait figé la ville depuis un certain temps. Par un regard appuyé vers les grandes fenêtres noires de son bureau, Michel Delpuech me fit comprendre que l’entretien touchait à sa fin. Il y avait chez ce républicain un côté dernier des mohicans, qui croyait encore en un idéal que toute sa vie avait vu piétiné.

On se salua.

◆ ◆ ◆

Un an plus tard, je compris ce qu’« assujetti au Ciel » pouvait bien vouloir dire. Ça avait quelque chose à voir avec la séparation des pouvoirs et des idéaux foulés. J’apprendrai que lors de la détention provisoire de Julien Coupat s’était tenue une « réunion terro » toute particulière au ministère de l’Intérieur. Autour de la table, il y avait tout le gratin flic, la ministre, Delpuech lui-même, et une éminence de l’Elysée. Alors que le tribunal de grande instance de Paris devait statuer sur une demande de remise en liberté de Coupat, la ministre s’offusqua d’une libération éventuelle.

— Enfin ce n’est pas possible ! La justice ne peut pas libérer un terroriste, lança-t-elle. Puis se tournant vers un directeur de la police, elle ajouta :

— Il existe peut-être un moyen d’empêcher ça ?

Réponse du flic :

— Je vais voir ce que je peux faire, Madame la ministre…

Suivi, à voix haute, du représentant de l’Elysée :

— Je vais demander à la Chancellerie quelle décision va prendre le tribunal…

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