Michel Butel, écrivain et inventeur de journaux réflexifs

Jean Claude Leroy

paru dans lundimatin#367, le 23 janvier 2023

Jean Claude Leroy nous présente cette semaine Michel Butel, une figure bien méconnue des années post 68, à l’occasion de la sortie en librairie de plusieurs ouvrages rassemblant ses écrits.
Aux côtés de philosophes, artistes et jeunes révolutionnaires (dont notamment Claire Parnet, Marguerite Duras ou Gilles Deleuze) Butel lancera une première revue, L’autre Journal, puis sera le seul rédacteur de L’Azur dans les années 90.
Révolutionnaire optimiste, du genre à « foutre son poing dans la gueule d’un examinateur lors de l’oral du BAC », Michel Butel a dédié une bonne partie de sa vie à la création d’un journal sans journalistes, où textes d’analyses politico-philsophiques signés par Foucault, Lyotard, Stengers côtoient pronostics sportifs approximatifs et analyses de programmes télévisuels. Un projet qui résonne particulièrement avec ce qu’on essaye modestement de faire ici chaque semaine.

« Je ne peux faire que ce qui sort de moi. »
Michel Butel

Au moins quelques amis et moi, et quand même quelques milliers d’autres, nous avons aimé Michel Butel dans ses aventures éditoriales ; sans jamais le rencontrer ni chercher à le connaître, il suffisait d’aimer lire et d’être aux aguets. Reclus bien plus encore qu’aujourd’hui, je découvris soudain, c’était en décembre 1984, L’Autre journal, un mensuel audacieux par sa profusion, ses gestes amoureux d’admiration, son courage politique. On y buvait les raisonnements des philosophes, les mots des créateurs, les images de vrais regardeurs, les poèmes qui s’écrivaient alors, les emportements, les humeurs, les erreurs, tout cela était absolument défendable, en dépit de quelques pages de publicité et des faiblesses progressistes de l’époque (la gauche était pour une large part déjà hideuse, mais subsistait tout de même quelque chose de l’élan de 68, un vent du large qui faisait que la liberté restait une évidence). À la rédaction : Claire Parnet, Nadia Tazi, Catherine Cot, Antoine Dulaure. Gilles Deleuze qui en était une figure tutélaire, Hervé Guibert et Marguerite Duras, des anges gardiens, et, comme conseillers et auteurs, des personnalités telles que Paul Virilio, Michel Cournot, Elias Sanbar, Alain Veinstein ou Francis Marmande.  [1]

« Citez-moi un écrivain, un peintre, un cinéaste qui ne soit empêché ? Doublement : par la société, par lui-même.
Citez-moi un philosophe vivant qui ne soit conforté, aidé, crétinisé. Doublement : par la culture au pouvoir, par la vie qu’il mène.
J’en connais un seul : Deleuze. »  [2]

Cela se pouvait quand même. Faire un journal sans journalistes, c’était bien le pari de Michel Butel. On sait tous que le journalisme, indépendamment de son rôle, de sa nécessité, a toujours été globalement l’ennemi de la création littéraire et de l’inventivité, et surtout, sur un certain plan, l’ennemi de la « vérité » ; depuis Karl Kraus au moins, on le sait, et si les romanciers télévisuels émergent si volontiers de la presse, ce n’est pas un hasard.

« Seuls ceux qui croient encore à la beauté du monde peuvent changer le monde. La joie n’est pas de ce monde. Elle est là — une exilée. » [3]

Dans des numéros qui pouvaient faire 200 pages, outre les noms déjà cités, on y lisait les poètes Henri Michaux, Franck Venaille, André Laude, Bernard Heidsieck, des articles de Felix Guattari, Michel Foucault, Jean-François Lyotard, Isabelle Stengers, des entretiens avec Jean-Luc Godard, des traductions de textes de Lobo Antunes, Manganelli, Brecht, des papiers de l’avocat Thierry Lévy, du classieux cambrioleur incarcéré à Fleury-Mérogis, Bruno Sulak, des textes d’Armand Farrachi, Hervé Guibert, Eugène Savitzkaya, Marie Depussé, Jean Rolin, des regards cinéphiles sur Straub et Huillet, John Casavetes, Jim Jarmush, Philippe Garrel, Fellini, etc. Beaucoup étaient des amis de Michel Butel, lequel avait été un ami proche d’un certain… Pierre Goldman, militant d’extrême-gauche emporté par un destin qu’il avait creusé lui-même, et ayant écrit en prison un livre retentissant, avant d’être finalement abattu par un commando d’extrême-droite en septembre 1979  [4].

L’Azur : « Et les désespérés, mon chou ? »
L’autre con : « Les désespérés, on leur fait ce qu’on a fait à Goldman… » (il fait mine de dégainer son pistolet).  [5]

Au moment de la première guerre dite du Golfe, en hiver 1991, Butel sort un numéro spécial vendu à 100 000 exemplaires intitulé « La Guerre. Quelles guerres ? » qui invite à résister à l’embrigadement, pose les questions crûment, notamment à propos de la politique d’Israël, ou de celle qui est faite en son nom, par rapport aux Arabes. Un positionnement qui suscite des hostilités et une crise entre les actionnaires, la direction et la rédaction. Des changements dans l’équipe s’ensuivent, les ventes s’effondrent. Quelques mois plus tard, les actionnaires décident de mettre fin à l’aventure, à rien moins que L’Autre journal.

Par la suite, Michel Butel relance un autre périodique, Encore, qui ne dura qu’une année. Puis, dans les années 1994-1995, il revient à la charge avec un hebdomadaire de quatre pages qui s’appelait L’Azur. C’est la collection complète de cet hebdomadaire, avec une préface de Jean-Christophe Bailly, que les éditions L’Atelier contemporain ont aujourd’hui réuni dans un cahier épais, tandis qu’à ces mêmes éditions les romans de Michel Butel se retrouvent sous une même couverture, pour un seul fort volume.

« Le communisme de pensée. Écrire dans un quotidien. Le bonheur naît de l’exténuation. Et de l’acharnée répétition. Et de la chaîne qui lie à une grille qui sépare du monde. Pour une fois que la séparation est matérielle.

Pour un écrivain, écrire dans un quotidien c’est se dépenser aveuglément, sans repères, presque en pure perte. Et de cette énergie consumée, on ne tire qu’un bénéfice : la destruction des nerfs. Oh pas tout de suite. Mais à la longue…

Et comme on ne souffre jamais que du nerf, n’est-ce pas…

À la fin, ce sera comme de la pensée pure, soutenue par rien, ce sera comme au-dessus du vide, un corps en chute libre. Fausto Coppi devait ressentir ça. Thelonious Monk aussi. »  [6]

L’Autre journal incarnait une certaine multitude, L’Azur incarnera plutôt la solitude certaine, c’est un « je » qui s’exprime de bout en bout, ou presque, mais un « je » qui ne fait pas que parler de lui, Butel est un admirateur né, un aimant qui a le goût de la vie, c’est-à-dire du partage inconditionnel. Aussi retrouve-t-on à travers une plume d’une seule intimité la constellation magique de l’époque, les noms des créateurs qui importent, connus ou méconnus, peut importe, ils sont des liens vers soi, vers la profondeur de soi, condition pour respirer et résister. Se battre. Vivre.

« Je fais un journal pour qu’il y en ait mille. Pour susciter mille propositions, actions minoritaires, insensées, qui ramèneront la mienne à ses justes proportions, trois fois rien, mais dépêchez-vous, je suis seul, et ce n’est pas tenable, ça déforme, ça déglingue, ça fausse tout d’être seul  », écrit Butel dans le n° 15 de L’Azur.

Sous l’intitulé du journal, donc sous L’Azur, une citation de Sénèque, qui sera lue et relue à chaque découverte d’un numéro : «  Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. » Audacieux, il faut l’être comme Butel sait l’être en faisant un journal, et il le fait même quand c’est impossible, même quand il est trop seul. On peut d’ailleurs se demander si cette revue, ce journal, cette feuille de chou, n’était pas, à sa façon, personnelle et partageuse à la fois, une sorte de blog avant l’heure, blog sur papier, mais si caractérisé, si direct qu’on ne craint de s’autoriser le rapprochement. Butel en est quasi le seul rédacteur, et il écrit comme il parlerait à quelqu’un, ne s’époumone jamais dans une recherche de grand style, sa forme est souple et spontanée, ce qui importe, c’est ce qu’il dit. On peut dès lors considérer l’ensemble de ses écrits, dans cette feuille de chou de quatre pages multipliés par le nombre des semaines, comme un journal de bord, car Michel Butel est toujours à bord d’un esquif sur lequel trop peu de monde daigne ramer, c’est ainsi et aussi au bord du monde, tout près de tomber.

« Tout ce qui en France par-delà mai 68 a dû être remisé ou a été repoussé et trahi, et cela depuis des années, Butel n’accepte pas qu’on en fasse l’économie. La résistance qu’il oppose à l’oubli est d’abord celle qui consiste à refuser qu’un éventail de possibles qui aura été un temps, le temps – faut-il le préciser ? – d’une insurrection, si largement ouvert, se décompose principalement sous les doigts de ceux qui empilent sans vergogne reniements et lâchetés. La social-démocratie, qui est cette empileuse, est la grande ennemie de Butel. » Jean-Christophe Bailly (extrait de sa préface à L’Azur, 2022).

Il s’agit dans ces pages de dérider le désespoir avec la vie comme avec l’écriture, l’art, la pensée. Aussi se veut-il, non pas romancier ou poète, ou essayiste, non, il se veut tout simplement écrivain, un « homme qui écrit, comme on dit un homme qui marche ». L’Azur est truffé de gentillesse(s), de poèmes et d’histoires juives, avec aussi des coups de dents, si souvent nécessaires. Le 11 mai 1995, il titre en grand : Mitterrand s’en va, c’est déjà ça. À propos du même Mitterrand, dont ce sont les années glauques, avec l’affairisme de son entourage, les écoutes téléphoniques, la vulgarité en épingle (Tapie, etc.), Butel écrit, dans un texte narcissiquement intitulé Mitterrand et moi : « Il aime le plaisir qu’il a avec les femmes, la famille, les amis, le vin, la nourriture, les voyages, la nature, le pouvoir, les livres. J’aime en chaque chose ce qui m’en est étranger, son secret, son impossibilité, le danger de cet amour. Le plaisir avoue qu’il n’y a pas d’amour. »  [7]

Et quand il parle de sport, annonçant un match qui aura lieu le 24 mai suivant : « Football ; Finale de la coupe d’Europe des Clubs champions. Tous ceux qui aiment l’anticipation, la vitesse, le vent, Pelé, Cantona, Cruyff, Di Stefano, Mc Enroe, Cassius Clay, Janis Joplin, Charlie Parker, James Joyce, Che Guevara, espèrent que l’Ajax va torcher Milan. »  [8]

À propos d’une émission de télévision affligeante : « Une saine atmosphère de collaboration régnait pendant l’émission, on était entre excellents Français – anticonformistes bien sûr. Je vais vous livrer une réflexion de petit Juif : quand on voit ça, on se dit : qu’est-ce qu’ils ont dû s’amuser sans nous entre 40 et 44, les Français.  »  [9]

Butel, c’est quand même un tempérament, du genre à foutre son poing dans la gueule d’un examinateur lors de l’oral du Bac.  [10] Du genre surtout à s’éprendre, à partir, à discuter, à regarder le temps passer bien et mal. Et comme il y a des amitiés fortes chez Butel, il y a, de fait, des disparus, et ils reviennent. Les fantômes apparaissent volontiers dans les inventions de celui qui écrit L’Autre livre comme il réalisait L’Autre journal, d’une manière incisive et débridée, tout autant. Dans son livre L’Enfant, alors qu’il effectue quotidiennement le même trajet, du quartier Montparnasse à la rue des Filles du calvaire, il observe que ces amis défunts sont revenus vivre à Paris. Il les croise dans une rue, ils ne disent rien, ils se comprennent, il sait qu’ils sont heureux : « C’est même cela qui me touchait le plus, cette profonde sensation de bonheur qui émanait de leur visage. »  [11]

Michel Butel serait sans doute impossible aujourd’hui, il était né avant Printemps silencieux  [12], il avait l’optimisme révolutionnaire de certains natifs de l’immédiat après-guerre, mai 68 avait donné des ailes à ce genre d’oiseaux. Emblématique et souriante, une courte fable qu’il dédie à la mémoire de Félix Guattari (Le rire de Félix Guattari manque. Son intelligence manque. Sa générosité manque. Sa simplicité manque. Un seul être manque et l’espoir est dépeuplé  [13]) :

«  Deux amis vont au cinéma. Western. Le premier à l’autre : ‘‘100 francs que le type, là, sur le cheval noir, il va tomber.’’ L’autre : ‘‘100 francs ? OK.’’ Le type tombe. Le gars paye. Son ami : ‘‘Écoute, il faut que je te l’avoue, j’avais vu le film.’’ Le perdant : ‘‘Moi aussi, mais, tu vois, j’aurais jamais cru que le type tomberait une seconde fois.’’ »  [14]

On peut aussi lire ces lignes qui, faisant le point sur la séparation entre journalisme documentaire et roman littéraire, sonneront peut-être étrangement – mais salutairement ! – en ces temps d’aujourd’hui d’une extrême confusion déréalisatrice :

« Je n’ai attaqué nommément dans ce journal que six ou sept personnes. Peut-être convient-il de rappeler que je suis écrivain, il n’y a pour moi que des personnages de roman, le pire d’entre eux est encore un de mes personnages, il n’est même – excusez la forfanterie – que cela, du moment que j’en parle. J’écris un roman ici comme ailleurs, la littérature est une affaire sérieuse, aussi je lui demande de se risquer dans un journal, je lui demande de dire le monde (le changer ? qui sait cela ?). D’autres avant moi, Büchner, Kleist, Dickens, Dostoïevski, bien d’autres à Rome, à Athènes, et puis Jack London, Victor Hugo, ont prétendu que la vie publique était une œuvre imposée, une de leurs œuvres, inévitable.
Je n’ai donc attaqué personne. Il y faudrait le dessein ou l’ambition d’un flic, d’un juge, d’un journaliste. Je ne mange pas de ce pain-là. […] »  [15]

Un des nombreux appels à faire survivre L’Azur se termine par :

« S’il arrive malheur à L’Azur, vengez-le. Les directeurs, les animateurs-‘‘journalistes’’ qui auraient provoqué ce malheur, qu’ils paient le prix fort.
Je suis partisan de la vengeance. Il fallait venger Orson Welles, venger Artaud, venger Billie Holiday.
Sauvez L’Azur ou vengez-le. »  [16]

En 2012, Michel Butel tentait une dernière fois de lancer une nouvelle revue, sans aucun moyen, décidément. Elle s’appelait L’impossible. Assailli de toujours par la maladie (asthme), il vécut ses dernières années au gré d’un corps souffrant, avant de mourir à Paris le 26 juillet 2018, il avait 77 ans.

« Funestes chemins
Menant au repos.
Partir,
Il fallait repartir. »  [17]

Jean-Claude Leroy

*

Michel Butel, L’Azur (préface de Jean-Christophe Bailly), L’Atelier contemporain, 264 p., 2022, 28 €.
Michel Butel, L’Autre livre – Œuvres complètes (préface de Béatrice Léca), L’Atelier contemporain, 664 p., 2022, 12 €.

On peut écouter Michel Butel, à propos de la presse écrite, ici :

[1Je reprends là les termes dont use Butel lui-même lors de l’édition d’une anthologie de L’autre journal parue aux éditions Les Arènes en 2012.

[2M. B. in L’Azur n°25, p. 2.

[3M. B. in L’Azur (cité par l’éditeur).

[4Pierre Goldman (1944-1979) est l’auteur de Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France. Son assassinat a été revendiqué au nom du groupe « Honneur de la police ».

[5M. B. in Le désespoir n’est plus ce qu’il était, L’Azur n°16, p. 2.

[6M. B. in L’Azur n° 32, p. 2.

[7M. B. in L’Azur n° 46, p. 2.

[8M.B. in L’Azur n°47, p. 4.

[9M.B. in L’Azur n°11, p. 3.

[10Michel Butel, L’autre livre et autres romans, L’atelier contemporain, 2022.

[11Op. cit. p. 385.

[12Ouvrage à fort retentissement de la biologiste américaine Rachel Carson, Printemps silencieux (Silent spring), publié en 1962, il fut un des premiers à alerter sur les dangers des pesticides et sur la désinformation menée par les opérateurs industriels. Il était annonciateur d’une possible disparition des espèces, à terme.

[13M.B. in L’Azur n°17, p.2.

[14M. B. in L’Autre livre, L’Atelier contemporain, 2022, p. 449.

[15M. B. in L’Azur n° 17, p. 2.

[16M. B. in L’Azur n° 32, p. 3.

[17M. B. in L’Azur n° 8, p. 4.

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