Métaphysique de la radicalité capitaliste

[Carnets de réclusion #8]
Jean-Marc Royer

paru dans lundimatin#308, le 11 octobre 2021

Dans lundisoir du 4 octobre 2021, Sandra Lucbert posait une fois de plus la nécessité de défaire un discours qui enserre la réalité du capital, notamment dans sa forme actuelle, le néolibéralisme. Puisse les notes de ce carnet y contribuer, dans un autre registre et à sa manière.

Historiographie de la misère et misère de l’historiographie

1 Contrairement à une vision européo-centrée qui se porte bien, l’accumulation du capital a débuté vers 1470 par l’expropriation des paysans africains et non en Angleterre par le mouvement des enclosures. Ces esclaves furent les premiers prolétaires embauchés dans la production thermo-industrielle de Sao-Tomé, une île qui deviendra la plus importante place mondiale du sucre au xvie siècle.

2 Outre les ethnocides africains, américains et le pillage de ces continents, cette accumulation s’est poursuivie par une traite esclavagiste durant plus de quatre siècles, c’est-à-dire que le capital occidental s’est érigé sur des crimes séculaires contre l’Humanité.

3 L’incompréhension de ce que signifie la prolétarisation des individus dans des fabriques – à savoir le dessaisissement de l’être dans ce qu’il a de plus profond – explique la pérennité d’une téléologie hégéliano-marxiste combinée à un messianisme laïque d’après lesquels il fallait surmonter une contradiction historique ou en passer par une « destruction créatrice » pour atteindre le paradis socialiste…

4 S’il existe une certitude à présent, c’est qu’il est et restera nécessaire de s’opposer par tous les moyens au « développement de forces productives » qui mènent inéluctablement le monde à sa perte. Le changement de propriété juridique de ces forces dévastatrices n’y changera rien.

5 Lorsqu’un siècle et demi plus tard, les œuvres romantiques sont encore qualifiées de « critique artiste » au motif qu’une critique sociale en serait absente, cela manifeste une incompréhension persistante de ce que c’est que la prolétarisation des individus qui sévit à présent sous des formes plus universellement aliénantes que jamais grâce aux gafam et aux États-plateformes.

6 En Occident, la destruction des anciens rapports au monde depuis la fin du xviiie siècle a initié l’ultime étape d’une civilisation qui, pour avoir organisé une régression générale de l’humanité, sera la plus courte de toute l’histoire terrestre, quelle qu’en soit le terme et la forme.

Des ruptures majeures dans l’histoire du vivant

7 L’eugénisme doit être compris comme une transgression de l’interdit du meurtre en temps de paix sous l’égide du mode de connaissance scientifique moderne. La remise en cause de cet interdit du meurtre qui est au fondement de toute vie sociale, a constitué l’essence des « secrets de famille » de l’Occident capitaliste à l’orée du xxe siècle.

8 Du fait qu’il n’était plus possible d’enterrer les restes des soldats, de rendre un dernier hommage aux morts, ni de faire le deuil d’un aussi grand nombre de disparitions, l’industrialisation de la mort durant la guerre totale de 1914-1918 nous a ramenés deux cent mille ans en arrière dans le lent processus d’hominisation qui a vu la naissance des premières sépultures accompagnées du respect qui fut désormais dévolu aux proches disparus.

9 Après l’eugénisme et la Grande guerre, l’expansion générale d’une industrie acquise au fordo-taylorisme a été l’autre facteur matériel déterminant qui a approfondi une déshumanisation prolétaire qui allait s’étendre à l’échelle planétaire. C’est sur ce terreau mortifère que diverses formes de fascismes se sont alors développées en Occident.

10 Comme le proposent à leur manière les historiens Enzo Traverso et Eric Hobsbawm, la période qui s’étend entre 1914 et 1945 devrait dorénavant être connue sous son vrai nom, celui d’une « guerre de trente ans » qui aura fait des dizaines de millions de morts.

11 Si un mur interminable de lamentations cache l’épaisseur dramatique et universelle d’Auschwitz-Birkenau, a contrario, aucune mémoire souverainement organisée ne soutient la nature et les caractères particuliers des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, ni de leurs suites civiles ou militaires depuis trois quart de siècle.

12 En tant que crime contre l’humanité d’un nouveau type, doublé d’un écocide pérenne, le nucléaire constitue une rupture majeure dans l’histoire du vivant sur Terre, c’est pourquoi le négationnisme sous toutes ses formes tend lui aussi à s’universaliser. Cette régression inédite et toujours opérante nous oblige à retisser entièrement les fils fragiles de l’Histoire.

13 Une gangue de rationalité calculatrice protège le nucléaire de la critique. Serait-ce parce qu’en tant qu’héritier de la Relativité et de la physique des particules, le nucléaire est le fils aîné de la science du xxe siècle et l’a même portée au zénith de sa puissance ?

14 L’histoire longue qui mène à « la Guerre de trente ans », à Auschwitz et à Hiroshima, c’est celle d’une civilisation dont le type de rapports sociaux qu’elle charrie, devenu majoritaire à la fin du XIXe siècle, n’aura pas mis longtemps à exprimer son essence de la manière la plus « achevée ».

15 Sous l’emprise des complexes scientifico-militaro-industriels allait progressivement s’installer après 1945 une guerre généralisée au vivant durant de prétendues « trente glorieuses » années. À ce moment-là, le capital s’est radicalisé en devenant majoritairement producteur de mort et plus seulement de « valeur », ou si l’on veut, d’une « valeur entièrement indexée à la mort ».

L’érotisation de la mort annonce un hiver sépulcral

16 L’érotisation générale de la mort est devenue nécessaire à la circulation des « minerais de sang » et plus généralement de la marchandise et du capital. Cette érotisation constitue le comble du fétichisme qui est déjà, en soi, une négation de la vie. Nous devrons nous souvenir que c’est aussi le fondement des idéologies fascisantes.

17 Lorsque la mort est érotisée à ce point, c’est le signe manifeste qu’une civilisation est en train de s’effondrer. Ce ne serait pas la première. Le problème c’est qu’elle est devenue planétaire et que ses moyens de destruction le sont également.

18 La naturalisation des effets du capital est une entrave à l’analyse de sa morbidité originelle. L’une des tâches difficiles de la critique consiste à historiciser et politiser la mort quand, de plus, ils la spectacularisent.

La vie a devant elle sa plus grande épreuve

19 De nouvelles croyances soutiennent que grâce aux sciences et techniques, le Réel aurait acquis un autre statut : de fondamentalement inatteignable, il serait prétendument devenu à la portée demain matin. Mais à transgresser les fondements de la vie sociale, à nier la finitude du monde et la nôtre, nul n’en sortira indemne.

20 Un zombie numérique au front baissé dans le Metro-polis quotidien et dont l’imaginaire est déjà entièrement structuré par la rationalité calculatrice/transgressive, s’avance à grandes enjambées vers une barbarie branchée.

21 Il n’est plus aussi si facile de dessiner un horizon sociétal désirable depuis que la dialectique hégélienne, la linéarité de l’histoire et le progressisme ne sont plus de mise. Car il ne suffira plus d’en prolonger des « promesses » qui se sont avérées mortifères.

22 Certes, la structuration actuelle de l’imaginaire est en résonance avec le capitalisme mais cela constitue aussi son talon d’Achille. Et s’il fallait en numériser le code d’accès pour paraître « up-to-date », nous proposerions le chiffres suivants : 1793, 1848, 1871, 1936, 1968.

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