Mèmes sans fin [2/2]

Adrian Wohlleben

paru dans lundimatin#314, le 22 novembre 2021

Suite et fin de cette analyse brillante et exigeante des soulèvements actuels depuis le mouvement George Floyd et les États-Unis. La première partie est accessible ici.

Trahison raciale et mouvement réel

Vu de l’extérieur, le soulèvement George Floyd résulte d’une coalition historiquement aberrante entre des identités socialement contradictoires. Si ce langage fait sens d’un certain point de vue sociologique, il ne peut formuler l’expérience d’une personne à la peau blanche qui se serait impliquée ardemment dans le mouvement que par la négative, depuis la posture de la « trahison de race » [1]. Il n’arrive pas à le faire positivement. Or, la rhétorique de la trahison raciale, parce qu’elle n’interprète les actions que par la posture subjective véhiculée dans la structure ou le « schéma » des castes raciales, appréhende, certes, la situation correctement, mais de manière extérieure, du côté de la gouvernance. Pendant ce temps, la phénoménologie de la trahison raciale – l’analyse d’une subversion qui vient de l’intérieur – n’est toujours pas décrite.

Rien n’est plus intimement réel que de naviguer dans la foule, les uns à côté des autres, anonymes, attirés comme des papillons de nuit vers les flammes. Qualifier l’expérience des émeutes de l’été dernier de « trahison » revient à ne la lire qu’à travers la mise au ban qui structure la société civile raciste, et implique également de passer sous silence le penchant auquel l’évènement de l’émeute s’abandonne. Ce qui pourrait apparaître de l’extérieur comme une trahison des normes hégémoniques ressemble davantage, vue de l’intérieur, à son contraire. De ce point de vue, il s’agit plutôt de recouvrir une forme d’expérience qualitative dont la société bourgeoise racialisée nous a privé : d’être présent, lumineusement et avec assurance, dans une situation commune, riche d’enjeux concrets, de risques et de dépendances partagées. Une occasion d’exprimer que nous n’appartenons pas à l’ordre historique dominant. Avant de pouvoir trahir nos identités assignées, nous devons d’abord cesser de nous trahir nous-mêmes, cesser la perpétuelle trahison et la mutilation de nos sens exigées par la « religion sensible » de l’Empire [2]. Tandis que la « trahison raciale » observe cette séquence depuis l’extérieur, nous y substituons une perspective interne ou modale, c’est-à-dire centrée sur la grammaire de l’action et l’expérience de la présence. C’est depuis ce point que nous parlons de mouvement réel.

Pour comprendre des événements politiques comme le pillage ou les affrontements contre la police dans leur entièreté, il faut aussi penser que c’est la restauration de l’expérience qui rend d’abord possible de telles attaques, une restauration de nature éthique. Par « mouvement réel », je fais non seulement référence à un répertoire spécifique de méthodes et de gestes, mais aussi à la restauration de la confiance qu’il sous-tend, à une certaine présence au monde qui nous habite et dont ce répertoire témoigne. Tout soulèvement se caractérise d’abord par l’explosion de confiance vitale en nos propres perceptions, la volonté soudaine de prendre au sérieux notre propre vie, de la considérer comme le lieu et la source de la vérité « légitime ». Les émeutes de l’été dernier n’auraient jamais eu lieu sans une singularisation de ce type, qui nous amène à refuser de nous dissocier de nos perceptions, de notre contact avec le monde. Avant d’entreprendre la démolition de « l’état actuel des choses », l’émergence du mouvement réel coïncide avec l’assomption messianique de notre advenue singulière au monde : la neutralisation des médiations, la fin de l’attente, le moment où nous cessons de demander la permission ou de dialoguer et où s’enclenche ce qui fait sens pour nous, ce qui suit notre propre logique. « Comme l’a tagué un vandale avisé sur un mur de Minneapolis : ’Welcome back to the world’ » [3].

Ce mouvement éthique interne se répercute dans la grammaire d’actions émeutières. La première semaine du soulèvement l’été dernier (mais aussi l’explosion à Kenosha, la résurgence des pillages en août à Chicago, les évènements à Philadelphie qui ont suivi le meurtre de Walter Wallace [4], etc.) a été marqué par l’absence radicale des pratiques classiques du discours politique. Très peu sont ceux qui ont pris la peine de s’identifier ou de se subjectiver, il n’y a eu pratiquement aucun dialogue formel ou informel avec l’État, aucune assemblée, réunion publique ou autre forme quasi-démocratique ne s’est tenu et personne n’a eu besoin de valider des décision. Contrairement à la politique classique occidentale, caractérisée par un discours amputé selon lequel les citoyens se réunissent pour débattre d’idées dans un espace formellement séparé du domaine de la vie quotidienne, là, si quelqu’un voulait « dire quelque chose », il le taguait sur les vitrines ou les murs des entreprises ou sur les propriétés de l’État. Ce lien entre le geste et la pensée est caractéristique du mouvement réel. Nous pourrions même dire que le véritable mouvement commence au moment où les gens cessent de chercher une source extérieure pour légitimer leurs actions et commencent à faire confiance à leur propre sensibilité, à leur propre perception de ce qui est logique et de ce qui est intolérable. À partir de ce moment, l’ensemble du dispositif de la politique officielle commence à s’effondrer, se révèle être un enfer managérial.

Dans la mesure où le mouvement réel indique une sortie du dispositif de la politique classique, nous pourrions être tentés de le qualifier d’« anti-mouvement » ou de mouvement « anti-politique ». Cependant, ces expression formulées à la négative portent à confusion [5]. Ce dont il est question, c’est que l’action conflictuelle s’émancipe des règles et des usages établis, c’est-à-dire qu’elle sort du « jeu » logocentrique dans lequel la politique trouve sa consistance dans les discours, les opinions et les programmes idéologiques ; et que ce jeu soit remplacé par un autre [6]. Comme Blanchot le savait en son temps, toute « rupture avec les pouvoirs en place [...] avec tous les endroits où le pouvoir prédomine » doit aussi être une rupture avec « un discours qui enseigne, qui conduit, voire même [avec] n’importe quel discours ». Mais, et il s’empresse de le souligner, « il ne s’agit pas simplement d’un moment négatif », il s’agit de comprendre que ce moment est un « refus qui affirme, libérant ou maintenant une affirmation qui n’aboutit à aucun arrangement, mais qui défait les arrangements, même les siens, puisque le refus est lié au dérèglement ou au désordre, voire au non-structurable [7] ». Hannah Black l’a joliment exprimé : « Le communisme est un mouvement qui nous éloigne de l’État et nous rapproche les uns des autres. Tout ce qui se passe dans la rue est une leçon, car c’est un point de contact [8] ».

Cependant, il n’est pas facile d’identifier ou de nommer avec certitude ce qu’’il reste de « la communauté » dans le mouvement réel depuis l’extérieur. Parler de la fidélité à ses penchants, ou de cesser de se trahir soi-même, ce n’est pas encore véritablement parler de communauté avec les autres. Convoquer un nouveau sujet politique ou une nouvelle « espèce » (« les révoltés du mouvement George Floyd ») comme l’ont fait certains amis [9] ne résout pas le problème mais ne fait que l’éviter. Ce n’est ni un hasard ni un oubli si les États-Unis n’ont pas de mot pour décrire la trahison raciale de l’intérieur. Peut-être devrions-nous inverser les termes du problème : si la racialisation tire ses origines d’un schéma triangulaire dans lequel l’humanité d’un sujet plein et celle d’un sujet partiel sont articulées autour d’une troisième position, celle de l’abjection, du non-sujet (nous y reviendrons plus loin) ; la trahison raciale en Amérique, elle, s’inscrit dans une longue lignée de désertion et d’opacité qui refuse volontairement d’apparaître sur la carte de l’histoire dominante. De la colonie perdue de Croatan [10] aux guerres des Lowry [11], de la révolte sécessionniste de Nathaniel Bacon à l’État libre de Jones [12], une histoire [13] puissante mais souterraine de désertion raciale et de sécession anonyme a ponctué l’histoire états-unienne depuis ses débuts [14]. Comme Kiersten Solt le souligne avec raison, « contrairement à ce que propose toute perspective spectaculaire, la relation entre les éléments révolutionnaires et ceux qui aspirent à devenir leurs représentants ne peut être que celle d’un conflit persistant et asymétrique [15] ». Que la société civile ait eu le choix de s’allier à la débâcle économique des plantations anglaises ou qu’elle s’intègre aujourd’hui sur le mode de l’entreprise au bel enfer du capitalisme racial et du spectacle ; le fait primaire, brut, du mouvement communiste réel dans ce pays a toujours répondu à cette simple formule : recouvrir l’expérience = décomposition du social ; la commune en tant que désertion de l’expérience sociale qui nous est offerte. La communication vécue lors des émeutes de l’été dernier s’inscrit dans cette ligné : il s’agissait d’un « mouvement de contestation qui, partant du sujet, le bouleverse, mais dont l’origine plus profonde est la relation à l’autre, à la communauté elle-même [16] ». Comme l’observe Keno Evol, réunir des forces offensives, c’est aussi construire en permanence des « relations d’attention soutenue » qui, ajoutons-le, restent perpétuellement illisibles pour l’ordre spectaculaire [17].

Le dispositif du mouvement social

Comment le mouvement George Floyd a-t-il été maîtrisé ? Il y a soixante ans, un expert de la théorie de la guerre contre-insurrectionnelle a résumé sa stratégie fondamentale dans une formule lapidaire : la tâche de la contre-insurrection est de « construire (ou reconstruire) une machine politique de prise en charge de la population [18] ». Prise au premier degré, cette formule apporte une nouvelle perspective sur la répression du mouvement George Floyd de l’été dernier.

L’usage de grenades assourdissantes et de gaz lacrymogène n’a pas été la seule et première cause de la pacification de la révolte. Il a fallu mener une guerre sur le sens même de la guerre pour y arriver. En réponse à la confiance que le soulèvement a eu en lui-même et à sa capacité messianique à trouver ses propres fondements, les forces de l’ordre n’ont pas seulement tenté d’« écraser » frontalement les formes de rébellion et de rupture les plus intenses et les plus menaçantes, mais ont également déployé des modes de décalage et de capture soft destinés à réduire les enjeux du conflit. Elles le traduisent ainsi en mouvement social. Ce mécanisme de traduction-pacification du mouvement réel peut être appelé dispositif du mouvement social.

Comme le rappelle Laurent Jeanpierre, même lorsqu’ils s’opposent aux institutions officielles de la société, les mouvements sociaux « sont aussi, même si cela contrevient au sens commun, des institutions. [Ils] disposent de règles légales et coutumières – les règles du jeu contestataire –, plus ou moins anciennes et solides, qui les dépassent et sont au-dessus d’[eux] [19] ». En 2014, les médias d’État, la gauche et la police ont écrasé la révolte de Ferguson non seulement en gazant, en frappant et en arrêtant les insurgés dans la rue, mais aussi en canalisant le mouvement lui-même dans le cadre d’une politique de gauche (Black Lives Matter™). Aujourd’hui, les campagnes « Defund the police  » jouent un rôle similaire [20]. L’opération est toujours la même : coincer le soulèvement dans une forme de dialogue atténuée et autorisée entre citoyens reconnus, et marginaliser ou criminaliser toute forme d’action ou de communication qui ne s’inscrit pas dans ce dialogue. Le fait que le dispositif tire autant profit de l’existence de moyens institutionnels que de contestations peu perturbatrices ne doit pas nous induire en erreur quant à sa signification essentielle : il s’agit de neutraliser et de pacifier la confiance collective et réjouissante que le mouvement a insufflée chez des milliers de personnes en colère. En déplaçant les termes de la confrontation de la vague démolitioniste vers des revendications abolitionnistes, le dispositif du mouvement social modifie les termes du conflit, réorientant les formes brutes et non médiatisées de coopération, de révolte et d’action qui ont initié le mouvement vers une grammaire dialogique de la politique admise, afin de mieux le gérer et le pacifier.

De plus, s’il est habituel d’associer le terme « mouvement social » à la contestation du pouvoir étatique ou économique (qu’il provienne de la gauche ou de la droite), les institutions dominantes adoptent aussi spontanément sa forme lorsque leur légitimité est remise en cause. Nous le constatons à la fois à un premier niveau, lorsque des policiers et des commerçants mobilisent des récits de victimisation pour éviter le discrédit, mais aussi à un niveau plus profond qui pénètre jusqu’au cœur même de la matrice raciale de ce pays.

Certains habitants de Saint-Louis se souviennent peut-être d’un moment grotesque en 2017 quand, après avoir dû abandonner le centre-ville aux mains de manifestants déchaînés pendant plus d’une heure, les policiers, reprenant le contrôle, ont ressenti le besoin de crier à l’unisson : « Whose streets ? Our streets ! ». La nuit suivante, le siège du syndicat de police a vu ses fenêtres brisées, ses murs tagués et ses véhicules de service vandalisés. Le syndicat a répondu en affichant sur sa porte une pancarte : « Ouvert. Nous ne serons jamais vaincus ». Un porte-parole du syndicat a déclaré à la presse ce jour-là que les vandales « tentaient de nous intimider », qu’ils « nous avaient déclaré la guerre » – et de fait, depuis cet événement, les policiers de ce pays n’ont cessé de se plaindre de subir la « haine » de la population. Combien de fois les policiers ont-ils « posé un genou à terre » comme Colin Kaepernick, l’été dernier ? Mais cela ne concerne pas seulement la police. Lorsque les propriétaires écrivent sur les vitrines de leurs magasins « propriétaire issu d’une minorité » dans l’espoir d’échapper au pillage et à l’incendie, nous voyons une logique similaire en jeu : la petite bourgeoisie, voyant que le régime de propriété est remis en question, traduit son droit à la propriété dans le langage des politiques de l’identité utilisées par les courants « anti-oppression » du mouvement social. Dans les deux cas, c’est comme si une structure socio-institutionnelle en déroute, constatant que sa légitimité est mise à mal, se mettait soudain à parler non plus dans les termes de la voix majoritaire de la loi mais plutôt dans ceux de n’importe quelle clique ou bande organisée. En reprenant les chants des manifestations et les slogans des pancartes, la domination sociale adopte spontanément les contours du mouvement social pour réaffirmer sa crédibilité.

Plus profondément, cependant, si aucun mouvement social ne peut renverser l’ordre racial de ce continent, c’est parce que celui-ci provient à l’origine d’un mouvement social. Le diagram racial qui structure les Amériques ne commence proprement pas à Port Comfort, en Virginie, en 1619 [21] ; il a été forgé exactement cent ans plus tôt, sous la forme d’un plaidoyer pour répondre à la souffrance des « Indiens » (en partie civilisés, en partie sauvages), à laquelle l’esclavage des Africains offrait une solution [22]. La proposition d’importer massivement des esclaves du Portugal vers les Amériques était l’une des premières “réussites” de la rationalité décoloniale alors naissante, lorsque le grand « protecteur des Indiens » Bartholomé de Las Casas a proposé, lors de son audience de 1520 avec la couronne, de remplacer la main-d’œuvre récalcitrante et en déclin démographique des populations indigènes par des Africains, groupe qu’il pensait « mieux adapté » à une vie de labeur éreintante qui conduit à une mort sociale [23]. C’est par le biais du geste civilisateur de Las Casas que l’oppression des Noirs est entrée en Amérique, par la distinction entre les prétendants légitimes au manteau de la civilisation (ses partenaires mineurs) et ceux qui ne peuvent ni ne veulent jamais y trouver une place, parce qu’ils ne figurent pas sur sa « carte anthropologique » [24]. L’analogie civilisationnelle entre le colon et le Natif que Las Casas a mobilisée dans sa lutte pour garantir la reconnaissance des « Indiens » au sein de la communauté universelle de l’humanité était fondée à la fois économiquement et ontologiquement sur la fongibilité [25] des esclaves africains. En d’autres termes, lorsque le racisme envers les Noirs a pour la première fois navigué vers les Amériques, il s’était déjà racheté une conscience sous le drapeau de la politique de respectabilité.

L’ordre racial du « Nouveau Monde » n’a fonctionné comme machine binaire (civilisé/sauvage) que pendant une trentaine d’années ; dès les années 1520, il est devenu une structure ternaire (majeur/mineur/non-sujet). Sa ratification a été instauré par un antiracisme décolonial qui avait compris que, si l’on voulait que les « Indiens » deviennent des partenaires subalternes de la civilisation occidentale, il ne fallait pas remettre en cause l’esclavage des Africains. Bien sûr, si Las Casas a plaidé cette cause auprès de l’Empire pendant près d’un demi-siècle, cela n’a guère contribué à arrêter le génocide des Natifs américains. En revanche, cela a servi à instaurer un dispositif social triangulaire qui est aujourd’hui toujours en place. Ce n’est qu’une ironie apparente si Las Casas, « l’homme vilipendé à plusieurs reprises pour avoir encouragé, en hypocrite, les débuts de la traite des esclaves africains », soit plus tard considéré comme « l’un des pères spirituels et philosophiques du mouvement abolitionniste né un siècle et demi après sa mort [26] ». Si cette ironie a perduré tout l’été dernier, elle s’est depuis dissipée. Par son moralisme, son pseudo-universalisme, la naïveté de sa foi dans les valeurs chrétiennes et dans sa conscience de classe dominante, Las Casas reste le père caché de la gauche occidentale avant la lettre. Le fait que l’institution d’asservissement des Noirs – l’esclavage – ait traversé l’Atlantique validée par un geste humanitaire salvateur nous rappelle avec pertinence que l’Occident est une civilisation qui ne peut sauver les uns de sa main gauche qu’en conduisant au fouet les autres de sa main droite.

Ce point de vue nous fournit également un indice sur la manière de (et de ne pas) lutter. La fonction ultime du diagram racial ternaire n’était pas seulement de légitimer la rapine et l’asservissement des vies non-européennes, c’était aussi un effort désespéré pour colmater les fissures qui menaçaient la fiction de sa domination : la fiction en soi d’une civilisation unitaire. Afin de défendre l’idée que la prétention chrétienne à la vérité absolue était universelle et pour affronter la crise anthropologique majeure qui la menaçait de l’extérieur (« la possibilité d’une multitudes d’autres mondes concrets [27] ») mais aussi déjà de l’intérieur sous la forme d’une paysannerie indisciplinée, la civilisation Chrétienne avait besoin d’une figure liminaire. Comme l’a montré Ronald Judy, si les Indiens n’étaient pas considérés comme « irrationnels  » mais déraisonnables à la manière des enfants, c’est parce que l’attribution d’un statut de « civilisés potentiels » permettait à l’idéologie européenne d’assimiler et désactiver la menace qu’ils représentaient ; de les reléguer à une altérité inoffensive. Parce que l’associé subalterne [junior partner] racialisé se tient à cheval entre l’intérieur et l’extérieur, la raison et la déraison, il permet à l’épistémologie civilisationnelle de se positionner à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de son propre ordre, et donc d’en maîtriser les contours. C’est en devenant le principe d’elle-même et de son autre, en faisant de son actualité le destin de toute potentialité, en apprenant à anticiper les forces de subversion et à leur accorder une place (subordonnée) dans son monde que l’humanisme devint le paradigme qui gouverne le social. « Le moment de l’histoire occidentale où la reconnaissance de mondes alternatifs devient possible (lors de la rencontre des Espagnols avec les Aztèques) est aussi le moment où l’humanisme atteint son hégémonie [28] ».

En ressort une ambivalence éthique devenue fondamentale pour la modernité, comme l’a montré Frank B. Wilderson : devons-nous imaginer l’émancipation en termes d’analogie entre « sauvage » et « colon », et nous organiser en revendiquant la souveraineté, l’humanité, l’inclusion et la reconnaissance (ce que fait le mouvement social) [29] ? Ou – et cela fonde l’héritage de la trahison raciale aux États-Unis – devons-nous poursuivre une alliance paradigmatique avec la noirceur [blackness], et déserter le projet de l’humanisme occidental ? C’est une décision qui doit être prise non seulement par les autochtones d’Amérique du Nord et les Juifs, dont la grammaire de la souffrance les laisse suspendus entre la dis-location génocidaire et la souveraineté subalterne, mais aussi par tout le monde. Ceux qui ne sont pas autochtones doivent également décider d’« ajuster ou non leur logique » à celle de l’ontologie génocidaire ou de se réconcilier avec le racisme contre les Noirs [30]. Cependant, si Wilderson considère que ce choix ne peut mener qu’à l’impossibilité d’appartenir au monde [worldlessness] et à la mort ontologique, l’insistance de Judy sur la racialisation comme réponse à la « possibilité d’une multitude d’autres mondes concrets  » ouvre une autre voie : alors que le mouvement social hérite du projet civilisationnel qui consiste à intégrer toute extériorité et toute altérité via des inclusions partielles, tout en noircissant [blackening] ce qu’il ne peut digérer, la trahison raciale ne cherche pas à inclure mais à faire exploser la fiction même d’une société unifiée, en permettant à la multiplicité des mondes et des formes de vie que la société écrase sous son poids de jaillir.

On peut peut-être comprendre la récente réhabilitation de la pensée « vitaliste » en Amérique du Nord dans une perspective similaire : il ne s’agit pas tant de l’importation de la pensée communiste européenne que de la continuité de l’héritage américain de la trahison raciale sécessionniste. Une fois arrachée aux mâchoires de l’extrême-droite spiritualiste [31], une idée affective de la vie peut nous permettre de percevoir la multiplicité vitale qui gronde impitoyablement sous la surface de l’unité apparente de la civilisation, et de saper sa prétention à intégrer tous les sujets réels et potentiels. Par exemple, en appliquant cette idée au mouvement George Floyd, H. Bolin et Sonali Gupta décrivent la viralité des foules combattantes en ces termes : « [c’est] un mode de contagion qui déstabilise la manière dont les groupes constitués se connectent les uns avec les autres et qui brouille leur position au sein de l’ordre établi, en vue de préparer le terrain sur lequel les pouvoirs destituants peuvent émerger [32] ».

Les stratégies néo-abolitionnistes anti-carcérales et les « réformes non réformistes » [33] qui ont débuté dans les années quatre-vingt étaient censées intervenir frontalement contre la gauche carcérale de l’époque, en aidant à « imaginer la possibilité de réduire le complexe industrialo-carcéral et ainsi mettre fin à l’omniprésence de l’emprisonnement ». Mais avec le retour du mouvement réel, les abolitionnistes sont désormais confrontés à un choix délicat : s’accrocher à la stratégie des « réformes non réformistes » ou accepter la stratégie démolir-pour-abolir, apparue en réponse au meurtre de George Floyd. Si la trajectoire initiale de l’abolitionnisme a été détournée, pour que se produisent – dans le mouvement réel – de nouvelles échappées, il sera nécessaire de casser le cadre.

Le mouvement réel peut être capté et canalisé dans le mouvement social, il en est de même pour les organisations du mouvement social : elles peuvent être traversées par des devenirs qui les mettent en contact avec le mouvement réel et qui leur permettent de dépasser le cadre gestionnaire. C’est ce qui s’est passé au moment où le cortège de tête a transformé en mème le mouvement contre la loi Travail [34]. C’est ce qui est arrivé l’été dernier quand les organisations officielles BLM à Chicago se sont laissées entraîner dans des confrontations [35] physiques [36] avec la police et quelques « étreintes taboues » [37] avec des pillards emprisonnés. C’est ce qui s’est passé dans le cas de la « culture frontliner » à Portland, lorsque des groupes nouveaux et variés ont commencé à débarquer au Justice Center avec des masques à gaz et des équipements de hockey, prêts pour la confrontation. Comme cela arrive souvent, un grand nombre de ces devenirs ont fini par être bloqués, détournés ou piégés dans une résurgence de la conscience activiste. Mais ces défections et ces recompositions ont été de véritables moments de dé-subjectivation et de désertion.

Il ne s’agit ni d’abandonner les mouvements sociaux, ni de nous jeter dedans ; nous devons plutôt faire exploser leur cadre, les faire éclater, les forcer à rencontrer leur dehors et les maintenir dans ce contact. En bref, il faut les faire fuire. Ce que nous voulons est à la fois plus et moins qu’un mouvement social : plus antagoniste que ce que le cadre institutionnel ne pourra jamais exprimer (plus contagieux, plus viral, plus complexe, un mouvement qui puisse absorber les devenirs, les mutations, les autodestructions et la renaissance des sujets, et pas seulement la « reconnaissance » de leurs revendications actuelles) mais aussi moins qu’un mouvement social, car nous ne voulons pas toujours « apparaître » comme une entité sociale (pour les autres ou aux yeux du pouvoir), nous ne voulons pas jouer au jeu du discours, du dialogue, de la critique ou de la négociation. Nous sommes fatigués de ces jeux dont les règles sont truquées dès le départ.

L’anthropologue Pierres Clastres définit les « sociétés primitives » ou « sans classe » par les techniques qu’elles développent pour maintenir la fonction de l’État en suspend. Dans la même idée, nous devrions aujourd’hui chercher à identifier quelles caractéristiques ou quels aspects permettent aux luttes de de se prémunir d’une capture de l’État mais aussi du dispositif du mouvement social. C’est, une fois encore, la raison pour laquelle certains d’entre nous ont commencé à théoriser la révolte et les potentialités communistes selon le schéma de la mémétique partisane. Les mèmes nous invitent à prendre au sérieux nos perceptions personnelles, puisqu’elles nous appellent à y répondre, à les répéter, en suivant les contours de notre propre vie, de notre propre situation, à y répondre d’une manière qui se répercute sur notre corps, tout en sapant les séparations figées par lesquelles l’ordre racial gouverne notre isolement. Pourtant, sur le long terme, cela ne suffit pas en soi à faire de nous des révolutionnaires. Les mèmes ne suffisent pas à fournir une forme vivante qui nous permette d’exister ensemble sur le long terme, d’habiter ensemble un monde partagé. Ce qu’ils peuvent faire, c’est faire fuir le dispositif du mouvement social, casser son cadre, refuser de se reconnaître et d’être reconnu par les discours et les représentations, rejeter sa temporalité épisodique, et stopper sa tendance à adopter, dans son langage pratique, les formes du sujet gouvernemental. Mais ces pratiques ne suffisent pas à échapper aux récupérations, aux captures ou aux épuisements cycliques, pas plus qu’elles ne constituent un terreau dans lequel nous pouvons nous enraciner à long terme. Le mème est un train en marche. À long terme, nous devons planter nos racines dans quelque chose d’un peu plus stable.

Contrairement aux Gilets Jaunes qui, en s’installant sur les ronds-points, ont déplacé le lieu du politique dans des endroits extrêmement proches de la vie quotidienne et l’ont filtrée par des blocages collectifs et des cabanes construites sur place, les efforts de territorialisation de la révolte George Floyd ont donné des résultats mitigés et souvent décevants. De la CHAZ à Seattle à la paranoïa armée de la zone sans flic du Wendy’s à Atlanta [38], les expériences de création de lieux – trop hétérogènes sur le plan local pour être résumées en un seul modèle – n’ont généralement pas réussi à être suffisamment cohérentes pour dépasser le temps suspendu du mouvement. L’horizon du soulèvement George Floyd est resté, pour le meilleur ou pour le pire, l’horizon de l’émeute, et une fois ses capacités d’offensives étouffées, le mouvement réel n’a eu d’autre possibilité que de reculer.

Émeute politique et casse

Les capacités offensives du mouvement, ainsi que la perception qu’il a eu de sa propre puissance, se divisent en deux dynamiques. D’une part, les émeutes politiques visent les symboles et les lieux de pouvoir de l’État (mairies, palais de justice, commissariats de police, monuments et statues, mais aussi les médias) ; d’autre part, la casse [storefront riots] cible les marchandises, depuis les grandes surfaces et les banques jusqu’aux stations-services 7-11 , aux magasins de téléphones portables, aux magasins Gamestops, etc. Alors que l’émeute politique adopte généralement une géographie stationnaire dans laquelle la foule tente de repousser les lignes de police et, si possible, de couler le navire ennemi, la casse se définit par une foule mobile qui fuit la police. Si ces deux phénomènes peuvent se produire le même jour, voire dans le même espace environnant (comme à Minneapolis), ils se distinguent non seulement par le choix des cibles, mais aussi par le dynamisme affectif qui organise la foule : avançons-nous ensemble ou reculons-nous, allons-nous au contact ou nous éloignons-nous ? L’objectif est-il d’attaquer et de disperser la police, ou de l’éviter aussi longtemps que possible, tout en profitant de notre liberté momentanée ? Alors que l’émeute politique repose sur une mentalité de siège et dépend d’une conflictualité soutenue avec les agents qui défendent les bâtiments hautement symboliques du pouvoir d’État (par exemple, le Justice Center de Portland), pour ce qui est de la casse, l’expérience du pouvoir collectif est ressentie à travers un maelström de vandalisme, de pillage et d’incendie qui constelle sa trajectoire [39].

En général, lorsque les foules sont chassées des cibles étatiques, les émeutes politiques se transforment en épisodes de casse [40]. Parfois, les foules mobiles peuvent rencontrer des bâtiments étatiques en chemin, comme ce fut le cas lorsque le Bureau des services correctionnels a été incendié à Kenosha la deuxième nuit d’émeutes, mais cela ne remet pas fondamentalement en question la différence de dynamique en jeu entre les deux manières d’agir. Cette différence constitue le noyau de vérité au milieu du mensonge cynique proféré par l’État lorsqu’il tente, dans le cadre de sa stratégie de division et de conquête, de creuser un fossé entre les « bons » et les « mauvais émeutiers ». En réalité, la foule était déjà divisée, même si aucune des deux parties ne peut être réduite, comme l’État a cherché à le faire, à de la « criminalité pure » [41].

La combinaison de ces deux directions a entraîné une vague de destruction matérielle dépassant toutes les émeutes nord-américaines du vingtième siècle. Rien qu’entre le 26 mai et le 8 juin, on a recensé [42] entre un et deux milliards de dollars de dégâts et des mobilisations ont eu lieu dans pas moins de 1700 grandes et petites villes.

La paix libérale-démocratique ayant volé en éclats, la classe dirigeante a mobilisé toutes ses forces pour contenir cet assaut. Bien habituée aux « guerres de positions » [siege battles], la police n’a eu que peu de mal à encaisser les affrontements qui se contentaient de rester stationnaires. Même quand ceux-ci se sont éternisés, comme à Portland, les forces de l’ordre n’ont certainement jamais vraiment craint de devoir déplorer des morts ni de devoir céder leurs bases à la foule. En revanche, la rapidité et l’agilité des pillages en voiture ont créé des problèmes imprévus : la police gagnait un bloc pour en perdre un autre, et dès qu’elle se retirait du premier endroit, les pillards revenaient [43]. Incapable de se battre mano a mano à l’échelle de la ville entière, la police a été obligée de trouver une autre méthode pour reprendre pied sur ce terrain. En conséquence, les forces de l’ordre ont initié une séquence sans précédent de contre-insurrection basée sur les infrastructures. À cet égard, la ville de Chicago a été pionnière en la matière. En réponse à la deuxième vague de pillages menés par des convois entre le 10 et le 12 août, la ville cybernétique a été remplacée par une architecture de forteresse médiévale conçue pour bloquer certains flux de circulation : les ponts ont été relevés, les bus de la ville ont été transformé en barricades mobiles et en navettes pour la police anti-émeutes, des camions d’assainissement, de déchets et de sel ont été déployés pour bloquer les routes et les autoroutes, des barrières en béton ont été installées dans les quartiers commerçants, etc. L’objectif était évident pour tout le monde : isoler concrètement la population noire des quartiers riches, lever le pont-levis du château face aux contrées sauvages qui l’entoure.

La contre-insurrection basée sur les infrastructures comporte des risques pour le pouvoir en place. À mesure que les moyens de reproduction de la ville sont mobilisés sur le théâtre des hostilités, le voile d’unité sociale qui recouvre la ville en temps de paix se rompt. Ainsi, en poussant l’ordre policier à réagir sur le plan des infrastructures, les pillages menés par des convois de voitures ont fini de destituer la fiction de paix sociale, une destitution sans précédent amorcée par les émeutes de la fin mai [44]. Toute prétention à la neutralité s’effondre : la police et les politiciens serrent les rangs et défendent comme un gang (ce qu’ils sont) leur territoire et les transports en commun sont brutalement suspendus [45]. Les villes du Capital se révèlent être à peine plus qu’un ensemble de dispositifs conçus pour canaliser la richesse vers les quartiers blancs tout en contenant à la marge le prolétariat racialisé dont elles dépendent, « inclus en tant qu’exclus  ». Cette destitution visionnaire du pouvoir a marqué la limite ultime que la révolte de 2020 était capable d’atteindre, exposant de manière nue la cruauté sociale et la fragilité matérielle sur lesquelles repose le pouvoir économique et policier. Elle a prouvé qu’avec suffisamment de détermination, le contrôle des grandes villes américaines peut être arraché à la police pendant des jours et des jours, et que les avenues où vivent les riches peuvent être dévastées.

Mais la contre-offensive de la classe dirigeante a été rapide et efficace. Une fois ses centres symboliques évacués, ses vitrines huppées verrouillées ou placées sous surveillance policière 24 heures sur 24, les insurgés ont généralement été incapables de développer des stratégies alternatives efficaces pour poursuivre l’offensive. Il a été facile d’humilier le pouvoir, mais difficile de le faire tomber. C’est dans cette optique, en prenant un peu de recul, que la double dynamique de l’émeute politique et de la casse apparaît maintenant sous un jour différent, presque comme si cette division (entre polis et oikos) constituait les deux extrémités d’un seul dispositif dans lequel le pouvoir de l’insurrection s’était laissé piéger. À quoi ressemblerait le dépassement d’un tel dispositif ?

Selon un certain courant de pensée d’ultragauche, il faut que le vandalisme contre les marchandises remonte la chaîne d’approvisionnement en sens inverse, que la casse se transforme en un vandalisme contre les infrastructures capable de s’attaquer à la logistique policière ’en perturbant les flux circulatoires sur lesquels repose l’économie. De ce point de vue [46], court-circuiter le réseau artériel de la circulation capitaliste en ciblant les ports, les entrepôts et les usines représente une menace bien plus grande pour le pouvoir que de vider les points de vente dans les quartiers commerçants. D’où le suspense intense [47] qui a précédé le verdict de Breonna Taylor [48], tandis que les matérialistes fantasmaient des émeutes qui franchiraient le pas et perturberaient le WorldPort d’UPS, une artère clé de la circulation régionale des marchandises [49].

Plutôt que de partir de la carte du Capital et de travailler à rebours, nous devrions nous demander comment les impulsions que le mouvement lui-même a engendrées pourraient être poursuivies dans de nouvelles directions. D’une part, il est indéniable que les pillages en voitures (sans parler des pillages des trains de marchandises [50]) comportent déjà un certain degré de logistique partisane (communication cryptée, coordination mobile, maîtrise du terrain, entrée/sortie, etc.), mais celle-ci reste pourtant subordonnée à la dynamique de la casse [51]. D’autre part, les occupations de la CHAZ/CHOP à Seattle, de la place en face du Justice Center fédéral à Portland et devant l’hôtel de ville de New-York témoignent toutes d’un puissant élan pour lancer des occupations pérennes. Pourtant le choix des emplacements a été subordonné à la dynamique de l’émeute politique [52].

Pour que le mouvement puisse briser le dispositif qui a capturé sa puissance, il faudrait dégager la tendance qu’a un mouvement à toujours vouloir se lancer dans des occupations de son inscription unilatérale dans l’émeute politique. Et deuxièmement, il faudrait étendre l’intelligence logistique du pillage menés par les convois de voitures au-delà de la forme de la casse.

Il est possible (mais pas si facile) d’imaginer que la culture frontliner, qui s’est généralement limitée à des affrontements de rue avec la police, fasse émerger un réel antagonisme contre le contexte des infrastructures. Au cours de l’insurrection contre l’autoritarisme de l’État chinois à Hong Kong, la dialectique de la répression et des ripostes s’est intensifiée au point que les jeunes manifestants ont déclaré la chasse ouverte au système de transport public de la ville. Quatre ans plus tôt, après le meurtre de Rémi Fraise en France, les ZADistes se sont associés à des collectifs de victimes de violence policière pour organiser un week-end d’actions devant une usine de munitions de la police [53], avec pour résultat des manifestations fougueuses et tellement risquées qu’elles ont entraîné la fermeture de l’usine pendant plusieurs jours. Si ces deux approches prennent leur force dans une vision qui dépasse l’ennemi social pour viser les réseaux d’infrastructures dont dépend son pouvoir, leur faiblesse se loge dans le fait que ces attaques, leur perpétuation et, dans le cas de l’usine de Nobelsport, l’éloignement du site par rapport à l’espace de la vie quotidienne des contestataires, requièrent une volonté épuisante.

À cet égard, lorsqu’il s’agit de combiner l’initiative logistique et la création d’occupations, le modèle inégalé reste celui des ronds-points des gilets jaunes [54]. En s’insérant dans l’espace et le temps de la vie quotidienne, en bloquant la circulation non pas à l’endroit le plus important pour le capital mais là où le capital entre dans l’espace de la vie quotidienne (par les bretelles d’autoroute des zones péri-urbaines), ils ont politisé la membrane entre la vie et l’argent dans les conditions qu’ils avaient choisi. Le véritable horizon stratégique des blocages de l’arrière-pays n’est pas de suspendre tout court les flux de l’économie, mais de produire des bases territoriales habitées dans lesquels les flux de l’économie sont restaurés à un niveau où ils peuvent être saisis et choisis, sur la carte de la vie quotidienne. Comme les blocages [55] érigés par les enseignants d’Oaxaca en 2016 l’avaient déjà clairement démontré, les blocages réussis sont sélectifs. Le modèle n’est pas celui de la tranchée mais celui du filtre : les entreprises ennemies sont refoulées ou pillées, tandis qu’on laisse passer les membres de la communauté avec un sourire complice [56].

Cependant, un tel saut dans le contexte américain impliquerait une mutation qualitative pour laquelle il n’existe pas de chemin tout tracé. Un nouveau répertoire mémétique serait nécessaire, qui s’adresserait non seulement aux banlieues en déclin, mais aussi aux arrière-pays[hinterland] plus éloignés : occupations de stations-service et de postes de péage, opérations escargots, occupations de centres commerciaux vacants, pillage coordonné d’entrepôts Amazon et de trains de marchandises, etc. Rien de tout cela ne peut se produire sans que le mouvement ne pose le problème de manière radicalement différente.

Le choix du terrain d’affrontement est toujours une manière de se questionner sur la nature même de la guerre que l’on mène. Le problème de la logistique, tout comme celui du lieu, doit être interrogé de ce point de vue. Il n’y a pas de lien inhérent entre l’émeute, la grève et le blocage des infrastructures, pas plus qu’on ne peut envisager d’intensification naturelle ou quantitative, ni que celle-ci relierait organiquement ces différentes actions. Nous sommes ici confrontés à l’un des défis ultimes auquel tout mouvement insurrectionnel doit faire face : comment passer d’une conception de la guerre à une autre, d’une image de victoire à une autre, comment changer la nature du conflit tout en combattant ? Comment s’engager dans un conflit d’une part, mais aussi comment mener un « conflit dans le conflit », depuis l’intérieur, de sorte que nous puissions poser un nouveau problème [57] ?

Un nouveau soulèvement contre les meurtres de personnes noires perpétrés par la police pourrait-il ouvrir suffisamment largement le vortex pour mettre à mal le commandement capitaliste ? Est-il possible, depuis l’intérieur du moment démolitioniste, d’imaginer un deuxième, troisième ou quatrième « marqueur rythmique » qui introduirait une autre dynamique dans ces révoltes, comme cela s’est produit au Chili, lorsque la rébellion mémétique initiée par les étudiants a muté et a absorbé la rage des féministes, des communautés indigènes, des anarchistes et d’autres groupes, devenant un antagonisme général dans lequel la notion même de pouvoir constituant devient saisissable [58] ?

Sans fin

Inutile de dire que ce monde est au bord du précipice. Les preuves sont partout. Pourtant, la catastrophe que nous vivons ne rend pas pour autant la révolution certaine. Ce qui est décisif, ce n’est pas de dénoncer ou de critiquer, mais d’étudier les coutures qui permettent aux situations de se fendre, qui laissent les antagonismes se propager et se généraliser, rétablissant mouvement et confiance dans nos vies ici et maintenant. Les luttes contemporaines ne se développent pas à partir d’idées ou d’idéologies, mais à partir de gestes qui donnent un sens à leur moment, des vérités situées qui méritent d’être défendues. Un million d’idées correctes sur le présent sont balayées par un seul acte qui modifie cette réalité.

Lorsque l’intolérable explose dans un nouveau scandale public, tout doit être fait pour le pousser à son irréversibilité. Comment, depuis le démolitionisme, pouvons-nous nous tourner vers les expériences collectives de partage non monétisé ? Comment arrêter et désactiver les organes de représentation qui cherchent à nous incorporer et à nous désarmer ? Comment quitter le terrain du social tout en créant sur notre chemin des espaces de communion, de désertion et de contact ? 

Si le mouvement s’est éteint pour l’instant, les fictions sur lesquelles repose la paix sociale restent plus fragiles que jamais. Rien n’est fini. Avec beaucoup de tact et un peu de chance, le prochain coup frappera encore plus fort.

Adrian Wohlleben, mai 2021.

[2La fête est finie, « Le bel enfer », 2004, http://lafeteestfinie.free.fr/enfer.htm.

[3Tobi Haslett, « Magic Actions, Looking back on the George Floyd rebellion » N+1, mai 2021. En ligne : https://nplusonemag.com/online-only/online-only/magic-actions/

[5Laurent Jeanpierre, In Girum, Les leçons politiques des ronds-points, Paris, La Découverte, 2019, p. 19. Autre exemple d’une formulation négative, particulièrement réfléchi mais en fin de compte inadéquat : le collectif Endnotes, qui a récemment caractérisé les mouvements révolutionnaires de notre époque de « non-mouvements », à la suite d’Asef Bayat. Voir Endnotes, « Onward Barbarians ». En ligne ici : https://lundi.am/Barbares-en-avant-Endnotes

[6Laurent Jeanpierre, In Girum, p. 27 : « Selon la majorité des gilets jaunes, la politique ne trouve pas sa consistance dans les discours et n’est pas avant tout affaire d’opinion, de revendications, de programme ».

[7Maurice Blanchot, « Affirmer la rupture » (1968), dans Écrits politiques, 1953-1993, p. 88-89. Par ailleurs, c’est ici qu’on trouve l’une des premières formulations rigoureuses du concept de pouvoir destituant.

[8Hannah Black, « Go Outside », Art Forum, décembre 2020. En ligne sur : https://www.artforum.com/print/202009/hannah-black-s-year-in-review-84376

[10[NdT] Appelée également « la Colonie Perdue », Croatan fut l’une des premières colonies en Amérique du Nord (dans l’actuelle Caroline du Nord). Un premier groupe de colons disparut mystérieusement en 1590 sans laisser de trace, mis à part le mot « Croatoan » gravé sur un arbre. Un second disparu après trois ans faute d’approvisionnement venant d’Angleterre. Il est probable que ces « disparitions » soient en réalité une simple assimilation aux populations indiennes environnantes.

[11[NdT] Les « guerres des Lowry » ont eu lieu en Caroline du Nord pendant la guerre civile. Menée par Henry Berry Lowry (dont le père et le frère furent assassinés par des soldats de la Confederate Home Guard), une bande composée d’Amérindiens, de Blancs pauvres et d’Afro-Américains ont mené une guérilla contre l’establishment sudiste de 1864 à 1872. Pendant près d’une décennie, Henry Berry Lowry mène des raids dans le sud de la Caroline du Nord, principalement dans le comté de Robeson, contre des Blancs de classe supérieure. Il participe à l’assassinat du « chef présumé » du Ku Klux Klan local. Il est alors le hors-la-loi le plus traqué de l’histoire de l’État. Après leurs opérations, les membres du groupe s’échappent prennent l’habitude de s’enfuir dans les marais environnants : une tactique qu’ils utiliseront à maintes reprises et qui s’avérera très efficace pour ne pas être capturé.

[12[NdT] Pendant la guerre de Sécession, en 1862, un fermier du Mississippi, Newton Knight, infirmier dans les rangs des États confédérés, prend la tête d’une révolte de déserteurs et d’esclaves noirs en fuite. Ils créent bientôt le Free State of Jones, un État rebelle où tous les hommes, Blancs et Noirs, sont égaux.

[14Bien qu’aucun de ces exemples ne soit exempt de contradictions, ils témoignent qu’au sein des différents groupes raciaux, les insurgés appauvris n’ont eu de cesse d’avoir pour objectif « l’égalité », les « désertions massives » et (selon le rapport du Conseil au gouverneur à la suite de la rébellion de Nathaniel Bacon) de « vains espoirs d’arracher l’ensemble du comté à sa Majesté et de le prendre en main ». Voir Howard Zinn, Histoire populaire des Etats-Unis, 2002.

[15Kiersten Solt, « Sept thèses sur la destitution (Après Endnotes) », février 2021, en ligne : https://lundi.am/Sept-theses-sur-la-destitution-apres-Endnotes.

[16Maurice Blanchot, La communauté inavouée, p. 16.

[17Keno Evol, « Daunte Wright : A Billion Clusters of Rebellion and Starlight », Mn Artists, avril 2021. En ligne : https://mnartists.walkerart.org/daunte-wright-a-billion-clusters-of-rebellion-and-starlight

[18David Galula, Contre-insurrection : théorie et pratique, 1964.

[19Laurent Jeanpierre, In Girum, p. 19.

[20Comme le note Phil Neel, peu importe que les gens de gauche qui mettent en œuvre cette répression de subsitution soient conscients de leur véritable rôle politique, ou qu’ils travaillent ouvertement avec la police. Le fait qu’« ils considèrent sincèrement qu’ils font avancer le mouvement, même s’ils l’étouffent » rend l’opération d’autant plus efficace. Voir le chapitre « La spirale » dans Hinterland.

[22« C’est ainsi que Las Casas et les planteurs pactisèrent. S’ils étaient à couteaux tirés sur le travail des Indiens, ils s’entendirent sur le travail des Noirs [...] La justice envers les Indiens fut achetée au prix de l’injustice envers les Africains. Le Protecteur belliqueux des Indiens devint un promoteur bienveillant de l’esclavage des Noirs et de la traite des esclaves ». Eric Williams, From Columbus to Castro, 1970, p.43. Bien que Las Casas ait plus tard regretté son idée, Williams note que ses regrets conservaient une grammaire raciste, et souligne une « erreur empirique » concernant la physionomie africaine mais ne remarque pas l’erreur de jugement moral universel sur la dignité de toute vie.

[23Bartholomé de Las Casas était un colon espagnol qui utilisera plus tard sa position religieuse pour tenter d’arrêter (ou, lorsque cela s’avérait impossible, de freiner) la vague de violence génocidaire qui s’est déchaînée contre les Natifs Américains durant les premières phases de la colonisation de l’Amérique centrale. Dans ses audiences avec le roi, il adopte une approche stratégique, remet en cause non pas la légitimité de la conquête en soi mais ses méthodes ; il insiste sur la morale et l’urgence matérielle-financière d’introduire dans les missions coloniales l’ordre et la surveillance qui, il espère, mettront un frein à la violence gratuite des colons. En cela, on peut considérer qu’il préfigure des projets comme les comités de surveillance de la police ou les réformes politiques qui visent à réduire la violence de l’État sans le supprimer. En même temps, Las Casas a également été l’un des premier Européens à défendre la « juste cause » de la lutte armée pour l’autodétermination des « Indiens », ce qui lui valu d’être considéré pendant longtemps comme l’un des précurseurs des politiques décoloniales et abolitionnistes. Que l’on préfère souligner son rôle de colonisateur, de réformateur humaniste ou de partisan de la décolonisation (ou un mélange des trois), ce qui est certain, c’est que lorsqu’il commence à prendre conscience que « la civilisation n’est pas singulière mais plurielle », sa sensibilité à la « discontemporanéité des développements historiques et à la relativité de la position européenne » (comme l’a dit Enzensberger), Las Casas n’était pas seulement le premier sujet véritablement moderne, mais la figure qui illustre le mieux le dispositif par lequel la conscience politique moderne recouvre cette conscience par une subsomption morale de l’altérité, et par la ruse de l’analogie avec laquelle la modernité tente de gouverner son propre extérieur. (Citation extraite de Hans Magnus Enzensberger, « Las Casas, or a Look Backwards into the Future », Zig Zag : The Politics of Culture and Vice Versa, 1998, p. 90-93).

[25Voir Saidiya Hartman, Scenes of subjection.

[26Lawrence Clayton, « Bartolomé de las Casas and the African Slave Trade », History Compass, 7/6, 2009.

[27Ronald Judy, (Dis)forming the American Canon : African-Arabic Slave Narratives and the Vernacular, 1993, p. 81.

[28Ronald Judy, (Dis)forming the American Canon, 83 : « La pensée, en tant que partie de l’essence de l’homme, est considérée comme ce qui permet de distinguer le bien du mal, mais elle le fait selon un ordre universel qui traduit logiquement les praecepta prima en préceptes secondaires qui servent de base à tous les codes de comportement social » (c’est moi qui souligne).

[29Cette analogie jette les bases de « l’ensemble des questions intra-coloniales qui fondent les dilemmes éthiques [de l’Occident] (c’est-à-dire le marxisme, le féminisme, la psychanalyse) ». Frank B. Wilderson, Red, White, and Black : Cinema and the Structure of U.S. Antagonisms, 2010, p. 215-219.

[30Wilderson, Red, White, and Black, p. 219.

[31Les « Indiens métropolitains » (indiani metropolitani) du mouvement autonome italien (et peut-être déjà dans le cercle autour de Cesarano une décennie auparavant) n’ont pas été les seuls à avoir tenté de ’remettre au goût du jour les politiques vitalistes dans le contexte d’un mouvement de jeunes antifascistes et anticapitalistes : on peut retrouver cette même tentative chez des groupes révolutionnaires américains des années soixante et soixante-dix, comme MOVE et Up Against the Wall/Motherfucker. Sur les vitalismes de gauche et de droite, voir Alberto Toscano, « Vital Strategies », en ligne : https://www.academia.edu/709389/Vital_strategies_Maurizio_Lazzarato_and_the_metaphysics_of_contemporary_capitalism

[32Sonali Gupta et H. Bolin, « Virality. Against a Standard Unit of Life » e-flux, février 2021. En ligne : https://www.e-flux.com/journal/115/373014/virality-against-a-standard-unit-of-life

[37[NdT] BLM Chicago a soutenu les personnes interpellées pour des pillages pendant le mouvement George Floyd. https://www.nbcchicago.com/news/local/black-lives-matter-on-chicago-looting-black-lives-more-important-than-downtown-corporations/2320685 .

[39Dans l’un des meilleurs textes produits l’été dernier, « The Siege of the Third Precinct of Minneapolis : An Account and an Analysis » (CrimethInc, juin 2020), ces deux dynamismes ne sont théorisés que du point de vue de l’agenda de l’émeute politique. Bien que la description proposée dans ce texte soit la plus proche de l’hostilité organisée qu’on a pu voir « sur le terrain », cette théorie de la composition est trop rapide pour appréhender tous les aspects de la situation dans un seul type de foule. Selon les auteurs, la caractéristique centrale qui autorise à prendre en compte le rôle des « pillards » dans la composition de la foule (à coté des médecins, des lanceurs de projectiles, des pointeurs de laser, des personnes qui prennent en charge les systèmes sonores ou de communication, etc.) lors d’une émeute politique c’est qu’ils contribuent à une « ingouvernabilité » généralisée de l’ensemble de la situation. Ce point de vue est compréhensible étant donné la brièveté de l’article, qui cherche à cartographier la constellation des forces ayant conduit à l’incendie du Third Precinct, mais il semble important de reconnaître la différence de nature entre les deux dynamismes au niveau de leurs cibles, de leur mouvement, ou encore de leur orientation par rapport à l’ennemi, etc. dans une théorie plus large de la « foule » insurgée au vingt-et-unième siècle. L’émeute politique et la casse constituent des types de foules distincts : même lorsqu’elles coexistent de part et d’autre d’un même parking, comme devant le magasin Target en face du Third Precinct, passer de l’une à l’autre implique une mutation et un devenir, un « resserrement » et un « relâchement » comme disait Elias Canetti.

[40Bien entendu, on peut voir de nombreuses variations locales ; parfois, l’une des dynamiques domine au détriment de l’autre. Par exemple, le long summer qu’a connu Portland a été marqué par des émeutes politiques très intenses, avec peu ou pas d’occasions de pillage, alors que les épisodes de casse à Chicago se sont déroulés sans aucune attaque contre les biens de l’État ni affrontements statiques entre la foule et la police.

[41À propos de la distinction entre les « bons » et « mauvais » émeutiers, voir Nevada, « Imaginary Enemies : Myth and Abolition in the Minneapolis Rebellion », Ill Will, novembre 2020. En ligne : https://illwill.com/imaginary-enemies. Là où la doctrine étatique parle de « bons » et de « mauvais » émeutiers, nous parlons d’émeutes politiques et de casse.

[43Shemon et Arturo ont analysé admirablement l’émergence de ces convois de voitures préparés au pillage après le meurtre de Walter Wallace à Philadelphie. Voir Shemon et Arturo, « Cars, Riots, and Black Liberation », Mute, novembre 2020. En ligne : https://www.metamute.org/editorial/articles/cars-riots-black-liberation. Cependant, j’ajouterais que la généalogie de la lutte avec des véhicules ne se limite en aucun cas aux révoltes pour la libération noire. Des opérations escargots de « Black Smoke Matters » [mobilisation de conducteurs de poids-lourds] aux essaims de trois mille motos et cyclomoteurs pendant le soulèvement de Porto Rico (https://twitter.com/ibrahimlpz/status/1151679742841671680), en passant par Hong Kong où des foules de gens se sont mis à faire le taxi pour mettre des manifestants à l’abri [pendant l’occupation de l’Université polytechnique en novembre 2019], le déploiement tactique de véhicules personnels est devenu une caractéristique de plus en plus présente dans la grammaire d’actions internationales. Chacun de ces cas constitue une innovation tactique parce qu’il transforme en force d’intervention l’usage de véhicules privés, mais en ce qui concerne sa transformation en arme, il me semble qu’une séquence particulière commence en 2016 lorsque, au plus fort des affrontements à Standing Rock, des véhicules individuels ont été utilisé pour faire des barricades et bloquer la route principale menant au chantier du DAPL, avant d’être incendiés par les manifestants que la police avait attaqués. Un an plus tard, la droite a répondu à Standing Rock : à Charlottesville en 2017, James Fields a délibérément foncé avec sa voiture dans une foule de manifestants antifascistes, assassinant Heather Heyer. Depuis lors, les véhicules sont devenus un élément tactique et affectif permanent dans les conflits à l’échelle de la rue, depuis les acrobaties et les convois d’assistance pendant le Covid jusqu’à la première apparition ratée de flottilles dans les mobilisations pro-Trump. Rien n’est plus américain que d’emmener à la manif tout ce qui traine dans son garage.

[44Le concept de destitution a été analysé dans une lettre publiée sur Ill Will l’année dernière (https://illwill.com/destitutioninterrupted) : « D’une part, [la destitution] renvoie à l’action de vider le gouvernement de ses fictions (sa prétention à l’universalité, à l’impartialité, à la légalité ou au consensus) ; d’autre part, il renvoie [à] la restauration d’une expérience pleine et positive. Les deux processus sont liés comme les deux faces d’un ruban de Möbius : là où ceux qui sont habituellement condamnés à être spectateurs du monde (les exclus, les impuissants) deviennent soudainement partie prenante de leur situation, participants actifs d’une polarisation éthique, la classe dirigeante est invariablement entraînée dans la polarisation et ne peut éviter de montrer son caractère partisan. La police devient un gang de plus parmi les gangs ».

[48[NdT] Jeune infirmière noire tuée par balles par des policiers lors d’une perquisition à son domicile dans la nuit du 12 au 13 mars 2020. La police a par la suite reconnu s’être trompé de domicile à perquisitionner.

[49Comme Shemon et Arturo l’ont récemment observé, il y a une « limite évidente entre l’émeute et la grève [logistique] », de sorte qu’il est peut-être tout simplement irréaliste de s’attendre à ce que BLM, en tant que mode d’action, autorise ou invite à dépasser le niveau des actions syndicales dans les usines, les entrepôts et les ports. Voir Shemon et Arturo, « After the Tear Gas Clears », It’s Going Down (interview en podcast), en ligne ici : https://itsgoingdown.org/after-the-tear-gas-clears-a-discussion-on-the-revolutionary-horizon-post-rebellion/. Le Wendy’s d’Atlanta est une exception dans cette série, car le choix du lieu n’obéissait à aucun des deux horizons indiqués ici ; il semble n’avoir eu d’autre horizon que lui-même.

[51Ce fait est parfois aussi bien observé par les pouvoirs en place. Comme l’a déclaré le président chilien Sebastián Pinera, « Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant [...] Nous sommes très conscients que [les manifestants] ont un degré d’organisation et de logistique qui est caractéristique d’une organisation criminelle » (discours public du 20 octobre 2019).

[52L’occupation du Wendy’s d’Atlanta est une exception dans cette séquence, puisqu’elle a lieu dans un quartier pauvre et majoritairement noir, loin des lieux de pouvoir et des vitrines.

[54Sur ce point, voir la discussion sur la destitution et le lieu dans Wohleben et Torino, « Memes with Force » (note de bas de page 1).

[56Comme l’expliquait à l’époque un enseignant de collège à NPR [https://www.npr.org/sections/parallels/2016/07/09/485274389/a-mexican-teachers-strike-turns-deadly], « [nous laissons passer] les voitures, mais pas les camions transportant des marchandises pour les grandes entreprises comme Wal-Mart et Coca-Cola ».

[57Sur ce point, voir K.N. et Paul Torino, « Life, War, Politics », Ill Will, novembre 2020. En ligne : https://illwill.com/life-war-politics. Parmi les meilleurs exemples des difficultés en jeu lorsqu’on mène un « conflit dans le conflit », on peut citer l’effort des habitants de la ZAD de Notre-dame-des-Landes, pour repenser et déplacer le cadre de leur lutte après que l’État leur a accordé une victoire et a annulé la construction de l’aéroport qu’ils bloquaient. Voir Mauvaise Troupe, « Considérations sur la victoire (et ses conséquences) », Lundi Matin, n°211, 8 octobre 2019.

[58Sur la révolte chilienne et l’idée de « marqueurs rythmiques » qui ont permis sa propagation, voir Rodrigo Karmy Bolton, « The Anarchy of Beginnings. Notes on the Rhythmicity of Revolt », Ill Will, mai 2020. En ligne : https://illwill.com/the-anarchy-of-beginnings-notes-on-the-rhythmicity-of-revolt. Il est intéressant de noter que le concept de Karmy reste situé de manière ambivalente entre le problème trotskiste d’une « convergence des luttes », qu’il veut manifestement éviter dans sa pensée de l’événement, et une autre image virale de la politique pour laquelle il n’a pas encore de nom. Loin d’être une faiblesse théorique, cette ambivalence est simplement le dilemme structurant de notre époque.

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