Maurepas

(in memoriam Babacar Gueye)

paru dans lundimatin#222, le 23 décembre 2019

« Pas né dans ce pays, dans ce néant, dans cette ville, ayant pris le risque par la mer d’y venir mal camouflé dans ma peau noire, je suis bien obligé de préciser – mais pour qui ? – que je n’ai rien d’autre à me mettre sur les os. À l’instant déjà, mon corps flotte au-dessus d’un escalier de trop d’étages, au- dessous d’ombres martiales que mon corps étalé ne paraît pas inquiéter, sauf sans doute un rien de nervosité qui fera penser à du courage.

Je vois deux endroits en même temps et ma peur de séparer les continents par une absence. La balle qui me tue n’a rien à dire, je me tais d’un silence qui a mal en essayant de l’entendre, mais c’est une balle stupide et orgueilleuse. Celui qui a tiré, qui a tiré cinq fois, et moi qui suis depuis si longtemps décharné, je ne sais où habiter ; sous quel toit, je ne sais où ranger en moi la mort. Comme à l’entraînement, il a tiré, mais là sur une cible que je croyais vivante comme je l’étais. Avait-il déjà coupé un homme en deux ? A-t-il eu froid dans le dos ? Le communiqué officiel, je l’entends déjà, on fait de moi un forcené, j’étais et je suis à jamais un homme à la ronde, l’homme le plus faible et le plus désarmé du monde.

Le cœur de la nuit ne m’a pas vu dormir et plutôt m’a fait peur. Ce que j’allais devenir, je me suis demandé, depuis ce temps que j’attends ce séjour, la carte pour être au plus près de ma sœur en toute normalité, toute réciprocité. Et vivre comme un bon citoyen d’ici ou d’ailleurs, ma patrie c’est le lieu où grandit mon avenir, mais à l’instant que devient-il ? J’étais à terre, abattu par la balle qui ne me répond pas et vous m’avez menotté les poignets dans le dos, comme si j’étais une menace, moi le menacé.Faut-il que peureux soient les agents et imbéciles pour qu’ils dégainent aussi facilement contre un homme perdu et impuissant ! Huit policiers contre moi, où avais-je ma chance ? Demain soixante- dix personnes choquées par ce drame qu’avec ma mort et malgré moi je constitue seront en bas l’immeuble, à me rendre hommage, à moi qui ne suis presque personne. Il faut mourir pour que cela arrive, un peu d’honneur, un peu de ça. Il faut avoir été abattu par la BAC locale pour mériter une telle et rare chaleur, quand elle est humaine.

Le consul du pays d’où je viens interdit aux ressortissants de venir me pleurer, on craint que je ne devienne voyant à force d’avoir été invisible. Il y a sans doute un accord entre les grands pour ne pas pleurer les petits, de quelque pays qu’ils soient ; il ne faut pleurer que les grands hommes, ceux qui commandent les polices et les armées. C’est en fait un silence imposé que certains reçoivent comme un cri de mépris et de racisme, par exemple le silence de Mme la maire Nathalie de cette ville, qui n’a pas voulu savoir cet accident que fut ma mort – je n’ai pas même dit cet assassinat, je ne veux heurter personne. Si elle l’a su, elle a très bien su le taire, ne pas se salir les lèvres avec mon nom. C’eût été désavouer sa police, et elle en a besoin pour garder son pouvoir. Dur métier que celui de Maire. Dur métier que de cacher sa compassion.

Justice, un mot enfantin que je prononçais souvent quand j’étais enfant. Je disais ce n’est pas juste, me plaignant de broutilles que je ressentais comme des scandales. C’est comme cela aussi que l’on grandit. Alors il y a cet avocat présenté par le fameux consul, celui qui a dit qu’il ne fallait pas faire de bruit. Un avocat compétent et motivé au point de lâcher le dossier à peine l’a- t-il reçu. Il faudra attendre presque deux ans pour que le dossier soit accessible aux plaignants. Elle ne dégaine pas vite, la justice. Ferait bien de prendre des cours à la BAC ! L’avocat suivant estima que l’aide juridictionnelle ne pouvait suffire à traiter le dossier, en un an et demi il n’a jamais fait signe, trop occupé par ailleurs avec, on le suppose, des affaires autrement juteuses. Ma mort n’intéresse décidément pas la justice. Je viens après tant d’autres, il est vrai. Je dois pourtant avouer que ça m’aurait fait plaisir d’exister un peu, même après ma mort. J’en suis pas sûr, mais je crois bien.

On sait maintenant que l’arme a disparu, la pièce à conviction, détruite soi-disant par erreur, elle ne parlera pas non plus, d’avoir sur moi craché cette nuit-là. On sait maintenant que je ne faisais pas, quand il a tiré, pas face au policier. On sait tout cela mais la police est plus forte qu’un mais, plus forte que jamais, et pourquoi aurait-elle tort ? Or je ne suis que mort, rien de plus, pas de quoi s’offusquer, la peur n’a pas le temps. Un homme qui meurt, c’est un trou ténébreux dans le noir du néant. Je l’ai écrit un jour qu’on me demandait d’écrire, écrire des mots sur moi, un début de portrait, qui sait ? : « Mes cheveux sont noirs comme la nuit, mes yeux noirs comme des hiboux. » Toi qui lis, tu me reconnais, tu sais qui je suis, une sombre victime de cette ville où tu vas, ce pays où je ne suis pas né, de cette balle surtout pas perdue. Pays où je ne suis pas né. Pas vraiment mort non plus, la mort n’est rien, sauf la mémoire. Sauf la mémoire et le cœur. Et la justice, qui sait ? l’âge de la justice. »

Jean-Claude Leroy (décembre 2019)

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