Mattarella et le passé opprimé

Paolo Virno

paru dans lundimatin#320, le 3 janvier 2022

Cet article, qui fut proposé sans succès au quotidien Il Manifesto et a finalement paru sur le site de la revue en ligne Machina, est un exercice sarcastique sur le discours que Sergio Mattarella, Président de la république italienne, a tenu le 9 mai 2021, pour rappeler l’anniversaire de l’assassinat d’Aldo Moro, président de la Démocratie chrétienne, par les Brigades Rouges, perpétré le 9 mai 1978.

Tout en affirmant que « la contestation de 1968 a représenté une forte stimulation pour le développement de modèles de vie aspirant à plus de justice et de cohésion sociale » (sic) et que « jamais la République [italienne] n’a identifié dans le conflit des opinions et leur confrontation un danger ou un ennemi » (re-sic), Mattarella a profité de l’occasion pour condamner les révoltes de masse des années 70, et leur intransigeance quelquefois violente, sans manquer de remercier le président Macron qui, quelques jours plus tôt, venait de lui offrir et d’offrir à son nouveau président du conseil et premier-de-la-‘classe’, Mario Draghi, l’extradition de Giovanni Alimonti, Luigi Bergamin, Enzo Calvitti, Roberta Cappelli, Maurizio Di Marzo, Narciso Manenti, Marina Petrella, Giorgio Pietrostefani, Raffaelle Venura et Sergio Tornaghi réfugiés en France depuis quarante ans. Il a parlé d’une « guerre asymétrique », c’est-à-dire unilatérale, contre l’État démocratique.

Cet article imagine – non sans quelque ironie sarcastique, justement – le discours que le Président Mattarella aurait pu et dû tenir en rappelant les innombrables victimes des balles ‘démocratiques’. Dans la seconde partie, il reconstruit à grands traits l’enjeu des luttes des années 70 : la première et unique tentative de révolution communiste au sein d’un capitalisme pleinement développé. Tentative manquée, mais qu’on ne peut nullement comparer à l’histoire d’un fou racontée par un poivrot.

Mattarella et le passé opprimé

Les mots s’épuisent et tu ne peux leur faire dire plus que ce qu’ils ont déjà dit. Ce qui, toutefois, n’est pas toujours vrai. J’étais persuadé que ce que j’avais dit et ce qu’avait dit Gianni Riotta et d’autres gars du chœur, en faisant l’éloge du président Mattarella, était désormais des mots sans force aucune, semblables à des nuées de moucherons étourdis par les flammes. Et puis j’ai écouté les méditations présidentielles sur les années 70, prononcées le 9 mai de cette année, à l’occasion de l’anniversaire de la mort d’Aldo Moro. Et j’ai lu l’entretien songeur et concerné sur le même sujet, accordé peu après à La Reppublica par le gardien de la Constitution. Je dois me dédire : mots et adjectifs reprennent force tout à coup et trépignent pour améliorer et corriger et amplifier les éloges déjà enregistrés.

J’ai longtemps hésité à écrire, convaincu que les faits sur lesquels Mattarella s’est attardé étaient bien connus de ceux qui avaient plus de soixante ans, mais non des jeunes travailleurs précaires qui, seuls, pouvaient semer le trouble et la panique dans le capitalisme contemporain. Si je me suis décidé, c’est parce que je ne parviens pas à mettre en sourdine l’avertissement d’un philosophe juif mort suicidé, selon lequel la rédemption du passé opprimé (les années 70, pour ce qui nous concerne) est entièrement confiée aux conflits les plus actuels, menés par des hommes et des femmes qui n’ont aucune familiarité avec ce passé. Une grève victorieuse des employés d’Amazon rachètera certains épisodes tumultueux d’il y a un demi siècle, leur restituant vérité et bonne humeur. C’est pour cela, par contre, qu’il ne me semble pas inutile de donner certaines informations, aussi efflanquées que des panneaux de signalisation, sur le passé opprimé qui attend sa rédemption des employés d’Amazon. J’apporte donc ici quelque remède, avec un retard embarrassant, au péché d’omission dont je me suis rendu coupable à propos de l’album de souvenirs suggestif que le garant de la démocratie, en proie à des états d’âme versatiles, a feuilleté en mai dernier.

Je ne me serai jamais attendu à ce que Mattarella nous rappelle à tous, avec un ton pudique et souffert, la mort violente de Giuseppe Sibilia et d’Angelo Sigona, le 2 décembre 1968, date inaugurale de la lutte armée dans notre pays. Deux ouvriers agricoles, Giuseppe et Angelo, massacrés à coups de fusil dans les environs de Avola par des serviteurs de l’État en uniforme, au cours d’une manifestation organisée pour obtenir une augmentation des salaires. Personne ne fut jugé ni condamné pour ce délit a regretté le Président. Et ceux qui aimaient ces deux hommes, qu’auront-ils pensé ? Il n’est pas rare, a observé Mattarella, que la douleur doive se résigner à la clandestinité. Les coupables ont été protégés par notre Ministère de l’Intérieur, sans qu’il soit nécessaire qu’ils trouvent refuge dans l’Espagne fasciste et complice. Après cette déclaration surprenante, Mattarella a reconnu que les tirs d’Avola ne furent pas un épisode isolé, mais bien au contraire un modèle techniquement reproductible. Quatre mois plus tard, le 9 avril 1969, la guerre asymétrique de l’État contre les révoltes des salariés fit à nouveau deux autres victimes et une centaine de blessés. À Battipaglia tombèrent sous les balles de la République Teresa Ricciardi et Carmine Citro, au cours d’un soulèvement de crève-la faim. Dans ce cas également, pas de procès, mais une complaisance rigoureuse de la part de la presse libre.

Sur les gestes inoubliables de la presse libre, notre Président a murmuré quelques mots hésitants et dubitatifs. Quand le cheminot Giuseppe Pinelli est tombé du quatrième étage d’un bureau de la Préfecture de police de Milan, où on lui demandait d’avouer sa responsabilité et celle d’autres anarchistes dans l’attentat de la Banque de l’Agriculture de Milan perpétré le 12 décembre 1969, un grand nombre de journaux ont supposé, avec une perspicacité indéniable, que ce suicide équivalait à une reconnaissance de culpabilité. Mattarella observe aujourd’hui que pour extorquer une confession très convoitée, depuis que l’État est l’État, on recoure quelquefois à des méthodes un peu brusques, et suspendre un corps dans le vide depuis le 4e étage d’un bâtiment appartenant à l’État fait partie de ces méthodes, et elle n’est même pas la plus brutale. Comment se fait-il, pense à voix haute le Président, que presque personne ne se soit demandé si le vol de Pinelli n’était pas le résultat d’un interrogatoire par trop insistant ? Nous demandons pardon, poursuit mortifié Mattarella, à notre frère cheminot, mort innocent. Mais nous demandons pardon aussi au danseur Pietro Valpreda, que les gazettes, se livrant à d’originales recherches physiognomiques (le visage de ce danseur ressemblait, selon lesdites gazettes, au museau d’une grenouille), firent passer avec exaltation pour le monstre poseur de bombe. Merci, mon Président, d’avoir trouvé autant de courage, même si ce fut deux générations trop tard.

Touchante et précise a été également, de la part de Mattarella, l’évocation répétée de l’assassinat des militants de la gauche révolutionnaire par les forces de l’ordre, au cœur de cette décennie fatale. Des noms modestes et désormais désuets ont été prononcés avec le respect réservé généralement à des personnages prestigieux : Giannino Zibecchi, Giorgiana Masi, Francesco Lorusso et d’autres encore. Puis, rappelant, avec un nœud dans la gorge, Aldo Moro, Mattarella a révélé le premier des informations qui seront publiées quelques jours plus tard par l’historien Miguel Gotor, ennemi implacable de l’extrémisme, dans les pages de l’Espresso. Fin 1969, Moro se serait rendu chez Giuseppe Saragat, le social-démocrate allié à la Démocratie chrétienne, alors Président de la République, en exigeant l’arrêt de cette succession d’attentats, orchestrés par des fascistes et des policiers, inspirés par le même Saragat (autant de gens fiables qu’il n’était pas question de balancer du haut de quelque quatrième étage que ce soit), et dont le but était la dissolution du Parlement italien et la proclamation de lois spéciales. En échange de ce renoncement, Moro aurait consenti à imputer aux anarchistes les bombes des derniers mois. Le corps inanimé retrouvé via Caetani, le 9 mai 1978, avait donné son aval, de son vivant, à la barbarie institutionnelle : au nom de l’intérêt national, bien entendu. De cela aussi, déclare Mattarella, nous devrons tenir compte en commémorant l’artisan du compromis historique. Celui qui répète comme un mantra exorcisant à quel point notre maître fut un homme bienveillant et qui n’aurait pas fait de mal à une mouche, doit s’efforcer de vaincre la peur du noir qui le tenaille. Un homme d’État ne manque pas de procédures pénales en cours à l’encontre d’ouvriers et de révolutionnaires. Et, il ne fait aucun doute que l’appellation d’homme d’État s’applique à Aldo Moro. Pleurons-le pour ce qu’il fut et ce qu’il fit effectivement : il le mérite, pas moins que quiconque.

Et cela suffit pour rendre honneur à l’objectivité soufferte dont a fait preuve le Président de tous les Italiens. Son discours, certainement inattendu et bénéfique, nous incite à ajouter quelques mots, eux aussi libérés de la lassitude qui pesait sur eux naguère, à propos de la révolution vaincue il y a maintenant de nombreuses années. Quelques mots destinés à dissiper l’atmosphère funeste qu’a pu susciter, bien malgré elle, la commisération de Mattarella pour les victimes de la guerre asymétrique intentée par l’État à des subversifs occasionnels, à commencer par Angelo Sigona et Giuseppe Sibilia, fusillés à Avola le 2 décembre 1968.

Ce serait complètement absurde, et même très mesquin, de décrire les années soixante et soixante-dix du siècle passé comme une succession de violences subies, un cocktail de prévarication et de persécutions, une résistance désespérée contre l’offensive de patrons boutefeux. C’est le contraire qui est vrai. Ce furent les années où eut lieu la première et unique tentative de révolution communiste au sein du capitalisme avancé. Aucune trace de lutte contre l’arriération ; aucune « question paysanne » à laquelle mettre un terme en combattant la faim et la pellagre ; un abandon rapide de l’amour mielleux pour les derniers et les marginaux, si précieux aux premiers et aux bien intégrés. Voici le catalogue : ralentir les rythmes de production, réduire à l’évanouissement ceux qui s’arrogeaient le droit de les établir, éradiquer les heures supplémentaires, arracher des augmentations égales pour tous sur le salaire minimum, intimider les directions d’entreprises, identifier dans toutes les articulations de la vie collective (école, transports, appareils de communication, organisation des lieux de résidence, etc.) deux intérêts opposés, parmi lesquels un compromis est aussi probable que la conversion des moineaux à la chasteté. Dans les années évoquées par le président Mattarella, s’est développé un impertinent pouvoir ouvrier à l’intérieur des ateliers et aussi dans la sphère publique métropolitaine. Tandis que Pasolini maudissait les « besoins induits » par la société de consommation chez les gens du peuple, jusqu’alors voués à une admirable sobriété, les ouvriers d’usine, désireux de consommer à la hâte les biens de ce monde, firent tout ce qui était possible (un possible rendu tel, c’est-à-dire possible, uniquement du fait qu’il était illégal) pour se débarrasser de cet horrible besoin induit qu’est le travail salarié.

Révolution contre le capitalisme à son apogée. Révolution privée des circonstances atténuantes concédées de manière bienveillante à ceux qui résistent au fascisme ou sabotent l’autocratie. Révolution violente, comme c’est bizarre ! Révolution perdue dans un affrontement sans trêve, tout en cris et sans chuchotements, dans la deuxième moitié des années 70. Mais voici que s’avance, d’un pas balancé, une question subtile, inévitable comme le sommeil ou l’éternuement : des erreurs de toutes sortes ne furent-elles pas commises de la part des révolutionnaires ? Avant tout – ne soyez pas étonnés – l’erreur de croire que l’enjeu était une révolution ? N’avait-on pas sous-estimé le caractère inadéquat, et même la misère effrontée des modèles culturels et politiques dont nous nous réclamions ? Ne fut-ce pas à la fois pathétique et grotesque que de se figurer la Commune à l’époque du Fonds monétaire international ? En somme : ne fut-ce pas de votre faute ? Je réponds : toute défaite authentique, dans la guerre civile plus ou moins latente entre les classes sociales modernes, se déguise très rapidement en erreur, et même en faute de la part des vaincus. Un des effets les plus évidents de la défaite d’une révolution est le fait qu’elle devient invisible, se soustrait aux regards, c’est-à-dire qu’elle est exclue du compte rendu du passé proche. Vainqueurs et vaincus ? Un couple grossier, indigne de la théorie des systèmes élaborée par Niklas Luhmann, objectent d’un sourire de commisération ceux qui prétendent connaître sur le bout des doigts comment va le monde. La défaite, il faut la taire.

Le prix de cet interdit, d’abord subi, puis partagé, est exorbitant. Tant qu’on ne décrira pas dans le détail le mode par lequel a prévalu sur le champ de bataille ce capitalisme qui, pourtant, avait semblé être pendant un moment un boxeur titubant, il ne sera pas possible de voir précisément notre réelle inaptitude, pas possible de recenser les évidents coups d’épée dans l’eau dont nous fûmes les auteurs et les chantres, de diagnostiquer quelle maladie théorique nous a affaiblis. Les ouvriers des chaînes de montage ont été contraints par un rapport de force qui, à un moment donné et nullement avant ce moment, est devenu défavorable. Le reste compte, bien sûr, mais ce n’est qu’un reste. Pour saisir une bonne fois pour toutes nos propres erreurs, il faut avant tout reconnaître notre propre défaite, en lui concédant la place importante et bien visible à laquelle elle n’a jamais cessé de prétendre. Les erreurs et les fautes sont voraces comme des piraña : elles tendent à occuper la scène tout entière, reléguant la moindre évocation du rapport de force dans le réduit réservé aux superstitions. Il faut renverser la table de jeu : à ceux qui disent que ce fut une erreur complète, il faut répondre, pour le moment, que ce ne le fut nullement le cas, s’agissant plutôt d’un combat politique, où les coups étaient permis, et dans lequel le plus fort l’a emporté sur le plus faible. En guise de morale provisoire, c’est-à-dire en attendant la rédemption des années 70 de la part de l’insubordination des employés d’Amazon, contentons-nous d’un vers dénué de mélancolie : Non pas juste à tout point de vue, mais presque rien ne fut raté. C’est la seule chose que nous pouvons vous dire, aujourd’hui, président Mattarella, à propos d’une ancienne mais non moins clairvoyante révolution ouvrière.

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