Les enfants de la famille Gaudin souffraient de nombreux manques. Mal nourris et mal logés, ils avaient plusieurs rêves. Un rêve de vacances où ils pourraient enfin admirer la tour Eiffel, puis un rêve quant à leur futur métier d’ingénieur. Face au constat de l’incapacité de leur père à satisfaire leurs besoins ainsi que leurs droits les plus basiques, deux oncles vinrent, tels des sauveurs, apporter leur secours. Ces deux bienfaiteurs, qu’on appellera Emmanuel et Benoit, ont ainsi offert à leurs neveux une journée à Paris où ils purent goûter des mets délicieux et visiter le quartier de la Défense. Ils les inscrivirent également en lycée professionnel parce qu’il était urgent « qu’ils s’offrent de l’autonomie et de la liberté grâce au travail ». Ah, oui : ils ont également repeint les murs moisis de leur chambre.
Lorsque les enfants exprimèrent leur déception (la tour Eiffel sera visitée par de futurs ingénieurs qu’ils ne seront pas) les oncles pourfendirent leur ingratitude face à « plus de 5000 euros mis sur la table ».
Voilà à quoi ressemble globalement le plan Marseille en Grand, au sujet duquel la Cour de comptes vient de publier un rapport. Dans ce rapport et dans tout ce qu’on sait sur ce plan, on retrouve tous les éléments de l’anecdote introductive, et bien plus que ça.
Marseille en Grand est un plan annoncé par M. Emmanuel Macron le 2 septembre 2021 dans un discours fleuve prononcé au palais du Pharo. Ce plan a été présenté comme un dispositif complexe qui devait non seulement répondre à une « situation d’urgences sécuritaire, sanitaire et sociale », mais aussi saisir cette occasion pour aller bien plus loin et engager des réformes sur le plus long terme.
Les constats que faisait M. Macron sont identiques à ceux de la Cour des comptes et rejoignent tous ceux que les habitant.es et usager.es des services publics marseillais font depuis de trop nombreuses années. L’état des écoles publiques est indigne, le réseau des transports est très insuffisant, la qualité des services sanitaires se dégrade sans cesse, les logements sont non seulement insuffisants mais aussi dans un état très dégradé etc.
Tout ceci était connu depuis très longtemps mais les réponses qu’on y apportait étaient la plupart du temps uniquement sécuritaires. Et les seules augmentations successives du nombre des policiers n’ont évidemment jamais réussi à régler les problèmes, qu’ils soient marseillais ou pas. Mais, comme le rappelle la Cour des comptes, d’autres réponses d’ampleur avaient déjà été annoncées, notamment en 2013. Le Premier ministre d’alors, Jean-Marc Ayrault, avait annoncé le 8 novembre 2013 un plan à « plus de 3 milliards d’euros » pour Marseille. Un budget faramineux qui était censé se pencher sur la rénovation des quartiers défavorisés et sur l’amélioration du réseau des transports, déjà. Mais ces annonces n’ont depuis fait l’objet d’absolument « aucune évaluation ». Qu’à cela ne tienne, certains projets qui y figuraient seront réintégrés dans le plan Marseille en Grand. Voilà une filiation qui n’augure rien de bon.
La lecture du rapport de la Cour des comptes peut donner l’impression d’une grande incompétence mais ce n’est pas là que se trouve l’essentiel. Essayons de nous pencher sur ce que nous dit ce plan Marseille en Grand sur la gouvernance de notre société en général.
Comme tout dispositif banalement néolibéral, Marseille en Grand est un plan tombé du ciel. Ou plutôt de l’imagination des experts qui sont censés régir, grâce à leur savoir, notre société et nos vies. Il se pourrait même qu’il s’agisse ici de l’expert en chef, à savoir celui qui occupe la fonction du Président de la République. La Cour des comptes pointe un manque de préparation flagrant : « le plan Marseille en Grand n’a été précédé d’aucune étude d’ensemble. Il ne repose donc pas sur un diagnostic préalable global […] Le plan Marseille en Grand n’a pas fait l’objet d’une concertation préalable à son annonce. Outre l’apport qu’aurait pu représenter une telle concertation en termes d’identification des besoins de la population et de solutions à mettre en œuvre, l’association de la société civile constitue un facteur d’adhésion à une politique publique ».
Plutôt qu’un « oubli » ou une « incompétence », il faut voir cette absence de concertation comme révélatrice du rapport ordinairement paternaliste qu’entretiennent les gouvernants avec leurs administré.es dans notre société. Le néolibéralisme comme gouvernance des experts se doit parfois de donner l’illusion de démocratie et donne ainsi la parole aux « citoyen.nes ». Mais à force de rendre cette parole purement décorative, c’est le sens même du concept « démocratie » qui se trouve érodé. Rien que ces dernières années nous avons eu un bon nombre de « concertations » qui ont toutes abouti au même résultat, c’est-à-dire à rien. Le « Grand débat national », les cahiers de doléances, les diverses conventions citoyennes… tant de dispositifs pour accueillir la parole pour mieux l’ignorer. De plus, même ce qui constitue le socle minimal de la démocratie, c’est-à-dire le vote, tend à être ignoré lui aussi. Alors, voir que le plan Marseille en Grand n’a pas été précédé d’une concertation, on peut voir cela comme un signe d’honnêteté et de gain de temps.
La concertation n’est pas la seule absente pointée par le rapport de la Cour des comptes. D’autres manques y sont soulignés :
Pas de contractualisation d’actions, de calendrier prévisionnel global donc pas de vision ni de suivi global du plan : « Le contenu du plan ne s’appuie sur aucun autre document que la transcription du discours du président de la République[...] les objectifs du plan ne sont pas explicités et ne peuvent qu’être déduits de la nature des mesures proposées. Ils font dès lors l’objet d’interprétations diverses voire concurrentes de la part des acteurs, qui ne s’entendent pas sur la gouvernance adéquate. »
Pas de coordination entre les différents volets du plan qui sont pourtant souvent interdépendants (l’ouverture ou la taille d’une école peut dépendre de l’offre de transports ; le volet de l’aide à la création d’entreprises aurait pu être orienté de telle manière à bénéficier des retombées d’un autre volet du plan, par exemple celui de la rénovation des écoles ou logements…).
Pas d’évaluation de satisfaction des besoins. Il n’y a même pas de suivi de dépenses globales : seules les dépenses engagées par l’Etat sont centralisées dans un tableur à la préfecture, et parfois de façon très grossière : « L’outil de suivi financier à la disposition de l’État apparaît sous-dimensionné au regard de l’enjeu que représente le pilotage d’un plan de plusieurs milliards d’euros. En premier lieu, il retrace les seuls crédits de l’État. Les dépenses des collectivités territoriales, qu’elles agissent en qualité de maître d’ouvrage ou de cofinanceur, ne sont pas indiquées. Ainsi, il n’existe pas de consolidation budgétaire du plan Marseille en Grand et le montant total des engagements des administrations publiques n’est pas connu. »
D’après la Cour, le plan se « présente donc davantage comme un catalogue de mesures, dont l’utilité n’est pas contestée, que comme une politique globale ». Certaines mesures dudit catalogue ne correspondant même pas aux objectifs affichés (notamment dans le volet transports où on n’a fait que financer des projets préexistants, sans cohérence globale, et dont certains ne répondent aucunement à l’objectif affiché de désenclavement des quartiers nord ni à celui de décongestion routière).
Tous ces manques compromettent clairement l’atteinte des objectifs affichés : « En l’état de sa mise en œuvre, le plan Marseille en Grand présente des insuffisances intrinsèques et organisationnelles de nature à compromettre la pleine satisfaction des besoins qu’il vise en priorité. »
Alors, après avoir lu et constaté tous ces dysfonctionnements majeurs dont fourmille ce plan, on se dit que carence rime avec incompétence. Mais alors, que d’incompétences dans cette ville depuis des dizaines d’années ?! Incompétence des équipes municipales successives ? Incompétence des responsables métropolitains ? Incompétence gouvernementale et étatique enfin puisque les plans précédents sont tombés à l’eau et celui-ci semble plus que mal fichu ? Et des incompétences souvent bien sélectives car la plus grande part de carences se concentre dans les quartiers les plus pauvres. Alors, tout comme un chat, même masqué, doit être appelé un chat, une telle systématicité en politique reste au mieux et inconsciemment du mépris de classe, mais plus certainement et de façon volontaire une politique discriminatoire.
Puisque si peu de soin est accordé à la réussite effective quant aux objectifs affichés, nous devons réexaminer l’utilité réelle de ce plan du point de vue de ses concepteurs.
Ce plan est venu éteindre un incendie qui couvait dans une ville martyre. Il y a eu le 5 novembre 2018, la rue d’Aubagne, des décennies de gestion paternaliste et il était devenu impossible de ne rien faire. Mais ce rapport de la Cour des comptes, en révélant l’indigence du plan, révèle également le cynisme avec lequel on traite la précarité et les classes populaires. Ceux qui sortiront gagnants de ce processus, ce sont les gagnants éternels : les détenteurs du capital ainsi que leurs représentants, à savoir les classes dominantes.
Ce plan Marseille en Grand est un plan purement néolibéral car il en contient tous les marqueurs :
Une conception dans les hautes sphères, sans aucune consultation des populations locales, comme déjà évoqué plus haut.
Un investissement massif de l’argent public dont la majeure partie finira dans les caisses de grandes entreprises privées (du BTP mais pas uniquement), le tout donc sans garantie quant à la satisfaction des besoins des premiers concernés.
La poursuite de la soumission des services publics aux logiques concurrentielles et financières qui régissent la sphère des entreprises privées. Sur ce point, la situation de l’AP-HM (Assistance Publique – Hôpitaux de Marseille) est paradigmatique. La situation financière de l’établissement étant très difficile, la Cour des comptes précise que « outre le fait que les mesures du plan ne permettent pas de restaurer les marges de manœuvre financières de l’établissement, la persistance de ses difficultés financières structurelles est de nature à faire peser des risques sur la réalisation du volet investissement du plan Marseille en Grand pour les hôpitaux de Marseille. » Ainsi, l’argent public peut aider à régler des problèmes financiers (la dette) mais on se refuse de sortir de la logique financière elle-même qui coule l’hôpital public et la qualité de ses prestations au moins depuis l’instauration du principe de la tarification à l’acte et l’introduction des logiques du marché dans le service public hospitalier. Si on se rappelle que ces logiques marchandes y ont été introduites par souci d’efficacité et pour améliorer le service, on se surprend à rire jaune.
Enfin, c’est à l’école qu’on fait subir la plus grande « expérimentation » néolibérale. Tout en venant donc prévenir des drames imminents, au vu de l’état scandaleux du bâti scolaire, la plan Marseille en Grand a rajouté aux urgentes et indispensables rénovations des écoles une prolétarisation sous forme d’autonomisation. Le principe est simple : dans les « écoles innovantes » participant à l’expérimentation, il s’agira de supprimer les règles statutaires qui protègent les personnels. Le/la directeur.ice d’école devra pouvoir choisir les enseignant.es avec lesquel.les iel va travailler.
Actuellement, les mutations des enseignant.es se font en fonction de leurs vœux et d’un barème objectif constitué de plusieurs éléments (ancienneté de service, ancienneté sur le poste occupé etc.) Faire voler tout cela en éclats et le remplacer par des critères tout sauf objectifs et transparents, c’est créer de l’insécurité et de la précarité pour les personnels enseignants. Si on y ajoute l’obstination du ministère à imposer des méthodes qu’il juge efficaces, des réformes rétrogrades et un abandon des élèves issus des classes populaires, cette précarisation prend alors des airs de prolétarisation, réduisant les enseignant.es en agents obéissants appliquant des méthodes ministérielles expertes. Savoir qu’il n’y a plus de statut ou de barème objectif qui protège d’une mutation forcée rend les gens beaucoup plus dociles et prêts à abandonner ce qui fait le cœur même de leur métier : l’expertise pédagogique.
Enfin, le rapport de la Cour des comptes précise que le seul avantage réel de ces écoles innovantes, à savoir le financement des dispositifs pédagogiques, ne comporte aucune garantie de pérennisation. Vu les tendances restrictives du budget, il se peut que de tout ceci ne subsiste finalement que ce qui représente le cœur du projet néolibéral pour l’école : la soumission de ses personnels aux règles du marché de travail, donc aux injonctions de l’employeur de plus en plus strictes et précises et donc la prolétarisation au bout du compte. Cette prolétarisation doublée d’une transformation des directeur.ices d’écoles en hiérarchie intermédiaire n’est pas uniquement le fruit de ce plan mais découle d’une stratégie mûrie à travers la loi Rilhac ou le Grenelle de l’éducation.
Cette introduction des lois du marché de travail au sein de l’école publique va de pair avec la subordination de l’institution scolaire elle-même aux besoins du capital, c’est-à-dire des entreprises privées. Cela ne peut être le sujet de ce billet, mais nous devons mentionner que toutes les réformes convergent vers la réduction du rôle de l’école publique à la fabrication d’une main d’œuvre pas chère et docile. Que ce soit la réduction de contenus enseignés en école primaire aux « fondamentaux » et à des techniques efficaces, le « Choc des savoirs » avec le tri social des élèves dès le collège ou encore la réforme indigente des lycées professionnels abandonnant les élèves de ceux-ci aux désirs des entrepreneurs, toutes ces évolutions convergent vers ce qu’on nommait plus haut une politique discriminatoire à propos des carences constatées à Marseille. Bref, il s’agit d’une politique de classe assumée.
De plus, la particularité de Marseille du point de vue historique et sociologique à travers son lien avec les populations issues des colonies n’est pas étrangère ni à la politique paternaliste de l’ère Gaudin ni non plus à sa désignation comme lieu de l’expérimentation. Quant au choix de l’école et de ses personnels comme objets de la prolétarisation à venir, il n’est pas sans lien avec la proportion qu’y occupe une autre catégorie dominée, à savoir les femmes.
La question se pose maintenant sur l’attitude que nous devons adopter face à tout cela.
Certains ont choisi de collaborer et de nier les aspects plus que gênants du plan. Ainsi, le maire de Marseille, Benoit Payan, a déclaré dès le 30 octobre 2021 dans une interview au journal La Marseillaise que le recrutement des enseignant.es par les directeur.ices « ne se fera pas » et que cette idée était « oubliée ». Ainsi, le voilà dans le beau rôle de celui qui a obtenu des moyens importants pour sortir les écoles d’une situation indigne et qui a fait reculer le président et le ministère sur ce sujet de prolétarisation des enseignant.es. Sauf que…
Sauf que le réel ne sort pas de la tête de M. Payan mais est le résultat d’un rapport de forces. Ainsi, les affectations dans les écoles innovantes ne se font plus sur la base d’un barème objectif et transparent mais sur un entretien avec un jury composé du/de la directeur.ice ainsi que de son supérieur hiérarchique, l’Inspecteur de circonscription. Pourtant, en homme « de gauche » M. Payan aurait pu se douter du caractère rétrograde du plan présenté par M. Macron. Il aurait pu saisir certains indices dans le discours présidentiel du palais du Pharo.
Mais lorsque le président lui dit « vous avez un problème avec vos personnels municipaux et vous avez trop de grèves », il ne fait qu’appuyer là où M. Payan avait déjà mis son doigt. En effet, quelques mois plus tôt, alors que la situation des écoles marseillaises était ce qu’elle était, la priorité du maire fraîchement arrivé avait été de délibérer et de limiter le droit de grève des agents municipaux. Alors un président qui dans son discours évoque « trop de grèves », « l’absentéisme », des agents « qui ne sont jamais là », d’autres qui « viennent juste prélever leur dîme », non seulement cela éclaire l’actualité et nous rappelle que ce qui se trame en ce moment avec la proposition de porter à 3 le nombre de jours de carence des fonctionnaires est inscrit dans une idéologie instillée dans les esprits depuis de trop longues années, mais cela peut aussi éclairer la position des gens qui se prétendent opposés à M. Macron mais qui dans les faits ne s’en différencient guère que par le style ou la couleur de la veste.
Donc, lorsque M. Payan avait clamé que le recrutement des enseignant.es par les directeur.ices était « une idée oubliée », la réalité lui a donné tort. On aurait pu penser qu’il s’agissait justement là d’une tentative d’installation d’un rapport de forces où le maire tentait de faire pencher la balance du côté de la protection du statut des enseignant.es. Mais lorsqu’on lit, trois ans plus tard dans le même journal La Marseillaise (dont la qualité ne peut être remise en cause par l’indigence des interviewés), M. Ganozzi (adjoint au maire de Marseille en charge du Plan écoles) déclarer : « Emmanuel Macron liait le projet d’écoles innovantes au fait que le directeur choisirait ses enseignants. […] Ça a été abandonné et tant mieux. » On voit là qu’il s’agit d’une simple négation ou d’un travestissement de la réalité.
Voilà, face à cette stratégie qu’on peut qualifier au choix de celle de l’autruche ou de mystification, selon qu’on imagine si l’équipe municipale tente de se berner soi-même ou seulement ses administré.es, il en est une autre. L’autre stratégie, la seule conséquente politiquement face à ce plan, à ce rapport et à cette politique de classe, c’est de se dresser en face de façon lucide et de lever les draps que les uns et les autres ne cessent de jeter tant sur le réel que sur leurs véritables desseins. La solidarité avec les dominé.es, les opprimé.es et les abandonné.es passe par là. Le temps des compromis n’est plus.
Jadran Svrdlin