Maroc : du Rif à Gdim Izik, rien de neuf sous le soleil de Plomb

paru dans lundimatin#224, le 10 janvier 2020

Nous, marocains et marocaines, au Maroc et ailleurs, avons la rage. Nous ne pouvons plus attendre parce qu’il sera trop tard et que nous serons tous et toutes derrière des barreaux, en liberté provisoire forcé.es à être spectateurs et spectatrices muet.tes, réfugié.es politiques comme nos camarades en Europe. Ceci est un appel à s’organiser avec une proposition de bases sur lesquelles nous pouvons le faire.

Mercredi 25 décembre, Omar Radi, journaliste et militant marocain, est convoqué au poste pour la seconde fois pour des tweets publiés en avril 2019 [1] dans lesquels il critique Lahcen Lotfi, juge de la cour d’appel de Casablanca en charge du procès de plusieurs militants du Hirak du Rif. A l’issue de ce procès des peines allant jusqu’à vingt ans de prison prononcées à leur encontre sont confirmées.

Omar Radi n’est pas une exception, les citoyen.nes, les militant.es, les artistes, les ultras poursuivi.es, arrêté.es et condamné.es avant lui ne sont pas non plus des exceptions.

Il ne s’agit pas pour nous de défendre une abstraite liberté d’expression. Nous voulons défendre la parole de la révolte. Nous avons besoin de l’ouverture d’espaces de discussion politique critique du régime pour ne plus vivre sous le règne de la censure et de l’auto-censure, à l’école, au travail, dans la rue. Ces espaces de parole libre s’ouvrent et se ferment perpétuellement, comme, dans le cas d’événements de grande ampleur, il était question du Mouvement du 20 février ou du Hirak du Rif.

Si Nasser Zefzafi, militant emblématique du Hirak du Rif, se retrouve en prison pour vingt ans c’est bien pour ses paroles et sa posture prophétique, pour avoir ôté à l’imam son pouvoir de la prêche [2]. Si les ultras sont arrêtés de manière préventive chez eux ou aux stades c’est bien parce qu’ils reprennent leur espace pour crier lhogra (mépris) qu’ils subissent créée par l’Etat policier marocain [3]. Si Aziza Lhamri a pris deux ans ferme c’est parce que suite à la destruction de son quartier par les autorités elle les a critiqué. Si Moul Lkaskita, youtubeur, a pris quatre ans ferme c’est parce qu’il s’est filmé critiquant les institutions, le roi, son enrichissement sur le dos des citoyen.nes passif.ve.s pris.es dans ce spectacle. Si Gnawi, rappeur, a pris un an c’est parce qu’il s’est adressé avec Lz3er et Ould Lghriya au roi, “commandeur des addictes”, et à ceux qui nous répriment avec lui, ces ’chiens’ en uniformes, qu’ils ont nommé comme responsables de l’état de notre société [4].

Si Ayoub Mahfoud, un lycéen de Meknès est condamné à trois ans de prison pour avoir posté sur Facebook 3ach acha3b accompagnée de ses paroles ; si Abdelali Bahmad dit Bouda Ghassan, militant, est arrêté et poursuivi pour un post sur Facebook ; si Rachid Sidi Baba, militant de Tata, est arrêté et condamné à six mois de prison pour une vidéo live sur Facebook ; si Hamza Asbaa, lycéen et rappeur, est condamné à quatre ans de prison ferme pour sa chanson Fhemna (on a compris) [5] ; c’est bien parce qu’ils et elles s’expriment sur l’accaparement des terres et des ressources par cette même milice politique et ses alliés que les autres ont décrié avant eux.

Ces paroles de la rage et de la révolte constituent de plus en plus une crainte pour ce régime, de les voir se construire et former une base pour l’organisation dans notre société.

L’Etat marocain ne veut pas entendre ces paroles mais préfère celles d’une Ivanka Trump. Pour faire passer la pilule d’arrachement de gens à leurs terres, de maintien de sa jeunesse dans le travail précaire ou dans le chômage, le Makhzen [6] a ses techniques qui sont celles d’un pouvoir autoritaire néolibéral, qui réprime autant qu’il cherche à nous convaincre que chacun.e peut et doit assurer ses arrières seul.e, comme un individu qui réussit.

Pour mettre ces éléments dans leur contexte il nous faut revenir en arrière. L’arrivée de Mohamed VI au pouvoir suite au décès de son père Hassan II en 1999 a suscité des attentes et des espoirs de justice transitionnelle et de dynamiques démocratiques modernes. En 2004 l’Instance Equité et Réconciliation est créée, instrument prometteur pour beaucoup de marocain.es, approche réconciliatrice entre le nouveau roi et son peuple se basant sur l’idée de la reconnaissance des répressions du père pour tourner une page. Mais le peuple n’est pas dupe, les peuples ne le sont pas, car dans quels programmes de justice transitionnelle a-t-on déjà nommé des responsables ?

Dans ce Maroc le roi Mohamed VI reconnaît plusieurs choses : la répression de son père, la spoliation des richesses du pays, la corruption. A coups de discours populistes le roi se rapproche d’un peuple qui n’ose pas remettre en question sa bienveillance [7]. Puis s’il y a eu un discours sur une soi disant transition ce qui a suivi en réalité c’est une course effrénée vers toujours plus de néolibéralisme autoritaire et son lot de privatisations, d’expropriations grandissantes et de détentions arbitraires.

Au Maroc on cherche à nous faire miroiter un cadre, celui d’un Etat moderne, des institutions qui fonctionnent et qui s’améliorent, une constitution renouvelée et réformée régulièrement qui illustrerait le rapprochement du pays vers le monde des “démocraties avancées”.

Tout se passe comme si de lui même, comme par magie, un cadre institutionnel pouvait produire des politiques vertueuses et conformes aux aspirations populaires.

Ainsi toutes les institutions créées par l’Etat (dont le Conseil National des Droits de l’Homme), toutes les modifications constitutionnelles concédées, octroyées ou vantées par le régime n’ont qu’un seul objectif : garantir trois des valeurs cardinales nécessaires pour que rien ne change fondamentalement quoiqu’il advienne : Dieu, la Patrie, le Roi.

Dieu, garant des mœurs et des valeurs. En réalité le Roi est Dieu et le Dieu est Roi.

La Patrie on y naît, on y est attaché par le sang et on ne peut s’en défaire. Mieux vaut donc se créer des obligations pour la préserver de tout élément critique déstabilisateur et c’est ainsi que tout.e citoyen.ne devient un.e policier.e réserviste de l’Etat policier marocain, un.e agent.e de la propagande nationale sur l’échec des mobilisations collectives dans les pays voisins.

Le roi du Maroc, dont le statut de commandeur des croyants a été renforcé par le Général Lyautey pendant le Protectorat, est une figure sacrée qu’on ne touche pas sans être poursuivi. C’est l’acteur principal de cette course vers le profit puisque le roi est actionnaire de tous les secteurs lucratifs et essentiels à l’économie du pays. Sa chute signifie donc l’effondrement de la Patrie.

Le Maroc est aussi et surtout un pays très proche de l’Europe, non seulement pour sa géographie mais surtout pour les multiples accords signés avec l’Union Européenne. En matières de luttes, contre le terrorisme ou contre l’immigration, de commerce et d’exploitation des terres et des mers marocaines par les gros industriels européens. Le Maroc est donc un partenaire de l’Europe, un de ces partenaires privilégiés à qui l’on doit beaucoup et qui nous en doit également.

Le Maroc n’est qu’un de ces pays qui suivent la règle de : privatisation, financiarisation, libéralisation. Cette règle qui implique un appauvrissement des classes et un creusement des disparités sociales, un contrôle des espaces avec l’exercice d’une autorité régalienne, d’une répression atomique pour contenir toutes les forces qui osent s’opposer à ce spectacle moderne.

On licencie à répétition des ministres et des représentant.es non pour le mauvais travail qu’ils ou elles auraient fait mais pour créer l’image d’un fossé entre le travail fourni et les attentes réelles d’un seul pouvoir suprême dont les différents appareils d’Etat seraient homogènes, pour finalement mettre d’autres au faux travail, les licencier, en remettre d’autres et la boucle n’est jamais bouclée.

On rase des bidonvilles non pour prévenir d’un risque sanitaire ou pour cacher la misère mais pour briser des vies, pour humilier des familles entières, pour créer et recréer ce statut de précaire-sans terre-déchet de la société, pour enfin renforcer cette envie de fuir et ce rêve d’une autre terre plus clémente où dignité et honneur sont au rendez-vous.

On collabore avec l’Union Européenne non pour sauver des corps subsahariens ou des corps marocains des abîmes de la Méditerranée mais pour les humilier et les user en les renvoyant escortés par les milices de l’Etat policier au Sahara d’où ils arrivent ; pour les agresser, violer, tuer par cette même milice gardienne des côtes, Hayat [8] on ne t’oublie pas !.

Dans ce contexte marocain la parole, le chant, l’image et la vidéo peuvent constituer un indice, la possibilité de la révolte, et sont jugés à outrance au pénal.

Trop, c’est trop ! Baraka (ça suffit) ! Organisons nous.

Chaque fois c’est la même chose. Un.e des nôtres est pris.e, un.e de trop. Certain.es déplorent, d’autres se taisent. Nous luttons mais nous luttons mal, dans l’épuisement, la crainte, la panique de représailles. Nos formes de luttes deviennent prévisibles et inoffensives, un cirque à répétition. A chaque arrestation d’une personne pour ses paroles on crie “atteinte à la liberté d’expression”, “la presse libre disparaît”. On crée des comités de soutien personnifiés, qui poussent vers l’exceptionnalisation de chaque cas, qui ne pensent pas à une stratégie offensive de défense collective et de formation à l’anti-répression par la récupération de notre droit de désobéissance. Dans ces mêmes comités, certain.es espèrent une grâce royale, un retour du roi de 1999 pour rassurer que son père est mort et que lui est vivant, clément, moderne et proche de son peuple. Cela fait vingt ans, nous n’avons plus le temps d’attendre. Nous voulons nous organiser qu’il n’y en ait plus “d’un ou d’une de plus”. Chaque fois c’est la même chose. On reste suspendu.es, on prie parfois dans l’attente d’une ’décision de justice’ favorable, pour les nôtres. Les nôtres sont des luttes, des événements, ceux et celles qui en sont, ceux et celles qui les font.

Ils et elles s’appellent aujourd’hui Rif, Zagora, Imider, Widad, Raja, Jerada, 20 février, Sidi Ifni, Gdim Izik.

Ils et elles s’appelaient hier : « Intifada » du Rif 1958-59, du 23 mars 1965, de juin 1981, ou de janvier 1984.

Ces noms vivent dans les corps de jeunes et de vieux, d’hommes et de femmes qui savent lire ou non partout au Maroc. Ils et elles sont les noms des bidoun (les sans-), de celles et ceux qui n’ont pas de noms.

Parce qu’ils et elles ont les noms de tout le monde (Hajar, Nezha, Aziza, Soufiane, Mohamed, Nasser, Taoufik, Hamid, etc.) : nous disons 3ACH CHA3B 3ACH 3ACH ! (Vive le peuple, vive, vive - en référence à la devise du Maroc 3ach Al Malik - Vive le Roi, slogan détourné et réprimé).

Régulièrement, le roi, ses ami.es, ses larbins, ses courtisan.es, ses conseiller.es, tous les sécuritaires et les proches du palais présent.es dans le business (à l’exemple de Fouad El Himma, Moulay Hafid Elalami, Mounir Majidi ou Aziz Akhannouch), ceux et celles qui veulent une place au soleil, avec l’aide de toutes celles et tous ceux qui se taisent, font autre chose ou “ne suivent pas”. Chaque jour nos soeurs, nos frères, des camarades, des ami.es sont harcelé.es, sont suivi.es, sont gêné.es, violé.es, écouté.es, enfermé.es, battu.es. S’il y avait des ’lignes rouges constitutionnelles’ à ne pas franchir ce seraient celles la. Le Makhzen veut nous isoler pour qu’on se tienne tranquille le couteau sous la gorge et le ventre vide, qu’on souffre seul.e, qu’on déprime. Pour ce qu’ils et elles ont dit ou fait, pour ce qu’ils ou elles pourraient faire, pour ce qu’on croit qu’ils et elles manigancent, mais pas seulement. Il s’agit également de nous faire croire qu’il n’y aurait que lui, ou qu’elle, que nous ne sommes pas avec eux ou avec elles. Qu’ils et elles sont seul.es, qu’ils et elles sont les seul.es.

Le système frappe pour frapper bêtement car dans le système ils et elles sont cyniques, bêtes, incompétent.es.

Le système frappe pour savoir qui soutient qui, pour se défouler et pour voir comment on réagit. Mais il frappera tant qu’il ne sera pas menacé et stoppé. L’heure de l’auto défense a sonné. Nous nous retrouvons, pour ne plus être seul.es, nous protéger et faire attention les un.es aux autres.

Il est temps, il est grand temps. Pour qu’il ne soit pas trop tard nous nous regroupons pour écrire, nous organiser, pour être ensemble et pour rendre les coups. La question n’est plus et n’a jamais été celle d’une abstraite liberté d’une expression menacée, du contrôle des réseaux sociaux ou des libertés individuelles dites occidentales.

La question pour nous tou.te.s est de vivre, de se soigner, de se loger, d’aller à l’école, d’être comme on est. On ne veut pas d’un futur et encore moins d’un présent fait de kahra (galères), de hogra (mépris) ou de rêves de fuir à l’étranger. De se faire assassiner par la marine marocaine en y allant ou de se faire capturer par les polices européennes en y arrivant.

Il ne s’agit pas de remonter dans le classement de Reporters Sans Frontières, ni que le Maroc prenne son temps à force de discours annuels du 30 juillet ou les autres, de colloques privés ou gouvernementaux, d’accords entre l’Espagne ou la France, d’entrainements militaires avec les Etats Unis ou Israël. Il ne s’agit pas non plus de devenir petit à petit un de ces pays géants commerciaux, ou membre de l’OTAN, ou exemple et exception de stabilité dans la région.

Nous le savons, ceux et celles qui gouvernent iront loin et prendront chacun et chacune d’entre nous. Pour se nourrir le palais, son entourage et les cercles de pouvoir marocains enlèveront de nos bouches les derniers morceaux de pain comme les ultimes paroles critiques qu’il nous reste. Nous qui n’espérerons jamais une grâce royale et nous vous invitons à en faire le deuil.

Nous appelons à l’ouverture de comités B.A.R.A.K.A. (Brigade Anti Répression Abdelkrim el Khattabi et ses Ami.es) qui réfléchissent à l’anti-répression, non pas comme la réaction mécanique à des cas individuels d’incarcération, mais comme un moyen de défense collective, qui rend des coups, qui crée des alliances, qui se met en position de critiquer le Makhzen et tou.te.s ceux et celles qui en sont les rentier.es plus ou moins évident.es.

BARAKA a vocation à participer au réarmement de l’espoir. Si vous en êtes, écrivez nous : contact-baraka@riseup.net

[2Au Maroc la prêche des imams dans les mosquée est donnée par le Ministère des Habous et des Affaires islamiques. La mosquée est bien un lieu de culte mais le pouvoir maîtrise ce qui s’y dit. Pendant la prière du vendredi 26 mai 2017 à la mosquée Mohamed V d’Al Hoceima, la prêche de l’imam a suivi la ligne du régime et a décrédibilisé les participant.es et soutiens du Hirak. Nasser Zefzafi récupère le micro pour récupérer la prêche et dit ’ Est-ce que les mosquées sont à Dieu, ou au Makhzen ?’

[6Dans sa traduction littérale le Makhzen signifie l’endroit dans lequel sont stockées les richesses. Dans sons sens politique c’est le corps où se concentrent tous les moyens de gouvernements de l’Etat marocain, tous ses différents appareils de pouvoir dont ceux sécuritaires, économiques et d’influence.

[7Après le Mouvement du 20 février un slogan est en ce sens évocateur ’ La révolution du roi et de son peuple’.

[8Migrante marocaine tuée par la marine royale le 25 septembre 2018 alors qu’elle se trouvait au bord d’une embarcation pour traverser la Méditerranée et se rendre en Espagne

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