« Marée populaire » du 26 mai : qui est arrivé en tête ?

Les places étaient disputées sur la grille de départ.

paru dans lundimatin#148, le 7 juin 2018

Le 5 mai dernier - une éternité - avait lieu à Paris la « Fête à Macron », manifestation « festive », décidée à la Bourse du Travail sur une idée de MM. Ruffin et Lordon, qui l’appelaient alors le « Grand débordement ». Le 5 mai, la principale radicalité du « pot-au-feu » des luttes, s’est avérée être son nom (le gouvernement s’offusquant de l’usage de l’expression « faire sa fête à »), et la présence au sein du cortège d’une effigie du président... pendue. Un Macron pendu ça va, un Macron brulé, bonjour les dégats : l’un des co-organisateurs se dissociera plus tard de ce type de pratique.

Après cette « Fête à.. », et grisés par leur succès (on ne fit effectivement pas sa fête à Macron et ça ne déborda d’ailleurs pas), les organisateurs décidèrent de remettre le couvert, le 26 mai. Tout en améliorant le logiciel. Premier bug à régler : les accusations internes de récupération par la France Insoumise. On déporta donc le grand chef à Marseille, on réduisit la hauteur des tas en self-service de pancartes siglées « FI » et on plaça les partis politiques le plus loin possible derrière les autres composantes du cortège. Le second patch correctif concernait l’image de l’événement. Tout en restant dans la métaphore aqueuse, on fit plutôt une référence à la plage et aux congés payés qu’aux crues et leurs ravages. Et l’on promis l’absence d’effigies à molester. On prit même en compte les évolutions contemporaines : la version 2.0 de la FàM aurait son Cortège de tête ! dans une version sans k-ways - malgré les embruns. Il visait à accueillir tous ceux qui ne se reconnaissent pas d’appartenance à un parti, un syndicat, ou une association militante - mais tout de même à la République : on l’appela donc « espace citoyen ». Cet espace, représenté sur le « plan » de la manifestation comme vide et informe fut doté, à la place du « carré » des personnalités, plutôt d’un « char de tête » consacré aux luttes.

Cette tentative d’institutionnaliser le cortège de tête était certes maligne – pourquoi pas tenter d’amener les individus en cours de désaffiliation dans un espace dédié (qu’on imagine ludique et confortable) plutôt qu’ils se solidarisent de manière autonome et donc potentiellement incontrôlable. Mais aussi naïve – le cortège de tête a acquis une saveur à nulle autre pareille, qu’il est difficile de reproduire artificiellement. Une grande partie de ceux qui s’étaient arrachés aux affiliations militantes, s’arracheraient à la citoyenne. Le cortège en tête de la #maréepopulaire serait donc dépassé par un... cortège de tête.

Fuite vers l’avant.

La semaine précédant l’événement, le « comité Adama » annonçait sa présence dans ce tant attendu CdT du 26 mai. Il s’y invitait : comme il se doit. Considérant notamment que la gauche (« unie » dans cette marée populaire) n’était pas en mesure de représenter leurs luttes (il faut rappeler que le député Ruffin avait récemment refusé de se positionner sur la mort d’Adama Traoré, tué par les gendarmes il y a près de 2 ans à Beaumont-sur-Oise). Il appelait à les rejoindre en promettant « une véritable alliance à égalité contre ce système ». Et lançait le hashtag #26maipimenté.

Cet appel était rapidement appuyé par deux personnalités dans le cadre d’une tribune dans le journal le Monde : « le romancier Edouard Louis et le philosophe Geoffroy de Lagasnerie ».
https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/05/24/le-26-mai-nous-serons-dans-le-cortege-de-tete-avec-le-comite-verite-et-justice-pour-adama_5304078_3232.html

Ils annonçaient leur présence le 26 mai au côté du comité Adama, pour « [prendre] les devants de cette manifestation » et invitait tous ceux désirant « réinventer une gauche puissante » à les suivre – spoiler : ils tiendront effectivement la banderole de tête, avec des tshirts rouges marquant leur solidarité avec le comité. Outre leur soutien évident à la lutte du comité pour la vérité et la justice concernant la mort d’Adama Traoré, ils considèrent que le collectif offre la possibilité de « reconstruire le vocabulaire de la gauche » et de remettre en cause « les structures traditionnelles du mouvement social ».

En entendant imposer à celles et ceux qui défileront le 26 mai de défiler derrière eux, avec eux – eux qui sont habituellement absents, c’est-à-dire exclus de ce qui se présente comme « le mouvement social » –, le comité Vérité et justice pour Adama adresse une forme d’interpellation éthique : derrière qui êtes-vous prêts à manifester ? Au nom de quoi ? Pourquoi ? Qui n’est pas là quand vous êtes là ? Si cela vous gêne d’être derrière les quartiers populaires, qu’est-ce que cela dit de vous et de celles et ceux que vous reléguez quand vous construisez ce que vous appelez « le » mouvement social ? Quelle lutte vous semble « proche » et quelle autre vous semble « lointaine » ? Pour quelles vies vous battez-vous et quelles vies ne prenez-vous jamais en compte ?

Cette interpellation s’adresse aux organisations de gauche et au « mouvement social », « (ré)unies » dans la Marée populaire. Elle leur annonce un coup de force, un « braquage » prémédité : nous prenons la tête, quoi que vous en direz, et vous n’avez pas le droit (moral) de nous en empêcher. Ce qui commence à se dessiner, c’est qu’il ne s’agit plus de rejoindre le cortège de tête dans son processus de désaffiliation, de désertion des identités militantes, et de composition (le fameux « à égalité »). Mais d’en prendre la tête, à lui aussi.

Cette opération est enfin appuyée par l’AFA Paris/Banlieue :

Qui, pour différentes raisons (démantèlement des services publics dans les quartiers, où sévit par ailleurs la répression, et où s’expérimente le maintien de l’ordre du futur ; rejet du racisme et des manipulations des « politiciens de gauche »), appelle à se retrouver « derrière ces [sic] collectifs » et sans « les invisibiliser par [d’autres] pratiques ». En somme, interpréter littéralement le geste du comité Adama (et d’autres collectifs qui ne sont pas nommés, et dont quelqu’un décidera certainement de la légitimité à rejoindre ce carré de tête) comme un braquage : keep calm. Un journaliste du Monde, hyper-malin, a offert une traduction de cet appel :
En langage de militant radical, cela veut dire : pas de constitution d’un black bloc qui pourrait faire fuir les familles, mais aussi mettre en danger les migrants et les sans-papiers qui doivent être présents samedi aux côtés du Comité pour Adama. Une consigne similaire avant été lancée − et plutôt respectée − lors de la marche pour la justice et la dignité de 2017. [Le journaliste oubliant de rappeler que le comité Adama avait refusé de se joindre à cette marche]

En quelques jours, une opération magique s’était produite : le Cortège de Tête s’était trouvé une tête, des voix et des consignes. Le voilà mis au service d’une opération à destination de la Gauche :

L’appel du comité Vérité et justice pour Adama vise ainsi à constituer un moment de vérité qui met en lumière le localisme de classe, de race et de genre de la gauche traditionnelle, qui construit ses actions et ses mots d’ordre à partir d’un ancrage social aussi puissant et excluant que dénié – et qui se dissimule le plus souvent derrière un économisme grossier.
[...]
En faisant irruption dans un espace qui leur est dénié, interdit, dont elles sont repoussées et reléguées, les luttes des quartiers populaire vont, grâce au comité La Vérité pour Adama et au cortège de tête, avec nous, prendre leur place, mettre en lumière les structures hiérarchisantes de la politique actuelle et ainsi, peut-être, ouvrir la voie à une transformation radicale du mouvement social et de son langage.

Nous en venons donc à cette situation relativement inédite pour le Cortège de Tête. Le Cdt, né sous l’impulsion des lycéens lors du mouvement contre la loi travail, parce qu’ils ne supportaient pas, alors qu’ils étaient les premiers à s’être engagés dans cette contestation, qu’on les relègue derrière des cordes et des ballons avec des autocollants sur le dos. Et qui avaient été rejoint par celles et ceux, toujours plus nombreux, qui refusaient, tout en descendant dans la rue, de mettre en avant leurs affiliations, de rester scotchés à leurs identités, et de répondre aux injonctions médiatiques et politiques. Comment allait-il vivre d’être ramené sur le terrain de la représentation, du jeu politique, lui qui pensait en être la porte de sortie – ouverte à force de bastons avec la police et certains SO syndicaux ? Comment allait-il réagir face au retour de la hiérarchie des positions et des légitimités ; des carrés, des identités, des mots d’ordre ? Considérerait-il les consignes transmises par ce nouveau journal de liaison, le Monde ? Faudrait-il rester sagement « derrière », talonnés par l’institutionnalisation et la mise en scène carnavalesque de la contestation ; ou déborder, et ainsi (parce que ça avait été dit) ne plus prendre « certaines vies en compte » ? Allait-il être le cortège de tête de la tête, ou le cortège de tête à l’envers ?

Suspense.

Un « moment politique fondamental » ?

Cette marée populaire© et ses différentes têtes, s’est déroulée... simplement.

Parce qu’en fait c’est assez confortable et rassurant de (re)trouver sa place et son identité. Savoir que l’on est derrière, que l’on soutient, qu’il y a des causes vraiment vraiment justes ; qu’il n’y aura pas d’imprévu, de flou, d’interprétations. Pas de désaccords non plus ; des consignes et des énoncés. Ce n’est pas la première fois que le Cortège de Tête cesse d’être un moteur, de servir d’appel d’air. Que ses rouages se grippent et recommencent à produire des scénarios attendus. Une entropie négative qui fut combattue – par exemple les dernières tentatives de l’Unef d’y fourrer un « cortège jeune », dont elle prendrait évidemment la tête - ou admise : la dernière fois, c’était un 1er mai. Le CdT n’avait jamais été aussi nombreux et donc divers dans sa composition, et jamais aussi buté et homogène dans ses penchants et son manque d’intuition. Depuis, d’aucuns cherchent à le faire rebondir, à lui chercher de « nouvelles formes » - ici donc, en guise de nouveauté, un carré de tête et « Macron t’es foutu ! ». On en revient à ce qu’on disait plus tôt (la boucle est bouclée).

A un moment de la manifestation, une personne est montée sur la statue de la République, pour y apposer un tag : « La République aussi coupe des mains. #zad #collomb ». On entendit, pêle-mèle, loin derrière la tête : « si c’est juste un tag ça va », applaudissements nourris, « même pas une référence aux banlieues », « tout le monde déteste la police », « c’est ridicule », « non, c’est ’la police déteste tout le monde’ ». Le simple, devenu compliqué.

Un peu plus loin, d’autres personnes se masquent, font fuir un camion de police, puis un duo d’agents en civils. Une manifestante, au bord de l’apoplexie : « ON avait dit pas de black bloc !! ON avait dit... ». On a trouvé ni ON, ni Black Bloc. Ils étaient pourtant visiblement dans les esprits. On parlait de représentations....

Ce petit parcours se déroule malgré tout sans heurts entre les manifestants. Il règne à la fois un malaise (les injonctions contradictoires), et un soulagement (la saveur sans nulle autre pareil...). Un titillement, car des questions : mais au fait qu’est-ce que c’est qu’une « alliance à égalité » ? Quelle légitimité autorise l’autoritarisme ? Est-ce qu’à partir de jeux politiques, peuvent se construire des complicités dans le temps ?

Des policiers tentent de couper le cortège. Une tête reste, une autre revient. Des manifestants masqués caillassent la police. D’autres entourent les forces de l’ordre. « Cassez-vous ! cassez-vous ! ». Le Cortège de tête. Comme d’hab’.
La manifestation est finie.
Le comité Adama prend les marches de la Bastille.
On aperçoit une effigie de Macron. Pendue.

Musique

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