Marathon de la confusion : retour sur le « Congrès Franco-Italien de la résistance »

Vivian Petit

paru dans lundimatin#325, le 7 février 2022

Le samedi 29 janvier dernier se tenait à Paris un « congrès » réunissant des intellectuels italiens et des « acteurs de la résistance française », en l’occurrence, les principaux représentants des tendances covidosceptiques ou « antivax » de l’internet français. Christian Perrone, Louis Fouché, Idriss Aberkane, Olivier Soulier, Laurent Toubiana, Jean-Dominique Michel, Laurent Mucchielli et beaucoup d’autres se retrouvaient donc réunis en « assemblée » dans un lieu tenu secret (ou par visioconférence) et donc interdit au public. Vivian Petit a visionné et analysé ce All-Star game de 8 heures.

Le congrès en question était organisé par le « collectif étudiant de Turin contre le pass sanitaire », la nébuleuse RéinfoCovid via l’association BonSens et l’ancien journal France-Soir, transformé en blog de désinformation par son nouveau propriétaire Xavier Azalbert, homme d’affaire passé par McKinsey, qui a licencié l’ensemble des journalistes du titre. La star du jour, qui introduira d’ailleurs ces rencontres, n’était autre que Giorgio Agamben, l’un des plus importants et incontournables philosophes contemporains. Sa participation au congrès auprès d’intervenants d’extrême droite n’aura pas manqué de consterner quelques-uns de ses lecteurs.

DES NOYAUX DE MENSONGE

On pourrait se borner à faire remarquer la proximité de plusieurs des intervenants avec des organisations ou des médias d’extrême droite (ou leur appartenance à celle-ci, en ce qui concerne Olivier Tournafond de Radio courtoisie). Il serait aussi possible d’ironiser sur le charlatanisme et les logorrhées new age, comme celles de Tristan Edelman, organisateur et animateur des discussions, qui se présente comme khoroliste énergéticien et body coach, ou du représentant de l’association BonSens, qui précise que l’organisation s’appelle ainsi « car elle respecte une des lois les plus évidentes qui est celle du magnétisme ».

En outre, il serait tentant de discréditer l’événement en effectuant un fact checking pour énumérer les affirmations maintes fois démenties, à propos de la grippe supposément plus dangereuse que le coronavirus, de l’efficacité supposée de l’ivermectine ou de l’hydroxychloroquine, du vaccin qui tue les enfants innocents, et du réchauffement climatique qui ne serait d’aucune dangerosité pour l’espèce humaine.

L’exercice serait pourtant vain, tant ce qui unit ces intellectuels, youtubeurs et soignant alternatifs ne relève pas de faits ou de vérités partagées. Bien au contraire, ce qui saute aux yeux dès les premières interventions (de cinq à vingt minutes chacune), c’est à quel point les analyses, points de vue et affirmations se contredisent les uns les autres sans que jamais il n’y ait de discussion réelle, ni entre les participants, ni avec l’auditoire. Ce qui se présente comme une assemblée ressemble davantage à une réunion d’alcooliques anonymes sur Zoom.

Ainsi, un orateur peut affirmer que le confinement a « aggravé » la situation et augmenté le nombre de décès, avant qu’une intervenante explique qu’ « un virus ça va et ça vient, l’OMS n’a pas de pouvoir sur ça ». Laurent Toubiana, qui s’est fait connaître pour avoir réfuté l’existence d’une seconde vague de covid, fait valoir ses compétences de technicien et d’expert en santé publique pour démontrer, ses propres statistiques à l’appui, la très faible mortalité de l’épidémie. Juste après lui, Jean-Dominique Michel (anthropologue autoproclamé connu avant l’épidémie pour ses ouvrages de développement personnel, son expertise en football et cartes panini ainsi que pour un livre sur les guérisseurs) assure qu’il est rigoureusement impossible d’établir les moindres données statistiques à propos de cette même épidémie. Peu après, c’est un mathématicien qui définit le recours aux chiffres et aux raisonnements mathématiques comme absurdes par essence.

Quand Laurent Toubiana déclare que la gravité du covid est équivalente à celle de la grippe, Olivier Soulier (co-fondateur de RéinfoCovid qui assure soigner l’autisme et la sclérose en plaque grâce à la méditation et à l’homéopathie) affirme que l’on assiste à rien de moins qu’un « génocide de la population ». Quand à l’oncologue Mariano Bizzarri, il dénonce une « manipulation des données épidémiologiques » par les gouvernements, tout en reconnaissant que les vaccins ont réduit à la fois le nombre des cas positifs et celui des morts du covid.

Christian Perronne, médecin et professeur des universités récemment exclu de l’AP-HP pour des déclarations considérées comme « indignes de la fonction qu’il exerce », décrit les vaccins comme des « facilitateurs du virus », pendant qu’Olivier Soulier nous révèle que « Bill [Gates] proteste parce que le virus n’est pas aussi dangereux que prévu ». Ces très nombreuses contradictions et vérités a priori inconciliables, n’empêchent pourtant pas Tristan Edelman, le « présentateur » de l’évènement de s’enthousiasmer : « toutes les analyses convergent ».

UN « MÊME POINT DE VUE GLOBAL »

Cependant, Edelman précise que si lesdites analyses convergent, c’est « vers un même point de vue global ». Plutôt qu’un « point de vue global », plusieurs participants semblent partager des références politiques communes que l’on peut situer dans le camp libéral-autoritaire et depuis lesquelles ils dénoncent le « fascisme », le « nazisme » et la « dictature sanitaire ». Olivier Soulier a par exemple pu mentionner l’Inde, l’Indonésie et le Japon comme des exemples de résistance à la doxa sanitaire, alors même que ces pays font partie de ceux qui ont géré la crise de la façon la plus autoritaire qui soit. D’autres intervenants ont quant à eux cité en exemple les états américains gouvernés par le Parti républicain. Dans le champ médiatique, la résistance est à chercher du côté de France-Soir, Sud Radio, Cnews et Radio Courtoisie, ces médias qui ne mentent pas et accueillent encore les vérités qui dérangent.

Autre point de convergence, les différents intervenants décrivent un pouvoir unifié et homogène à l’échelle mondiale qui mènerait une politique absolument cohérente et décidée à l’avance. On apprend ainsi qu’un traité secret élaboré par l’OMS imposerait à tous les états, dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique et contre les épidémies, un certain nombre de mesures à mettre en place dès l’urgence déclarée. L’OMS aurait donc inventé le réchauffement climatique, dont chacun sait qu’il n’est ni prouvé ni nuisible, pour miner la souveraineté des nations. En somme, la mission de l’Organisation Mondiale de la Santé, ne peut pas se limiter à l’organisation mondiale de la santé, elle doit aussi dissimuler un plan secret et concerté dont les différents gouvernements sont à la fois les complices et les victimes.

Étonnemment, ou pas, il y a un grand absent dans ces dizaines d’interventions et ces 8 heures d’analyses : le capitalisme. L’organisation économique du monde, les formes de police globalisées , toute la structuration objective de la domination, rien n’en aura été dit. Le complot des « élites hors sol » se suffit à lui-même, sans eux, tout irait tellement mieux.

Les effets d’opportunités économiques et gouvernementaux réels sont systématiquement dénoncés comme des planifications machiavéliques : de la confection du virus en laboratoire au génocide vaccinal, en passant par le « trucage des chiffres » et l’imposition d’un confinement augmentant le nombre de décès. Pour cela, il est nécessaire de ne rien voir des contradictions des gouvernants, des intérêts divergents entre les différents pouvoirs, ou des différences dans les formes de gouvernementalité. Il convient donc d’oublier que les gouvernements occidentaux ont d’abord tenté d’ignorer la propagation du virus alors que l’OMS alertait sur le danger (Macron insistant au début mars 2020 sur la nécessité de continuer à aller au théâtre et de vivre « comme avant ») et que les différents États ont mené des politiques sanitaires et vaccinales parfois diamétralement opposées. Rappelons aussi que l’OMS appelle aujourd’hui à la levée des brevets sur les vaccins et critique leur accaparement par les pays riches et qu’en France, le patronat et le gouvernement se sont opposés à propos de la généralisation du télétravail.

On pourrait néanmoins considérer qu’il s’agit là d’un discours un peu naïf et spontané sur l’époque que nous vivons et subissons. A cette énorme nuance près que ce congrès des résistants n’aspire pas au soulèvement de masse et au bouleversement des rapports sociaux, il souhaite le retour à l’ordre, une fois les élites conspiratives débusquées. Comme beaucoup d’autres, Laurent Toubiana s’est donc borné à appeler à « traîner ces gens-là devant les tribunaux » et, tout au long de la journée, s’est exprimée l’obsession de châtier plus tard les individus responsables de la « dictature sanitaire » ou du « génocide ».

LA PSEUDO-SCIENCE COMME PRÉTEXTE

Dans ce cadre d’une dénonciation des élites hors sol, le recours à des affirmations contestant la doxa scientifique participe paradoxalement de l’élaboration d’un contre discours aux prétentions tout aussi scientifiques. Cet usage rhétorique de la scientificité semble servir de prétexte à un discours plus large, ce qui est particulièrement criant dans les propos d’Idriss Aberkane (auparavant connu pour ses conférences sur le développement personnel et l’augmentation des compétences de son cerveau). Lors de ce congrès, Aberkane a notamment appelé à faire surgir la vérité, à « débunker les débunkeurs », et a longuement insisté sur l’importance de développer des sites internet à l’apparence scientifique, dont « la forme doit être impeccable, jusqu’aux polices de caractère, jusqu’aux chartes graphiques », afin de gagner en crédibilité.

En outre, à quelques exceptions près (notamment Giorgio Agamben et le sociologue Laurent Muchielli), nombre des personnes qui sont intervenues lors de ce congrès, comme Idris Aberkane ou Jean-Dominique Michel, tous deux accusés d’avoir usurpé des titres universitaires et gonflé leur CV, ont pour point commun d’avoir auparavant cherché sans succès pendant des années à acquérir une position à l’intérieur du champ académique et des médias mainstream. Plusieurs des intervenants semblent en outre utiliser aujourd’hui leur savoir réel ou revendiqué (et pour certains une flopée de citations de grands auteurs) dans le but de gagner un public, et tenter de faire croire que leur opération politique serait uniquement l’expression d’une vérité scientifique enfin dévoilée.

Le représentant de l’association BonSens peut ainsi se féliciter que leur démarche « citoyenne » converge avec l’avis « des experts », quand Tristan Edelman salue « nos experts qui rejoignent les citoyens ».

En outre, certaines interventions semblent avoir pour seul objectif d’offrir une caution scientifique à un imaginaire politique. C’est par exemple le cas de celle de Riccarda Antiochia, professeure de chimie et de biotechnologie, dont Tristan Edelman informe simplement qu’elle « va nous parler de … de science », et qui se bornera à présenter le principe des tests salivaires, et à recommander leur généralisation, avec pour argument qu’ils sont moins invasifs que les tests naso-pharyngés.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ceux que l’on nomme complotistes et les représentants de l’extrême-centre et autres chevaliers blancs de l’anti-complotisme (nous pensons ici à Gérald Bronner et Rudy Reichstadt, qui n’ont eu de cesse ces dernières années d’amalgamer tout discours critique, toute dénonciation des mensonges des gouvernements et toute remise en cause de l’ordre établi au complotisme et à l’extrémisme les plus délirants) semblent partager une même prétention à la neutralité, et la même mise en scène d’une légitimité scientifique pour défendre leurs obsessions et visées politiques.

ATOMISATION VS MOUVEMENT

Tout au long de la journée, les interventions de quelques minutes se sont succédées à un rythme effréné, tout comme les citations et les affirmations indémontrables. L’illusion de scientificité était bien plus prégnante que l’appel à la réflexion. En outre, quoi qu’en disent les organisateurs, il s’agissait de tout, sauf d’une assemblée.

Si en fin de journée, Christian Perrone a pu déclarer à France-Soir que lorsqu’ « on est du côté de la vérité on n’est pas isolé », force est de constater que chaque intervenant s’adressait d’abord à sa webcam, c’est-à-dire à lui-même. La confusion des interventions, 8 heures durant, n’était rendue possible que par l’absence de discussion réelle sur fond de peur et de ressentiment.

Pour conclure la journée, Louis Fouché l’un des fondateurs de RéinfoCovid est venu en écho d’Agamben constater la fin d’une civilisation, le dépassement du droit par l’état d’exception, la fin des croyances dans l’économie, l’État et la culture. Puis, à contrepied de ceux qui appelaient à manifester contre le pass vaccinal et la « dictature sanitaire », il a prôné le retrait dans des communautés repliées.

Comme il l’avait déjà fait cet été sur Radio Courtoisie, Louis Fouché, prenant subitement un ton de prédicateur, a reproché à une partie de son public de « mettre l’énergie au mauvais endroit », et les a appelés à ne pas se comporter comme des « crétins militants ». L’objectif, explique Louis Fouché, ne doit pas être de « gagner » ou de viser une « révolution par la rue », mais d’attendre que le monde s’effondre sur lui-même. Selon l’anesthésiste, puisque le chaos et l’effondrement sont prévus par le « Great reset », il s’agit donc de s’atteler à préparer un « Greater reset ».

Il appelle à créer des « communautés résilientes », des « écoles libres », des « réseaux de santé alternative » tout en refusant la lutte politique et en se méfiant des autres « communautés résilientes », suspectée d’être des fausses oppositions créées par le système.

Si ce projet de repli peut sembler cohérent, Louis Fouché ne manque pas à son tour de se prendre les pieds dans ses propres contradictions. Tout en critiquant l’illusion du recours au droit et la focalisation sur les responsabilités individuelles, il a ainsi pu appeler à « faire taire deux cent personnes », à se tenir prêts en vue des procès de Macron, Castex, et même de la « pendaison » d’Anthony Fauci (conseiller en chef pour la santé publique des présidents américains, onni par l’extrême droite américaine pour avoir contredit Donald Trump à plusieurs reprises). En outre, tout en marquant sa distance avec la croyance abstraite dans la science, Louis Fouché appelait pourtant à défendre la vérité scientifique contre les « hérésies ».

Alors même que l’intervention finale du Dr Fouché consistait à prendre à revers les attentes de son auditoire qu’il a sermoné pour son inconséquence, le M. Loyal de la journée, Tristan Edelman, s’est réjoui d’un « bon résumé de ce qu’on a eu aujourd’hui ». Finalement, la parole conclusive sera laissée à Ilan, 16 ans, lycéen et blogueur. Apparaissant masqué pour préserver son anonymat et non se protéger du covid, « comme on peut s’en douter », le jeune homme a regretté ne pas avoir vu « beaucoup de jeunes s’élever contre les mesures coercitives » avant de conclure sur un vague appel à « se réveiller ». Là encore, il s’agit d’organiser et de rationaliser la cessité, personne n’a dû lui parler des émeutes dans certaines banlieues lors du premier confinement ni des manifestations contre les violences policières et la loi de sécurité globale du printemps 2020.

Le marathon youtube terminé, Tristan Edelman a proposé au micro de France-Soir un débrief de la journée. Nous n’avions pas assisté à un congrès de monologues mais à une véritable « assemblée populaire ». Par contre, concernant le texte commun qui devait émaner de ces « rencontres », le présentateur a dû préciser qu’il était reporté mais que la journée devrait immanquablement déboucher sur des initiatives communes. Sans présager de l’avenir, on se souvient de la genèse de LaUne TV, la chaîne de télévision de Richard Boutry dont l’ambition était de fédérer les différents youtubeurs antivax et qui n’a jamais vu le jour, les uns et les autres s’accusant réciproquement , par webcams interposées, d’être secrètement au service de Big Pharma.

C’est, dans le fond, la vraie question que pose cette journée de confusion : si « seule la vérité est révolutionnaire », les noyaux de mensonges ne peuvent-ils qu’être réactionnaires ?

Vivian Petit

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