Marat 2023

« L’expression la plus haute de la citoyenneté est l’émeute »
Erwan Sommerer

paru dans lundimatin#379, le 17 avril 2023

Le retour à Marat est utile si l’on veut saisir une pensée et une pratique contestataires radicales en période révolutionnaire, sous leur forme la plus exacerbée, lorsque toutes les questions fondamentales – celles du pouvoir, de l’État, de l’insurrection – sont posées.

Traqué, méprisé et haï par les partisans du roi dont il dénonce sans relâche les agissements, écrivant en exil ou caché dans les caves, forcé de publier clandestinement son journal L’Ami du peuple, Marat défend de 1789 à 1792 des positions intransigeantes qui prolongent et intensifient les idées énoncées dès 1774 dans Les Chaînes de l’esclavage. Au fil de pages parfois contradictoires, écrites sous la pression des évènements, se découvrent un machiavélisme et un rousseauisme portés à leur paroxysme, poussés dans leurs conclusions les plus extrêmes et mis au service de la lutte du peuple contre la tyrannie. Ce Marat-là, quasi-anarchiste, intraitable face aux gouvernants, nous livre, avec ses fulgurances et ses hésitations, et pour peu qu’on accepte d’aller à l’essentiel, une théorie de la résistance permanente à la stabilisation de l’ordre politique et institutionnel. Pour faire écho à l’urgence avec laquelle cette pensée fut énoncée, une synthèse concise s’impose, sous forme des dix propositions suivantes.

Proposition 1. Les gouvernants trahissent toujours les citoyens

Quelle que soit leur position institutionnelle, quelles que soient leurs déclarations ou leurs intentions supposées, les gouvernants trahissent toujours les citoyens. C’est une fatalité inexorable, structurelle, qui tire son origine de la domination politique en tant que telle : il n’y a pas de bons gouvernants. Ceux-ci, tôt ou tard, cherchent à « satisfaire leur cupidité, leur avarice, leur ambition » [1], privilégient leur intérêt personnel tandis que leur législation ne vise qu’à asservir les citoyens. Cette évolution peut être retardée, mais elle ne saurait être évitée : « dès qu’une fois un peuple a confié à quelques-uns de ses membres le dangereux dépôt de l’autorité publique, et qu’il leur a remis le soin de faire observer les lois, toujours enchaîné par elles, il voit tôt au tard sa liberté, ses biens, sa vie à la merci des chefs qu’il s’est choisi pour le défendre » [2]. Peu importe ici la distinction entre les pouvoirs exécutif et législatif, leur séparation ou leur subtil agencement, les institutions ne sont que l’organisation de la tyrannie : tant le gouvernement que les députés sont « les plus mortels ennemis » [3] du peuple.

Proposition 2. Il n’y a pas de paix possible entre les citoyens et leurs gouvernants

Face à la trahison constante de ses gouvernants, le peuple doit se maintenir en permanence en état d’éveil, d’alarme, de colère. Il doit se méfier, soupçonner, dénoncer : « il ne faut rien attendre de beau des dépositaires de l’autorité, (…) il ne faut pas exiger qu’ils soient bons, il faut les empêcher d’être méchants ; il faut donc les surveiller sans cesse, éplucher leur conduite, éclairer leurs opérations, dévoiler leurs desseins ambitieux, leurs funestes projets, leurs machinations, leurs complots, et les dénoncer ouvertement, ce qui suppose la censure publique » [4]. A l’inverse s’ils s’endorment, s’ils vaquent à occupations privées, se laissent distraire, les citoyens sacrifient inéluctablement leur liberté. Ainsi, « tandis que les jeux, les spectacles, les amusements de toute espèce fixent les esprits, (…) peu à peu on perd de vue la liberté ; déjà on n’en a plus d’idée, et on s’en forme enfin de fausses notions. Pour les citoyens toujours occupés de leur travail, de leur trafic, de leur ambition, de leurs plaisirs, elle n’est bientôt plus que le moyen d’acquérir sans empêchement, de posséder en sûreté et de se divertir sans obstacles » [5]. Les citoyens doivent être défiants, inquiets, hostiles. Avec leurs gouvernants, il n’y a pas de paix possible, mais un antagonisme perpétuel.

Proposition 3. L’expression la plus haute de la citoyenneté est l’émeute

La seule expression possible du peuple en éveil, méfiant et vigilant, est l’assemblée. Que ce soit dans les assemblées primaires – lieux de délibération où les citoyens désignent leurs représentants – ou dans les sections révolutionnaires, la volonté du peuple ne s’exprime que lorsqu’il se réunit. Mais toutes les modalités de rassemblement ne se valent pas : il en existe une forme idéale et ultime, qui est l’émeute. Les émeutes populaires sont les moments d’intensité politique maximale qui rythment la Révolution. Juillet 1789, octobre 1789, août 1792… Autant de révoltes et d’insurrections qui sont l’expression la plus pure et la plus directe de l’action politique du peuple : « les citoyens timides, les hommes qui aiment leur repos, les heureux du siècle, les sangsues de l’État et tous les fripons qui vivent des abus publics ne redoutent rien tant que les émeutes populaires ; elles tendent à détruire leur bonheur en amenant un nouvel ordre de choses » [6]. Ce sont les moments où les citoyens rompent toute illusion de paix avec leurs gouvernants. Face à face décisif qui voit advenir « ces crises salutaires » qui peuvent « faire trembler les ennemis de la patrie, forcer le sénat national à se purger lui-même, (…) assurer la liberté et cimenter la félicité publique » [7]. Contre la trahison, l’émeute est une reprise d’initiative, la manifestation d’une volonté à l’état brut.
Les propositions 4 à 7 vont caractériser plus précisément cette manifestation.

Proposition 4. L’émeute constitue le peuple à son plus haut degré d’existence

Le peuple n’a pas d’existence préalable à son rassemblement. Ce n’est pas un être homogène à l’identité fixe qui existerait en permanence, par essence, qui serait d’abord passif ou inerte, puis se réveillerait soudain pour réclamer ses droits. C’est en s’assemblant pour contrer la trahison de leurs gouvernants que les citoyens deviennent un peuple, et celui-ci « n’existe que par la réunion des individus » [8]. Dès lors les citoyens endormis, soumis, ne peuvent pas s’en réclamer. Ils ne sont que le degré zéro du peuple, ce sont les « citoyens timides qui n’éprouvèrent jamais (…) les élans de l’amour de la liberté  » [9] et qui prennent peur lorsque le peuple s’assemble, délibère et surtout lorsqu’il se constitue à son plus haut degré d’existence et de volonté dans l’émeute. Peu importe ici que les émeutiers soient minoritaires : faire-peuple n’est pas une question de quantité mais d’extériorité et d’intensité, c’est un rapport conflictuel à l’État, une position d’antagonisme radical face aux gouvernants et à l’ordre institutionnel. Deux conséquences peuvent en être déduites : la première est qu’il n’y a pas de peuple en soutien de l’État, partisan du régime, obéissant docilement aux lois ; la seconde est que le peuple, entité fluide, disparait dès qu’il cesse d’être assemblé et se disperse.

Proposition 5. L’émeute est seule source de liberté et de justice

C’est par l’émeute que la liberté pensée par la philosophie advient concrètement dans le monde. Ce sont deux faces d’une même lutte : « la philosophie a préparé, commencé, favorisé la révolution actuelle, cela est incontestable ; mais les écrits ne suffisent pas, il faut des actions. Or à quoi devons-nous la liberté, qu’aux émeutes populaires ? (…) C’est donc aux émeutes que nous devons tout, et la chute de nos tyrans, et celle de leurs favoris, de leurs créatures, de leurs satellites, et l’abaissement des grands, et l’élévation des petits, et le retour de la liberté » [10]. Mais l’émeute est également source de justice en ce qu’elle est l’expression de la vengeance du peuple, « toujours juste dans son principe » [11]. Elle marque le moment où il confronte directement ses ennemis et « les entraine devant lui comme un torrent, ou plutôt, (…) les balaye, et les dissipe comme un vent impétueux » [12]. La justice ne provient pas des lois ni des juges, mais de leur rejet et de leur récusation par le peuple lorsqu’il se constitue face à ceux qui le trahissent et qu’il fait par l’insurrection le procès de ses oppresseurs. Est-il pour autant infaillible ? « Il faudrait avoir bien peu observé le monde pour ignorer que sur cent émeutes, le peuple a raison quatre-vingt-dix-neuf fois » [13].

Proposition 6. L’émeute est seule créatrice des bonnes lois

Le rythme des émeutes populaires est le rythme auquel avance la législation révolutionnaire : « Suivez les travaux de l’Assemblée nationale, et vous trouverez qu’elle n’est entrée en activité qu’à la suite de quelque émeute populaire, qu’elle n’a décrété de bonnes lois qu’à la suite de quelque émeute populaire » [14]. Faute de pouvoir être directement législateur, le peuple légifère en arrachant par la pression de l’émeute des concessions à ses gouvernants, en les menaçant, en les forçant à se plier à sa volonté. Il a fallu que les nobles voient leurs biens brûler pour que l’abolition des privilèges d’Ancien régime la nuit du 4 août soit possible : « C’est à la lueur des flammes de leurs châteaux incendiés, qu’ils ont la grandeur d’âme de renoncer au privilège de tenir dans les fers des hommes qui ont recouvré leur liberté les armes à la main ! » [15]. C’est la démocratie en acte : la souveraineté exercée par le peuple émeutier endigue temporairement la pente naturelle des gouvernants vers la trahison en les maintenant sous contrôle. Et puisqu’une loi juste est toujours susceptible d’être détournée, enterrée, etc., le peuple ne doit jamais considérer que le temps de la dispersion est venu. S’il se laisse endormir, cesse d’exister, il redevient une pluralité de citoyens fatalement soumis à des lois injustes.

Proposition 7. L’élection n’a pas la priorité sur l’émeute

Les élections n’ont aucune valeur en soi. Elles ne valent que dans la mesure où elles permettent au peuple de se réunir et d’exprimer sa volonté, comme c’est le cas dans les assemblées primaires. Ainsi la désignation des députés – ceux dont on pense que la trahison pourra être un temps contenue – doit-elle se faire par « le peuple en corps » [16], de même que leur contrôle et leur révocation immédiate si nécessaire. Dissocier les élections d’autres modalités de rassemblement n’a alors aucun sens. Le peuple qui s’assemble dans les sociétés populaires, dans les sections révolutionnaires ou dans l’émeute exerce la totalité de ses missions en permanence, sans contrainte. Réduire sa volonté au seul moment électoral, et enserrer cette maigre prérogative dans un calendrier prédéterminé, est vain : en toute occasion le peuple est un « peuple-dictateur » [17] au sens antique, rompant s’il le faut l’ordre légal, expulsant les traitres hors du corps législatif et du gouvernement, remodelant leur composition à sa guise et imposant ses décisions. Nul besoin d’attendre pour cela l’assentiment des gouvernants ni de subir le rythme qu’ils veulent imposer.

Proposition 8. Violence d’État et violence du peuple sont incommensurables

Les plaintes des gouvernants à propos de la violence du peuple sont irrecevables. Le peuple pille, détruit, brutalise, tue parfois. Mais cette violence, propre de l’émeute, est sans commune mesure avec celle des gouvernants, avec la misère, la répression, les morts qu’elle engendre. Il n’y a aucun point de comparaison possible : « que sont quelques maisons pillées un seul jour par la populace, auprès des concussions que la nation entière a éprouvées pendant quinze siècles sous les trois races de nos rois ? Que sont quelques individus ruinés, auprès d’un milliard d’hommes dépouillés par les traitants, par les vampires, les dilapidateurs publics ? » [18]. Dès lors, puisque la violence du peuple est l’autre nom de la justice, les gouvernants et leurs « satellites » en charge de la répression, ceux qui tirent sur les foules, ne doivent pas réclamer de compassion : « les cœurs sensibles ! Ils ne voient que l’infortune de quelques individus, victimes d’une émeute passagère ; ils ne compatissent qu’au supplice mérité de quelques scélérats. Je ne vois que les malheurs, les calamités, les désastres d’une grande nation livrée à ses tyrans, enchaînée, pillée, vexée, foulée, opprimée, massacrée pendant des siècles entiers » [19]. Prendre en pitié les puissants, c’est déjà choisir son camp.

Proposition 9. La constitution réduit le peuple en esclavage

L’expérience des années 1789 à 1791 révèle que le conservatisme est l’horizon naturel du processus constituant : la quête d’une fixation définitive de l’ordre politico-institutionnel, l’insistance sur la nécessaire préservation de la constitution et la relégation du droit d’insurrection – jadis porté aux nues – au rang d’archaïsme encombrant, sont autant de marqueurs des priorités des gouvernants. La liberté cède la place à la « tranquillité » et le serment civique, par lequel les citoyens doivent un à un jurer fidélité à la loi, au roi et à la constitution, vise à abolir le peuple en tant qu’instance d’extériorité insurrectionnelle, à l’enliser dans l’ordre constitué et donc à l’empêcher d’exister comme source de contestation permanente. La constitution devait le libérer, elle le réduit en esclavage : « le voilà enchainé au nom des lois par le législateur et tyrannisé au nom de la justice par les dépositaires de l’autorité. Le voilà constitutionnellement esclave » [20]. Pire, c’est la capacité à agir sur ses institutions, donc à mettre en œuvre sa propre souveraineté constituante, à remodeler les conditions de son existence politique et juridique, qui est alors est dès lors refusée au peuple.

Proposition 10. Il n’y pas de Cité idéale : le peuple-dictateur est un peuple destituant

Il n’y a pas de Cité idéale : à l’absolutisme succèdent la monarchie constitutionnelle puis la république, et les gouvernants continuent de trahir. Peu importe le régime, il n’y a de changement qu’en surface : « jetez un coup d’œil sur le théâtre de l’État. Les décorations seules ont changé, mais ce sont toujours (…) les mêmes masques, les mêmes intrigues (…). De nouveaux acteurs se sont avancés sur la scène pour jouer les mêmes rôles, ils disparaîtront à leur tour, d’autres prendront leurs places, et seront remplacés de même, sans que rien ait changé dans le jeu de la machine politique » [21]. La seule issue n’est pas un régime de plus mais un antagonisme sans fin, la persistance d’une fracture irréductible qui voit le peuple émeutier se maintenir à son intensité maximale, résister à sa dispersion, s’opposer continuellement à ses gouvernants et aux institutions, mais sans espoir de les remplacer par quelque chose de meilleur. Ainsi se préserve la plus haute forme de liberté, celle de « l’époque orageuse  » [22] où la constitution elle-même est en jeu, où se déploie la souveraineté constituante. Une souveraineté qui a découvert l’illusion de se croire fondatrice et se sait condamnée à s’opposer sans relâche à la fixation de l’ordre constitutionnel. Cette souveraineté du peuple-dictateur constitué dans l’émeute ne s’exprime que dans un cycle sans fin de création et de destruction, n’existe que dans les intervalles de l’entre-deux régimes, et c’est en ce sens, parce qu’elle est porteuse d’une négativité permanente – et qu’elle est l’envers de tout ordre – qu’on peut la dire aussi destituante.

* * *

Ces propositions estompent certainement des nuances propres à la pensée maratiste. On assumera donc le fait qu’elles construisent un Marat spécifique, ciblé, dont le propos est ici résolument affiné pour n’en garder que les traits les plus saillants et les plus radicaux. Mais alors ce Marat-là, théoricien de l’opposition permanente à l’ordre politique et institutionnel, qui se n’est pas encore renié en prenant place sur les bancs de la Convention, est-il d’actualité ?

En guise de réponse, on rappellera simplement ce qu’écrivait le socialiste Auguste Vermorel en 1869 – deux ans avant d’être blessé à mort sur une barricade de la Commune –, lors de la publication de ses Œuvres de Marat :

« Le moment est grave : et il importe plus que jamais de ressaisir la tradition révolutionnaire ; car il est impossible que le peuple consente longtemps encore à accepter pour chefs ceux qui méconnaissent ainsi ses aspirations. Nous pouvons donc subir avec sérénité leurs injures, leurs calomnies, leurs mépris. Ils se sont trahis eux-mêmes en reniant la Révolution, qui est le véritable Évangile de la liberté et de la civilisation. Ils ont déchiré de leurs propres mains l’équivoque qui jusqu’ici les avait protégés. C’est bien. » [23]

Erwan Sommerer

Photos : Serge D’Ignazio

[1Les Chaînes de l’esclavage, Paris, De l’imprimerie de Marat, l’an premier de la République, p. 42-43. Ouvrage paru initialement en anglais en 1774.

[2Ibid., p. 20.

[3L’Ami du peuple (ADP), n° 28, 8 octobre 1789 (sur le gouvernement) et n° 667, 7 juillet 1792 (sur les députés).

[4Appel à la nation, par J. P. Marat, 1790, p. 52.

[5Les Chaînes de l’esclavage, op. cit., p. 85.

[6ADP, n° 34, 10 novembre 1789.

[7ADP, n° 7, 17 septembre 1789.

[8ADP, n° 34, 10 novembre 1789.

[9ADP, n° 13, 23 septembre 1789.

[10ADP, n° 34, 10 novembre 1789.

[11Ibid.

[12ADP, n° 274, 8 septembre 1790.

[13ADP, n° 225, 19 septembre 1790.

[14ADP, n° 34, 10 novembre 1789.

[15ADP, n° 11, 21 septembre 1789.

[16ADP, n° 679, 16 août 1792.

[17Réimpression de l’Ancien Moniteur, tome XIV, Paris, Plon, 1847, p. 49.

[18ADP, n° 34, 10 novembre 1789.

[19Ibid.

[20ADP, n° 667, 7 juillet 1792.

[21Ibid.

[22Les Chaînes de l’esclavage, op. cit., p. 51.

[23Œuvres de J. P. Marat, par Auguste Vermorel, Paris, Décembre-Alonnier, 1869, p. VII.

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