Manifeste des non-travailleur.es.s de l’art

« L’art est une prétention à détruire pour permettre l’avènement d’une activité supérieure. »

paru dans lundimatin#229, le 10 février 2020

Quelle est la place de l’art et des « artistes » dans la lutte ? Si cette question a été passablement traitée tout au long du XXe siècle par tout un tas d’avant-gardes successives, elle refait inévitablement jour avec l’offensive en cours. Ce manifeste que nous recevons et publions provoquera peut-être quelques discussions dans les milieux artistiques, notamment ceux qui ont une prétention subversive :
« Notre époque hérite des échecs successifs des mouvements d’avant-garde du XXe siècle (futurisme, Dada, surréalisme, situationnisme). Leur réussite formelle est à la mesure de leur défaite politique : la révolution sociale qu’ils souhaitaient ayant échouée, le capitalisme a rattrapé le retard qu’il avait sur le plan esthétique en intégrant les découvertes de l’art moderne, tout en le vidant de son contenu révolutionnaire. Le capitalisme de l’expérience (Airbnb, parcs d’attractions, anciennes usines transformées en boîte de nuit) incarne le situationnisme de notre temps. »

« J’ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. »
Rimbaud

Notre époque hérite des échecs successifs des mouvements d’avant-garde du XXe siècle (futurisme, Dada, surréalisme, situationnisme). Leur réussite formelle est à la mesure de leur défaite politique : la révolution sociale qu’ils souhaitaient ayant échouée, le capitalisme a rattrapé le retard qu’il avait sur le plan esthétique en intégrant les découvertes de l’art moderne, tout en le vidant de son contenu révolutionnaire. Le capitalisme de l’expérience (Airbnb, parcs d’attractions, anciennes usines transformées en boîte de nuit) incarne le situationnisme de notre temps.

Ce mouvement de récupération, qui consiste à capter le négatif pour l’intégrer au système marchand, se traduit par la disparition de l’art populaire. Ce qui était gratuit, libre de droit et abondant - musiciens de rue, chansons anonymes, fétiches et autres objets étranges - disparaît au profit de son ersatz : la marchandise, dont le mode de production organise à son grès la diffusion ou la rareté.

Dans ces conditions, l’artiste devient un prolétaire. Il ne vend pas sa force de travail sur le marché du travail, mais ses œuvres sur le marché de l’art ou à l’industrie musicale. En chercheur isolé, il se trouve impuissant, dépossédé de sa création. Il n’a d’autre choix que de mourir de faim ou de participer à l’enrichissement de la vitrine ludique du capitalisme dans sa phase décadente.

Quand ils ne sont pas prolétaires, les artistes sont traders ou hommes d’affaires. L’existence de ces néo-artistes officiels sert à faire croire que l’art à toujours été une marchandise et a toujours pris parti pour le pouvoir - Jeff Koons au château de Versailles - occultant ainsi l’existence de tout l’art moderne.
Cette véritable fusion-acquisition qu’opère le capitalisme sur l’art trouve son exemple le plus criant avec Anish Kapoor, privatisant le Venta-Black, le noir parfait qui absorbe toutes les autres couleurs ; le noir du néant, à l’image du néant qu’est sa camelote pseudo-artistique.

Entre ces deux pôles, on trouve le cadre de la production formelle, marchande comme étatique. Salarié de l’industrie culturelle et publicitaire ou d’une quelconque institution bureaucratique ; ou bien vivant de subventions que ses maîtres daignent lui accorder.

Les non-travailleurs de l’art rejettent une telle organisation, qui prolétarise la majorité et fait de quelques autres des petits bureaucrates de la culture.
Nous n’avons pas à défendre un quelconque statut d’artistes-professionnels qui entraîne mécaniquement la marchandisation de l’art, et qui fait de l’artiste soit un précaire, soit un bon soldat du capital ou de l’État.
Nous n’avons pas à choisir entre la misère de la précarité et la misère du salariat.
Pour notre part, nous prenons le parti de la révolution sociale, celui qui réclame la liquidation de l’art, donc du statut d’artiste. Nous voulons voir disparaître toutes les spécialités.

En tant que non-travailleurs de l’art, nous sommes contre l’art et le travail. Nous n’ajoutons aucune foi en l’art actuel et n’accordons aucun pouvoir subversif à la petite agitation culturelle, alternative ou subventionnée, ni à n’importe quelle autre forme d’art militant ; l’art des squattes d’artistes ou le réalisme-socialiste vaguement modernisé.
Nos préoccupations ne sont pas celles des spécialistes, et c’est en tant que non-spécialistes que nous rejetons avec force cette idée bourgeoise et réductrice, qui voudrait que l’art ne se trouve que dans les œuvres, et serait comme la sécrétion de l’âme sensible et délicate de l’artiste-auteur, individu séparé, flottant au-dessus de la société de classe.
C’est avec un mépris égal que nous considérons cet autre point de vue, tout aussi bourgeois et réducteur que le précédent, qui accorde aux formes périmées de notre temps, un rôle révolutionnaire qu’il ne peut avoir.

L’art est une prétention à détruire pour permettre l’avènement d’une activité supérieure.
Car l’art n’est pas ce gémissement à prétention poétique dont on nous rebat les oreilles. Il est, pour nous, l’activité ludique par excellence, ici et maintenant, la transformation poétique du monde, réalisée collectivement et consciemment. C’est la poésie faite par tous, non par un. En ce sens, cette activité supérieure s’oppose absolument au travail, qui est au contraire le moment spécialisé de la production, l’activité amputée de son contenu poétique, collectif et symbolique.
Être travailleurs de l’art, c’est être salarié, fonctionnaire, amuseur publique, pitre subventionné, montreur d’ours ou petit ménestrel, mais sûrement pas être un artiste au sens où nous l’entendons.

Nous voulons vivre une vie qui a du sens car la vie a du sens. C’est pourquoi, nous ne voulons plus travailler au désastre capitaliste mais à l’avènement d’une société sans classe. Dans cette société, il n’y aura plus de peintres, mais des non-travailleurs qui, entre autres choses, feront de la peinture.

La socialisation des moyens de production, ainsi que leur contrôle par des conseils révolutionnaires réunissant enfants, fous, prisonniers, artistes, artisans, ingénieurs et exilés, sont les conditions indispensables à la réalisation d’un tel projet. C’est ainsi que nous bâtirons le décor passionnant de la société à venir.

Construisons nos palais idéals sur les ruines du capitalisme.

Le comité révolutionnaire des non-travailleur.se.s de l’art

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