Manifestations du 5 décembre [Montpellier]

Il convient au vu du dernier rapport de force en date - la grève générale du 5/12 -, de se questionner quant aux défaites...

paru dans lundimatin#220, le 9 décembre 2019

Ainsi plusieurs centaines de milliers de personnes ont fait grève et manifesté jeudi 5 décembre pour marquer le début de la lutte contre le projet de réforme des retraites. Ces manifestations, partout massives, ont à certains endroits été plus agitées que ce qu’exige normalement la première date d’un mouvement social. Elles ont parfois été accompagnées d’actions de blocages.

Puisque nous paraissons le lundi, en l’occurrence à la veille d’une nouvelle grande journée de grèves et de manifestations, il ne nous a pas paru nécessaire de viser un compte-rendu exhaustif de ce qu’il s’est passé en France ce jour-là. Pour autant nous avons jugé intéressant de relayer les événements qui se sont produits dans 3 villes qui n’ont pas les faveurs de la presse nationale en de telles circonstances : Lille, Rennes et Montpellier. Cela ne nous empêche pas d’avoir une pensée pour ceux et celles qui ont encore une fois subi (pas toujours passivement heureusement), à Paris, les délires de M. Lallement.

Une fois n’est pas coutume, nous n’avons pas réuni ces trois récits en un seul. Vous les retrouverez donc ici :
Rennes, Lille, Montpellier.

« Pour ne pas être étonné d’obtenir des victoires, il ne faut songer qu’à des défaites » notait un jeune empereur à la veille de sa bataille la mieux planifiée : Austerlitz.
De ce conseil, il n’est point cavalier d’affirmer qu’il fut jusqu’à présent délibérément négligé par le mouvement dit des Gilets Jaunes. Lui qui creva sans crier gare l’écran gris du spectacle macronien fit bien au contraire de l’étonnement son arme première, ne pariant pour remporter d’improbables victoires que sur la surprise générale, la sienne propre (en redécouvrant les joies de l’insurrection) étroitement mêlée à celle de ses adversaires apprenant que, non madame, la lutte des classe n’a pas été enterrée par la fin de l’histoire et les facilités du crédit à la consommation.

Personne, de fait, ne s’était attendu à ce qu’en clôture d’une année marquée par la célébration sous respiration artificielle d’un mois de mai cadavérique, ne réapparaisse insolemment l’esprit révolutionnaire le plus féroce, le plus joyeux, le plus indocile qui soit.

De même, personne n’aurait pu imaginer ce souffle continuel, sans précédent, cet appel d’air au long cours que rien jusqu’à présent n’est venu démentir - n’en déplaise aux médiatiques assermentés qui, samedi après samedi, ruminent la lénifiante antienne de "l’essoufflement" dans leur chambre d’écho éditocratique.
Voila donc la principale surprise de l’année passée : rien ne s’arrête, tout se poursuit et va, souterrainement, en s’amplifiant.

La défaite semble effectivement être un concept absent de l’imaginaire gilet-jaunesque. On peut repérer cette éclipse dans les slogans tracés ici ou là - le plus fameux demeurant « Les Gilets Jaunes vaincront ! » Il serait malheureux de mépriser ces formules qui tendent avec candeur à l’auto-réalisation. De même que pour l’étonnement, une certaine naïveté est ici intimement liée aux pratiques et affirmations du mouvement. Ceux qui s’en gaussent feraient mieux de se méfier, car c’est bien cette naïveté-là, associée à de fulgurants traits d’audace, qui nous a sauvés des impasses citoyennistes, du sinistre des renoncements quotidiens et de la chaîne sans fin des discours d’agents immobilistes multi-fonctions. Il n’y a pas d’alternative, rien ne sert à rien, rentrez chez vous les gueux. Sans cette confiance indéfectible, quasi-téléologique, en la victoire, sans cette approche acritique du soulèvement, les gueux seraient depuis longtemps rentrés chez eux ; et le cynisme régnerait en maître incontesté sur nos vies.

Il convient pourtant, au vu du dernier rapport de force en date - la grève générale du 5 décembre 2019 -, de se questionner quant aux défaites. Ou plutôt : de questionner les défaites ; ce qu’elles peuvent nous apprendre, et les solutions qu’elles peuvent contribuer à faire émerger.

« N’y a-t-il pas un mouvement dialectique de la victoire et de la défaite, de l’échec et de la réussite ? » écrivait Henri Lefebvre dans La Proclamation de la Commune. « Les succès du mouvement révolutionnaire ont masqué ses échecs ; par contre, les échecs – celui de la Commune, entre autres – sont aussi des victoires, ouvertes sur l’avenir, à condition d’en ressaisir et d’en maintenir la vérité. »

Je vais ici me concentrer sur la situation telle que j’ai pu la vivre à Montpellier. Ceci est donc une contribution toute subjective et excessivement parcellaire au mouvement en cours. Elle énoncera aussi quelques lieux communs mais, pour reprendre un élément de langage macronien : « j’assume. »

Jeudi 5 décembre, le cortège montpelliérain s’élança à dix heures et demi du matin, quittant l’entrée de la promenade du Peyrou et prenant la direction du boulevard Pasteur ; puis traça sa route jusqu’aux rives du Lez, place de l’Europe, réussissant ainsi l’exploit de ne pas mettre un pied en centre-ville. Selon les flics du Midi-Libre, nous étions, estimation minimale, 20 000. On comprend donc les syndicats : tout ça aurait fait désordre dans cette bourgade qui tient tant à son standing. S’agissait de faire plaisir à la préfecture en ne dérangeant point les transactions commerciales du "traditionnel" village de noël en carton-pâte. La gréve générale ? D’accord. Le défilé massif ? OK. Mais par pitié, loin de nous, loin de tout !

Heureusement, après la dispersion syndicale, ordonnée à 13 h 30, une bonne moitié des manifestants a alors rejoint tant bien que mal le "coeur-de-ville". Se regroupant d’abord sur la place de la Comédie, le cortège, très hétéroclite, parfait exemple de cette convergence que certains persistent à vouloir nier, va rapidement occuper la place de la Préfecture. Vu le nombre, et malgré l’ambiance bon enfant, la réponse policière ne se fit pas attendre. Une première charge de CRS, exécutée sans sommation, trancha dans le vif à 14 h 10. Ensuite, ce fut un mélange de chasse à l’homme et de vagues opérations poliorcétiques, où toujours les flics menèrent le jeu, choisissant et le terrain et l’occasion. Il est d’ailleurs important de noter le rôle central que joua la Bac dans cette stratégie. Habituellement cantonnée aux ruelles, à l’arrière-plan, ne lâchant qu’au dernier moment l’ombre pour la proie, elle a ce jour-ci mené de nombreuses charges en première ligne. Sa délicatesse coutumière et ses manières feutrées donnèrent donc le ton à la répression. Dans un cortège majoritairement pacifiste, où les habitués du samedi côtoyaient les déçus de la matinée, cortège sans l’ombre d’un casseur et qui, de fait, ne commit aucune dégradation, ce fut un véritable massacre. À la fin de la journée, nous approchions de la trentaine d’interpellés, ce qui à priori constitue un record pour le mouvement à Montpellier.

Car la liberté est bien ce crime qui contient tous les crimes. Et un crime, tout flic sait cela, se doit d’être sévèrement puni. Ce jeudi 5 décembre à Montpellier, les forces de l’ordre se sont montrées intraitable à ce sujet.

Si ce que j’écris apparaîtra comme assez convenu aux habitués des cortèges de tête parisiens, il n’en demeure pas moins que, pour Montpellier, un seuil inédit dans l’exercice coercitif des forces de l’ordre a été franchi (le précédent datait de l’acte XXX, début juin). On peut aussi affirmer, sans crainte de trop dramatiser, que cette journée fut une défaite pour le mouvement local.

Essayons d’éclaircir cela, et poursuivons avec deux banalités supplémentaires :
Que les responsables syndicaux soient des salauds et mènent les manifestants comme un berger ses moutons, cela n’a rien de très nouveau et ne surprendra plus grand monde. Le problème demeure que, sachant cela, nous ne les court-circuitons pas d’entrée de jeu. Soit : non pas partir en manif’ sauvage une fois l’officielle terminée mais bien au tout début, ne serait-ce qu’en refusant le parcours tracé par les syndicats et approuvé par la préfecture.

Ensuite, que la répression policière soit sans pitié, qu’elle atteigne même des sommets paroxystiques, cela non plus n’est pas nouveau. Le problème, c’est que nous ne faisons plus que réagir. Et nous réagissons trop tard. L’ordre, qui avait l’avantage de la force, a désormais aussi l’avantage de l’initiative. Pourtant, on le sait, les manifs’ sauvages qui réussissent le mieux sont celles menées d’un pas rapide, refusant de tenir en place, de se fixer, de permettre aux flics et aux gendarmes d’avoir une quelconque prise sur elles. Ces journées-là laissent toujours la canaille bleue désemparée.

A l’inverse, le 5 décembre s’est déroulé comme si le cortège était pour les flics un gigantesque parc de chasse aux factieux. Après chaque interpellation, les baqueux sortaient leurs smartphones et jouaient à leur petit mélange perso de tinder et pokemon, faisant défiler les photographies de cibles potentielles prises dans de précédentes manifestations afin de voir si ils avaient bien touché le gros lot avec du gibier goûteux ou simplement péché du menu fretin. C’est très simple : s’entêter à perpétuer ce genre de manif’ équivaut à un suicide pour le mouvement. Pourquoi ne pas directement se rendre au commissariat afin de s’y constituer prisonnier ? Voila qui serait fort stupéfiant, non ?

Mais les faveurs de l’étonnement ne s’évanouissent jamais définitivement. A nous de savoir les ressaisir. A nous de redéfinir le moment et la manière. Le mouvement vient d’entrer dans une nouvelle phase critique, il est donc important de ne plus tomber dans ces pièges que nous connaissons trop bien. D’où l’importance de questionner les défaites, même si cela revient par moment à énoncer quelques lieux communs. Les rappeler n’est pas toujours inutile, puisque certains persistent à les oublier.
Ainsi ai-je pu entendre, jeudi dernier, des manifestants crier :
« La police avec nous ! »

Gilets jaunes, encore un effort si vous voulez redevenir surprenants !

« Parce que le mouvement sur lequel ils parient est déjà très fort, les révolutionnaires ne peuvent pas se permettre d’être optimistes. » (André Migeot, De la manière de s’imposer dans le monde)

[Crédit photo : Le Poing, qui a d’ailleurs publié un récit et d’autres photos de cette même manifestation ici]


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